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4 janvier 2025

Les cinq ponts du Manoir

Les cinq ponts du Manoir

Les cinq ponts du Manoir

Cet article doit tout à une brochure réalisée par l'Amicale des retraités des chemins de fer de Pont-de-l'Arche, Saint-Pierre-du-Vauvray et Louviers, signée de René Avril, qui en une soixantaine de pages retrace avec des données techniques très précises la construction de ce pont, ses remaniements, ses destructions et reconstructions successives, le tout accompagné de nombreuses illustrations.

L'association expose depuis 2001 à Igoville le Mini-réseau, visible les mercredis et samedis non fériés.

 

La ligne Paris-Rouen

L'histoire du pont du Manoir, c'est d'abord celle du chemin de fer de Paris à la mer, Le Havre ou Dieppe, dont le premier tronçon jusqu'à Rouen est concédé en 1840 à une compagnie à majorité anglaise, dont le personnel est lui-même britannique. Cette Compagnie du chemin de fer de Paris à Rouen, qui doit s'embrancher sur la ligne Paris-Saint-Germain doit, dans son cahier des charges, traverser la Seine avant son confluent avec l'Eure, suivre la rive droite, franchir le col de Tourville en tranchée ou souterrain, retraverser la Seine à Oissel pour arriver à Saint-Sever, gare rive gauche de Rouen.

Les cinq ponts du Manoir

 

Le premier pont

Il est construit en 1842, sur cinq piles de pierre fondées sur du béton. Les six travées, d'environ 30 m chacune, sont en bois, constituées par de grands arcs en sapin de Memel. Ce modèle servira au pont d’Oissel et au pont d’Eauplet.

Le pont est construit dans les délais prévus, malgré quelques incidents opposant le personnel et les entrepreneurs anglais.

 

Inauguration de la ligne

Le 3 mai 1843 a lieu le voyage inaugural, attendu en grande pompe à Rouen Saint-Sever, qui transportait les ducs de Nemours et Montpensier, représentant Louis-Philippe, qui venaient d'inaugurer la veille la ligne Paris-Orléans.

Les cinq ponts du Manoir

 

La rançon du succès

La ligne étant des plus rentables, l'augmentation du nombre de trains, de leur poids et de leur vitesse font que l'on doit envisager de remplacer le bois par du métal, et ce d'autant plus qu'en février 1848, dans l'ardeur de la révolution, deux arches du pont ont été incendiées, comme à Oissel et au pont d’Eauplet.

On commence donc à remplacer les arcs en bois par de la fonte, mais quelques mois après les travaux on constate que les tympans de fonte présentent des fissures. En effet, quand un train s'engage sur une arche, il produit une déformation, proportionnelle à la vitesse, qui entraîne de grands efforts de torsion, surtout quand deux trains se croisent.

 

Deuxième pont

On finit donc par décider du remplacement intégral des arcs de fonte par des arcs de tôles, qui ne sont pas sujets à la fissuration, mais on s'aperçoit très vite que la mise en œuvre de cette modification n'était pas possible sans atteindre gravement l'équilibre des piles.

L’utilisation de poutres* droites est possible, mais cette opération pourrait demander six ou neuf ans, et il n’est pas question d'arrêter ou de ralentir aussi longtemps l'exploitation de la ligne. On envisage bien un pont provisoire pendant ce changement mais il aurait coûté 9 millions de francs de l'époque, chiffre colossal, et la compagnie décide alors d'une mesure radicale : construire un autre pont, le pont de 1842 devenant pendant ce temps le pont provisoire.

*N.B. Ce que l'on appelle une poutre, c'est l'ensemble de la poutrelle inférieure et de la poutrelle supérieure, reliées par des entretoises, ce qui donne au pont son aspect Meccano. La résistance d'une poutre, quel que soit le matériau, étant fonction du carré de sa hauteur, on voit donc bien pourquoi ce genre de construction est extrêmement solide eu égard à la quantité de matériau (ici le fer) mise en œuvre.

 

Les cinq ponts du Manoir – Le pont aux anglais à Rouen
Le pont aux anglais à Rouen

1893 Look Meccano

Les mêmes décisions sont prises pour les deux autres ponts et c'est ainsi que l'on aboutit à leur aspect actuel de grand meccano, là où bien sûr on aurait préféré de la maçonnerie et des arches. Mais une autre contrainte doit être prise en compte : la navigation sur la Seine à laquelle il faut laisser une hauteur libre au-dessus du niveau de l’eau, telle que la pierre n’est pas envisageable. Seul le béton armé permet aujourd'hui ces grands franchissements élevés.

Les cinq ponts du Manoir - Le pont en fer de 1893 en cours de lancement, avec en arrière-plan le pont de 1842 modifié en 1854
Le pont en fer de 1893 en cours de lancement, avec en arrière-plan le pont de 1842 modifié en 1854

 

Le pont en fer de 1893

Ce nouveau pont ne comporte plus que deux piles dans le lit du fleuve, au lieu de cinq pour le pont précédent, net avantage pour la navigation.

Ces deux piles, de 15 m de long sur 4 m d'épaisseur permettent d'établir un pont en trois travées d'une longueur totale d'un peu plus de 200 m.

Elles reposent sur le substrat de craie, environ 10 ou 13 m sous le niveau de la Seine. Leur parement est en pierres de taille, assemblée au mortier de ciment au-dessous du niveau de l'eau et à la chaux au-dessus.

Le tablier se compose de deux poutres principales en treillis de 8 m de haut, distante de 9 m, qui supporte les voies par l'intermédiaire de longerons et de pièces de pont espacées de 4 m 45.

Les points les plus bas du tablier sont à presque 14 m au-dessus de l'eau, ce qui laisse une marge à la navigation même en période de hautes eaux.

Le moment le plus important la construction de ce genre de pont, c’est le lançage, sur des galets de roulement, au-dessus du vide, en porte-à-faux tant qu'il n'a pas atteint la pile ou la culée suivante, et qu'à ce moment il subit des contraintes violentes et inhabituelles.

N.B. Dès sa mise en place, un dispositif de mines et de rupture des éléments est incorporé dans une pile et sur le tablier métallique, de manière à pouvoir couper le pont pour des raisons stratégiques.

Ce sont 2 300 000 fr. de l'époque qui sont engagés dans cette construction, auxquels il faut ajouter les frais de démolition de l'ancien pont, que les communes proches auraient bien voulu conserver pour l'utiliser comme chaussée vers la gare de Léry-Pose qui venait d'être ouverte au trafic. Le poids du conseil général de l’Eure et des élus locaux ne suffit pas à obtenir son maintien, les cinq piles et la trop faible hauteur du tablier présentant une trop grande gêne pour la navigation.

 

Bons et loyaux services

De 1893 à 1940 il y a peu à signaler, si ce n'est en 1911 le déraillement d'un train sur le pont, à la suite d'un attentat, qui impose à quelques réparations. Le reste, ce sont les obligatoires réfections de peinture.

 

Tentative allemande de sabotage

Cependant, le pont aurait pu sauter pendant la guerre 1914-1918 : Un commando du génie allemand (voir notre bulletin numéro 8), en septembre 1914, soit un peu plus d'un mois après la déclaration de guerre, déjà repéré à Gournay-en-Bray, attire les soupçons en rodant près du pont d’Oissel, est pris en chasse, et arrêté à Sotteville-sous-le-val. Six Allemands sont fait prisonniers, dont un capitaine du génie, et on trouve dans leur voiture et un camion, des piles et des fils électriques, du cordon Bickford et quelques centaines de kilos d'explosifs. Le pont du Manoir était le premier objectif désigné, les autres devaient suivre.

 

1940 Le pont est coupé par les Français

En 1940, c'est le génie français qui se charge de couper le pont, juste après le passage d'une dernière division de cavalerie, le 8 juin, peu de temps après avoir fait sauter le pont routier de Pont-de-l'Arche à 6h30.

C'est la première travée côté Paris qui est coupée, sectionnée par des explosifs près de la pile : somme toute du travail propre, qui n'obère pas l'avenir et n'interrompt pas la circulation sur la Seine.

Bien entendu les Allemands vont s'empresser de construire une estacade provisoire, après avoir découpé au chalumeau les parties de tablier du pont qui font obstacle. Ils ne finiront néanmoins par rétablir pleinement la circulation à vitesse normale qu'en novembre 1941, opération qui aurait nécessité 224 000 heures de travail et 125 t d'acier, pour une dépense de 5 300 000 francs.

 

Bref sursis

Environ trois ans plus tard, le pont est condamné par l'Etat-major allié, dans le cadre de l'opération de débarquement, car il n’est pas question de lui permettre d'assurer l'acheminement de renforts allemands venant du Nord et passant par la ligne de Gisors.

Les cinq ponts du Manoir - Après le bombardement de mai 1944
Après le bombardement de mai 1944

À partir du 24 mai 1944 il sera bombardé 18 fois (voir bulletin n°1), avec malheureusement les dommages collatéraux que l'on sait sur la commune du Manoir, sans que la Flak (défense antiaérienne des Allemands) installé au nord-ouest de Pîtres réussisse à s'y opposer. Le pont est complètement détruit le 27 mai et les Allemands reconstruisent aussitôt une estacade provisoire, aussitôt bombardée, puis réparée plusieurs fois, qui ne peut être utilisée que du 27 aux 31 juillet. On voit par-là l'importance stratégique du pont, essentiel pour les Allemands pendant la bataille de Normandie.

 

Le pont anglais

La bataille de Normandie s’achève, Cherbourg est devenu le grand port de logistique militaire allié, les ponts de Rouen sont en grande partie détruits, c'est donc au Manoir que les Anglais décident que ce fera le franchissement de la Seine.

Ils vont donc construire en aval du pont détruit un pont provisoire sur piles métalliques, chacune d’entre elles composée de 12 montants réunis par des entretoises et dont les pieds reposent sur des camel feet, pieds de chameau en français, posés directement sur le fond du lit. Ce pont provisoire est construit en un temps record, et remplit bien son office, mais par malchance la crue qui va durer de décembre 1944 à février 1945 fait de lui un barrage à la navigation (un homme est placé en permanence pour signaler l'obstacle à tout bateau approchant).

 

Les cinq ponts du Manoir - Le pont provisoire du Génie anglais, menacé par la crue
Le pont provisoire du Génie anglais, menacé par la crue

Second pont provisoire

Les cinq ponts du Manoir - Les essais sur le deuxième pont provisoire
Les essais sur le deuxième pont provisoire

En février 45 la navigation est interrompue, et on laisse un train stationné en permanence sur le pont pour assurer sa stabilité face au courant. Les trains commencent d'ailleurs à avoir les roues dans l'eau. Quelques piles se sont enfoncées, dont l'une de plus d'un mètre. La situation ne peut durer, d'autant plus que l'on craint que les objets dérivants menacent la stabilité du pont. C'est pourquoi dès mars 1945 on entreprend, et cette fois-ci c'est la SNCF qui est à la manœuvre, la construction d'un second pont provisoire, constitué de poutres en N, donc identique à celle du pont anglais. La construction est terminée dès la fin du mois de juin. La circulation s'effectue sur une voie unique, à 10 km/h, et ce pont nécessite une surveillance constante, chaque jour une équipe de six hommes est chargée de resserrer les boulons à chaque passage. Malgré tout, le pont permet un débit satisfaisant du trafic ferroviaire et aussi de la navigation, même si, là encore, le passage de la passe navigable ne se fait que dans un seul sens à la fois, mais l'ouverture d'une seconde passe est conditionnée au déblaiement du pont détruit…

 

Le pont actuel

Les cinq ponts du Manoir - 14 mai 1948, première travée, sur la première pile
14 mai 1948, première travée, sur la première pile

La circulation des trains étant assurée, on peut maintenant entreprendre la reconstruction d'un pont définitif. Auparavant il faut démolir et déblayer le pont détruit en 44. Ces travaux durent jusqu'en avril 1947, avant que l'on puisse envisager la reconstruction. De plus, le projet « Paris port de mer » impose un relèvement de plus de 2 m pour assurer la navigation : on veut disposer d'un tirant d'air (hauteur disponible au-dessus du niveau de l'eau) de 7 m au moins par rapport au niveau des plus hautes eaux navigables. Il faut donc relever culées et piles, et donc remblayer les rampes d'accès.

Les cinq ponts du Manoir

 

Le tablier métallique

Pendant ces travaux, l'usinage du tablier se fait en atelier, de janvier à septembre 1947, dans la compagnie Five Lille, et le transport des pièces usinées dure d'avril 1947 à juillet 1948.

Le montage du tablier et son lançage nécessite la construction d’une palée provisoire en bois qui reçoit les roulements pour soutenir le pont avant qu'il n'atteigne la rive gauche. En décembre 1948, le pont est lancé, la dalle de béton est coulée et les rails peuvent être posés.

Les cinq ponts du Manoir - L’équipe pose devant une travée en cours de lancement
Une travée va rejoindre les galets sur la pile
Les cinq ponts du Manoir - L’équipe pose devant une travée en cours de lancement
L’équipe pose devant une travée en cours de lancement

Le 12 décembre 1948, le pont est soumis au passage de quatre locomotives Pacific à 10, 30, et 80 km. L'ouvrage réagit normalement et est aussitôt mis en service. On va alors pouvoir commencer le démontage du pont provisoire.

Les cinq ponts du Manoir – Locomotive Pacific
locomotive Pacific

 

René Avril, après avoir fait constater à quel point le pont de 1947 était une réplique fidèle de celui de 1893, la seule différence étant le remplacement des poutres verticales par un treillis oblique et du plancher en tôle par une chape de béton armé, conclut en saluant « le coup d'œil des ingénieurs de la Compagnie des chemins de fer de l'Ouest, qui dès 1890 avaient su, sans trop s'embarrasser de considérations esthétiques, imaginer et mettre en œuvre une technique, d'une sûreté telle qu'elle assure, encore aujourd'hui et sans doute encore pour longtemps, la continuité de la ligne Paris-Le Havre. »

 

Sources

- la brochure citée en introduction, de René Avril et l'Amicale des retraités des chemins de fer (vous pouvez les rencontrer au Mini-réseau d'Igoville)

- photos personnelles

- illustrations internet

 

Michel Bienvenu, Philippe Levacher