Poliakoff : légende et réalité
Les communes de Romilly et Pîtres peuvent
se targuer d’avoir compté parmi leurs administrés un sélectionné olympique. Ce
sportif de haut niveau est certes plus connu pour le sentiment de mystère,
voire le caractère sulfureux qu’on prêta à ses activités. Mais ce que l’on
connaît de sa vie mérite d’être raconté. Descendant d’une famille russe juive,
il fut le propriétaire de l’île Sainte-Hélène, que Pîtres et Romilly se
partagent par moitiés.
Élie de Poliakoff est né le 26 mai 1870 à Kharkov, deuxième plus grande ville
d’Ukraine. Il est un des neuf enfants de Lazare de Poliakoff, qu’on surnommait
tantôt le roi des chemins de fer russes, tantôt le Rothschild russe, et fut
aussi pendant 35 ans président de la communauté juive de Moscou, mais passa sa
vie entre ses domiciles de Moscou et de Paris (en 1899, il réside au 50 avenue
du Bois de Boulogne, désormais avenue Foch). Il est en effet conseiller d’Etat
de la Russie à Paris et consul général de la Turquie et de Perse. Il décédera
en 1914 à Moscou, à l’âge de 72 ans, ruiné au point que ses descendants
refuseront l’héritage.
Élie son fils était un cavalier émérite, comme l’indiquent
de nombreux articles de journaux dès mars 1897. En 1899, il remporta le
concours de saut en hauteur de l’Hippique à Paris, avec un saut de 1,75m.
Il possède une résidence à Paris, près de ses parents,
avenue de Boulogne, et achète
vers 1900 une propriété, à cheval (sic) sur Pîtres et Romilly-sur-Andelle, sur
l’île Sainte-Hélène, comprenant une maison de maître, des dépendances et un
jardin, sur une superficie de plus de 2 hectares.
L'île Sainte-Hélène, coupée en deux, et les ramifications
de l'Andelle.
|
De nombreuses fêtes se déroulaient dans cette villégiature
normande.
Ainsi, le 31 janvier
1900, les journaux font état d’une partie de pêche très réussie à l’île
Sainte-Hélène avec, parmi les invités, le prince Tenicheff, commissaire général
de la Russie pour l’exposition universelle de Paris (dont l’épouse était la
correspondante pétersbourgeoise et la première éditrice de Nietzsche).
Du personnel réside en permanence dans l'ile. Ainsi
apparaît, dans les recensements de Pîtres de 1901, 1906 et 1911, le nom de
Vassili Svetloff, né à Smolensk en 1875, répertorié comme cocher, et d'autres
domestiques.
Le 17 juin 1942, un avocat parisien fait part à
l'administrateur des biens d’Élie de Poliakoff, d’une lettre de demande
d’acquisition de son bien à Pîtres par les époux Lafont, domiciliés 4 rue
Chalgrin à Paris, tout près donc de la nouvelle résidence d'Elie.
Le 2 juillet 1942, le service de la police aux questions
juives rapporte que la propriété est inhabitée et inhabitable, par cause de
défaut d’entretien, et qu’en conséquence la valeur locative est pratiquement
nulle. La note précise que si le bien avait eu l’entretien voulu, sa valeur
locative s’élèverait à 2500 francs par an, et que Vassili Svetloff y réside,
non pas en tant que locataire, mais comme régisseur… En août 1942, le Préfet de
l’Eure est avisé de la demande des époux Lafont d’acheter la propriété.
Élie de Poliakoff, resté
célibataire, décède à 72 ans, le 01/12/1942 à de Neuilly. L’autorisation est
donnée en 1943 par le commissaire aux questions juives de vendre le bien, entre
temps estimé à 200 000 francs, à Félix Lafont.
Les successeurs d’Élie de Poliakoff portent plainte après
la guerre contre l'administrateur du bien, s'estimant spoliés, mais l’affaire
sera classée sans suite, les comptes étant considérés comme probants. Il semble
par ailleurs que la propriété a été pillée pendant l’année 1943, d’après un
rapport du préfet de l’Eure.
Le blason des Poliakoff, que l'on aperçoit en haut du faire-part des noces d'or de Lazare (en illustration de cet article), représente une couronne encerclant un
panache de plumes de casoar dans lesquelles est plantée l’étoile de David. Elle
surplombe un heaume et un écusson sur lequel les ailes de la victoire alternent
avec un lion chargé de trois flèches et crachant le feu. L’ensemble est
souligné par la devise: «Богмой помощник» (Dieu est mon aide).
Un mythe
A Pîtres, il y
avait un mythe Poliakoff : on racontait qu’il arrivait dans sa propriété de
l'île Sainte-Hélène par le chemin du Roi, après avoir traversé Pîtres en jetant
aux enfants des pièces d’or par la fenêtre de son carrosse s'ils voulaient bien
crier "vive le Tsar" ou "vive la Russie", qu’il y
organisait régulièrement des fêtes extraordinaires, où d'importants personnages
venaient côtoyer des femmes aux mœurs très légères, qu'on le soupçonnait de
faire travailler dans les maisons de la capitale, etc.