Affiche d'Adolphe-Léon Willette |
Alcoolisme et lutte anti-alcoolisme
L'alcoolisme était
au XIXe siècle considéré comme un problème majeur, qui ravageait littéralement
les villes et les campagnes. Un territoire comme la nôtre profitait
malheureusement à plein des deux raisons qui pouvaient expliquer ce phénomène :
l'abrutissement des ouvriers dans les grandes manufactures, en particulier
textiles, et la misère qui le portait au cabaret, mais aussi l'environnement de
la campagne, où pullulaient les bouilleurs de cru et donc, où le calva, la
"goutte", était à portée de main.
Le
cabaret est un lieu de rencontre, où l'on discute, où l'on règle des affaires,
où circulent les nouvelles, ou peut se faire la politique, mais c'est d'abord
un lieu chauffé, où on se repose, à l'abri de ses propres enfants, surtout
quand ils sont très jeunes et en surnombre… Misère, alcool, familles trop
nombreuses, c'est le cercle vicieux que décrivent de nombreux observateurs,
parfois romanciers, comme Zola, Maupassant et bien d'autres.
Régulièrement, en
fouillant les archives et en particulier des journaux d'époque, on trouve trace
de ce fléau, et de la lutte que les plus conscients tentent de mener contre
lui, combat qui n'est pas d'ailleurs toujours bien vu, tant la consommation
d'alcool semble faire partie de la tradition et bénéficier d'indulgence et de
complicité.
Les femmes étaient
doublement touchées, et le plus souvent indirectement, quand leur mari avait
trop bu. Telle serait, dit-on, l'origine du nom de la rue des claques, près de
la verrerie de Romilly, où la chaleur des fours poussait les maris à trop boire
...
La guerre 1914 1918
On commence à
fournir aux soldats un quart de vin par jour, qui sera porté à un litre à la
fin de la guerre, sans compter les éventuels suppléments avant ou après les
combats. Les chiffres d'achat de vin de l'armée française divisés par le nombre
de soldats aboutissent à huit litres par homme et par jour, cela semble bien
au-delà de ce qu'il est possible d'avaler, même dans les conditions horribles
des tranchées.
Cette forte
consommation pouvait aussi tenir à l'utilisation de l'alcool dans la
fabrication des munitions, comme le suggère cet appel de L'Union des Françaises
contre l'alcool.
La forte demande
pour les munitions crée dans le pays une relative pénurie, dont se réjouit en
1916 l'Union des Françaises contre l'alcool :
"La guerre
aura fait un mal immense par les massacres et les ruines qu'elle a causée, mais
elle fera un bien immense, un bien qui se répercutera au cours du XXe siècle si
elle amène la suppression de l'alcool, aussi bien en France qu'en Russie. […]
On sait que
l'alcool sert à fabriquer les explosifs; par les énormes quantités soustraites
ainsi à la consommation de bouche, le poison national tuera les Allemands et
sauvera les Français d'un double danger."
A Pîtres
On trouve en 1886
cinq cabaretiers et un marchand d'eau de vie, pour, rappelons-le, moins de 1000
habitants.
En 1909, le maire,
Paul Fréret à la suite d'un débat en conseil municipal concernant le soutien à
apporter à un "alcoolique invétéré" demande "que les
pouvoirs publics arrêtent les progrès de l'alcoolisme soit par l'établissement
d'un impôt prohibitif ou par tous autres moyens, qui ne seront jamais assez
énergiques ni trop efficaces".
En 1913, dans le
même ordre d'idées, le conseil municipal fait le vœu, pour combattre
l'alcoolisme "qui rend inutile le sacrifice de solidarité consenti par
les plus prévoyants et laborieux …. que de nouveaux impôts sur l'alcool,
prohibitifs par leur élévation, soit votés et appliqués à bref délai".
Fait divers
Un soir vers 7 h 40, Mme Lesueur, épicière
à Pîtres, trouve un individu blotti dans un coin de son magasin tenant deux
bouteilles sous le bras et deux autres dans chaque main ...
Qu'on se rassure, les coupables, trois
jeunes ouvriers verriers de Romilly, furent d'autant plus promptement arrêtés qu’ils
venaient, pour préparer leur soirée, d'acheter trois cigares à la marchande de
tabac voisine.
On voit par là que
l'alcoolisme était aussi une source de délinquance, mais pas de grande
subtilité : le cabochon faisait partie des "bousilles" que
s'exerçaient à fabriquer les verriers, avec les restes de verre en fin de
journée, et pouvait donc être déjà une piste à ne pas crier haut et fort...
Cet aspect de
l'alcoolisme avait déjà été pris en compte par les militants antialcoolisme
dans cette estimation du coût de l'alcool.
Pour notre région,
ce combat passe aussi par la demande de suppression des privilèges des
bouilleurs de cru, qui autorisent les producteurs de cidre à en distiller une
partie pour fabriquer du calva, source évidente de dépassements
quasi-incontrôlables qui inondent la région d'alcool fort à très bas prix.
C'est ce qu'attaque le Journal des Andelys (ancêtre de l'Impartial) le 5
décembre 1915 dans l'article suivant, avec appel aux sentiments patriotiques.
Bien entendu,
ceux-ci défendent, au nom de la tradition, un droit hérité de Napoléon.
Plus généralement,
la résistance aux décrets antialcooliques est plutôt populaire. Ci-dessous, on
assiste aux réflexions d'un monsieur qui ne pourra plus siroter son absinthe...
Bon an mal an, l'alcoolisme recule : le nombre de cafés est divisé par deux à Pont-Saint-Pierre entre 1914 et 1924.
Le combat
de Mendès-France, député de la circonscription de Louviers
Le fameux verre de lait n'était pas
seulement un apport d'aliment de croissance, mais une incitation à combattre
l'habitude de faire consommer aux enfants l'alcool, supposé réchauffer, rendre
fort, etc.
De décembre
1937 à mars 1938, alors qu’il était député de Louviers, Pierre Mendès-France
fait distribuer du lait aux enfants des écoles. Les pesées et les prises de
mensurations accompagnant ces distributions permettent de mettre en lumière
un meilleur développement de ces enfants.
Il dépose alors un projet
de loi afin de généraliser l'expérience à toutes les communes de plus de
500 habitants mais la seconde guerre mondiale coupe court au projet. Au sortir
de la guerre, malgré les faibles moyens de la nation, il fait distribuer
du lait aux enfants en bas-âge (4-8 ans) aux périodes de temps froid. Malgré la
restriction, l’effet fut bénéfique.
En 1956, il interdit l’alcool à
l’école aux enfants de moins de 14 ans (on leur en servait auparavant…), mais cela
ne plait pas à toutes familles !