Itinéraire d’un Harki de Pîtres
Pendant la guerre d'Algérie, l'armée
française a recruté près de 260 000 musulmans, dont 45 200 seulement ont été
rapatriés après les accords d'Evian qui mettent fin au conflit en avril 1962.
Les autres, restés en Algérie indépendante, ont pour la plupart été massacrés.
Parmi ceux qui ont pu en réchapper, quelques uns ont fini par se fixer dans nos communes, où se trouvaient quelques grandes usines demandeuses de main d'œuvre : Sabla, aciéries du Manoir, Société Industrielle de Cellulose d'Alizay. Témoignage de l'un d'entre eux, arrivé à Pîtres en novembre 1963
Parmi ceux qui ont pu en réchapper, quelques uns ont fini par se fixer dans nos communes, où se trouvaient quelques grandes usines demandeuses de main d'œuvre : Sabla, aciéries du Manoir, Société Industrielle de Cellulose d'Alizay. Témoignage de l'un d'entre eux, arrivé à Pîtres en novembre 1963
Il est né en 1934
dans un petit village près de Miliana, à une centaine de kilomètres d'Alger.
Son père travaillait dans la ferme d'un colon qui possédait 1800 ha de terres.
Lui, qui n'avait pas été scolarisé, s'occupait d'une vingtaine de veaux, puis
vers 22 ans fut employé dans une mine de fer. Il y restera 4 ans, puis la
guerre va faire basculer son existence.
En 1958, il est marié et a deux
enfants. Une nuit, on frappe à sa porte. C'est un groupe du FLN, Front de
Libération Nationale. L'un d'eux lui demande de montrer sa carte d'identité,
française, s'en sert pour le gifler, puis menace de tuer son oncle, qui était
garde champêtre, et lui avec. Une femme du groupe demande à voir les mains et
les pieds de son épouse, pour vérifier qu'ils ne sont pas teintés au henné, ce
que réprouvait le FLN, lancé dans une campagne de réislamisation. On lui
demande s'il fume, il commet l'erreur de répondre oui, et reçoit encore une
gifle. Une douzaine de personnes armées de fusils le garde une demi-heure
dehors, puis le laissent rentrer chez lui.
Les Mines du Zaccar
Mines de fer taillées dans de flanc de la montagne, on y
descendait par des échelles, vers des galeries flanquées d'étroits boyaux.
La mine employait 1 800 travailleurs, soit à peu près un
membre sur quatre de la population active de la ville. Beaucoup commençaient
dès l'âge de quinze ans (comme beaucoup d'enfants à cette époque et encore
aujourd'hui dans les pays sous-développés).
C'est à la suite
de cette « visite » que son oncle le persuade de rentrer dans les harkis, ce
qu'il fait, le 1er mai 1958, au 110e régiment d'infanterie. Après un
temps dans les commandos, il est versé dans les Sections Administratives
Spécialisées, chargées de lutter contre le FLN tout en servant d'assistance
scolaire, sociale, médicale envers les populations rurales musulmanes afin de
les gagner à la cause de la France. Il pense n'avoir tué personne, mais
rappelle un dicton : je préfère que ce soit sa mère qui pleure que la
mienne.
Puis un jour leur
lieutenant les rassemble pour leur dire : « l'Algérie, c'est fini, que ceux
qui veulent aller en France lèvent la main ! » Ils ne sont que 5 sur 25 à
lever la main dans la section, mais lui, sentant que cela finirait mal, le
fait. Il faut dire que son oncle avait, conformément à la menace, été exécuté
par le FLN.
Une anecdote. Mars 62. Sa
section arrête pour contrôle une DS noire à un barrage. L'homme assis à
l'arrière déclare : « c'est moi Salan » et passe comme une fleur, malgré le
mandat d'arrestation qui pèse sur lui depuis le putsch des généraux dont il
avait pris la tête... Il se trouve que le lieutenant commandant l'unité faisait
lui-même partie de l'OAS*, mais manquait sans doute de conviction car il sera
abattu huit jours plus tard, par l'OAS, qu'il voulait quitter, c'est du moins
la version officielle. Le général Salan sera arrêté le mois suivant.
* l'Organisation de l'Armée secrète
s'opposa aux Accords d'Evian, pour garder l'Algérie française, et se livra à
des séries d'attentats terroristes
Les accords
d'Évian, qui mettaient fin à la guerre, venaient d'être signés, le 18 mars
1962, et approuvés par 90 % des votants au référendum du 8 avril en France. Ils
prévoyait un retrait des troupes françaises étalé sur plusieurs années. Il se
retrouve donc en juin à Alger, chargé avec le 23è RIMA de contrôler un secteur
de la capitale. Le 6 août, on lui annonce que le départ pour la France a lieu à
13 heures, mais entre-temps sa femme qui était allée voir sa famille avait été
arrêtée par le FLN avec leurs deux enfants. Elle ne peut donc partir.
Port-Vendres, on débarque le matériel qui est chargé sur un train à vapeur,
remplacé à Perpignan par une locomotive électrique. Le lendemain ils sont au
camp de Sissonne, où leur régiment est dissous. Les 80 musulmans qui s'y
trouvaient sont envoyés en banlieue parisienne, à Melun ou à Vernon. C'est à
Vernon qu'on l'envoie. Aussitôt arrivé, il écrit à sa femme et à sa mère, qui
lui répond qu'on le recherche. Il reçoit une lettre d'un ami FLN de son
beau-père qui lui dit « tu n'as rien fait, on t'attend, reviens ! »,
mais se méfie et préfère rester... Une lettre suivante lui dira « j'ai pris ta
femme avec les enfants », mais sa mère l'informe que ce n'est pas vrai. En
1963, elle lui écrit une lettre, en français : « si tu peux te débrouiller pour
venir chercher ta femme et tes enfants, c'est le moment, avec la guerre du
Maroc, ils sont tous partis à la frontière ». Le Maroc et l'Algérie viennent en
effet de se lancer dans un conflit frontalier.
Il va montrer
cette lettre à son capitaine, elle remonte jusqu'au colonel, qui téléphone au
général et lui fait remettre une permission, un laissez-passer, et les frais de
voyage. Il doit pouvoir ainsi se rendre à la caserne de Miliana, qui en
fonction des accords d'Evian est encore tenue par l'armée française. Un de ses
camarades, qui lui aussi habite aujourd'hui Pîtres, va comme lui rechercher sa
femme et ses enfants.
Cependant, à
l'arrivée à Alger, dans la caserne de transit, quand il annonce qu'il se rend à
Miliana, on lui répond que c'est beaucoup trop dangereux. Mais, apprenant
qu'une ambulance venait précisément d'arriver de Miliana, il réussit à force
d'insistance à se faire prendre à bord. Il est ainsi le soir à la caserne, va
voir sa mère le lendemain, lui donne l'argent d'un taxi pour qu'elle aille
chercher sa femme et ses enfants, et les attend caché chez elle. Ils
reprendront la route d'Alger en partie dans l'ambulance, pour aller attendre
dans une caserne le bateau pour Marseille, où ils débarquent sous la protection
des CRS et les insultes des ouvriers algériens du port. Il insiste sur ce qu'il
doit aux officiers et sous-officiers français : « c'est grâce à eux que nous
sommes là ».
Durant le trajet
de retour, il se souvient d'avoir appris l'assassinat de John Kennedy.
Rentré à Vernon,
il va expliquer à son capitaine qu'il voudrait quitter l'armée pour travailler
et gagner un peu plus pour sa famille. Quinze jours plus tard, sa demande est
acceptée et on lui propose du travail à la Sabla, à Pîtres. Il va quitter
l'entreprise à la suite d'une réclamation auprès d'un contremaître qui ne lui
payait que 44 heures sur les 48 effectuées et lui dit que c'est à prendre ou à
laisser. Il préfère laisser, et trouve un emploi à la SICA. Le directeur de la
Sabla viendra à trois reprises le chercher jusque chez lui, il lui expliquera
ce qu'il en est du contremaître, mais n'obtiendra pas réparation. De toute
façon, il est mieux payé à la SICA, il y travaille jusqu'à sa retraite en 1994.
En conclusion
Bien qu'il estime
aujourd'hui faire partie des « Français oubliés », il dit avoir été bien reçu
par l'ensemble de la population, malgré de petits incidents. Il aura, entre
autres, eu du mal à se faire admettre, à une certaine époque, au sein de la
section des anciens combattants, et en garde un sentiment d'injustice.