1 décembre 2019

La lutte contre l'alcoolisme dans nos communes

Affiche d'Adolphe-Léon Willette

Alcoolisme et lutte anti-alcoolisme


L'alcoolisme était au XIXe siècle considéré comme un problème majeur, qui ravageait littéralement les villes et les campagnes. Un territoire comme la nôtre profitait malheureusement à plein des deux raisons qui pouvaient expliquer ce phénomène : l'abrutissement des ouvriers dans les grandes manufactures, en particulier textiles, et la misère qui le portait au cabaret, mais aussi l'environnement de la campagne, où pullulaient les bouilleurs de cru et donc, où le calva, la "goutte", était à portée de main.
Le cabaret est un lieu de rencontre, où l'on discute, où l'on règle des affaires, où circulent les nouvelles, ou peut se faire la politique, mais c'est d'abord un lieu chauffé, où on se repose, à l'abri de ses propres enfants, surtout quand ils sont très jeunes et en surnombre… Misère, alcool, familles trop nombreuses, c'est le cercle vicieux que décrivent de nombreux observateurs, parfois romanciers, comme Zola, Maupassant et bien d'autres.

Régulièrement, en fouillant les archives et en particulier des journaux d'époque, on trouve trace de ce fléau, et de la lutte que les plus conscients tentent de mener contre lui, combat qui n'est pas d'ailleurs toujours bien vu, tant la consommation d'alcool semble faire partie de la tradition et bénéficier d'indulgence et de complicité.
Les femmes étaient doublement touchées, et le plus souvent indirectement, quand leur mari avait trop bu. Telle serait, dit-on, l'origine du nom de la rue des claques, près de la verrerie de Romilly, où la chaleur des fours poussait les maris à trop boire ...


La guerre 1914 1918

On commence à fournir aux soldats un quart de vin par jour, qui sera porté à un litre à la fin de la guerre, sans compter les éventuels suppléments avant ou après les combats. Les chiffres d'achat de vin de l'armée française divisés par le nombre de soldats aboutissent à huit litres par homme et par jour, cela semble bien au-delà de ce qu'il est possible d'avaler, même dans les conditions horribles des tranchées.
Cette forte consommation pouvait aussi tenir à l'utilisation de l'alcool dans la fabrication des munitions, comme le suggère cet appel de L'Union des Françaises contre l'alcool.
La forte demande pour les munitions crée dans le pays une relative pénurie, dont se réjouit en 1916 l'Union des Françaises contre l'alcool :
"La guerre aura fait un mal immense par les massacres et les ruines qu'elle a causée, mais elle fera un bien immense, un bien qui se répercutera au cours du XXe siècle si elle amène la suppression de l'alcool, aussi bien en France qu'en Russie. […]
On sait que l'alcool sert à fabriquer les explosifs; par les énormes quantités soustraites ainsi à la consommation de bouche, le poison national tuera les Allemands et sauvera les Français d'un double danger."

A Pîtres

On trouve en 1886 cinq cabaretiers et un marchand d'eau de vie, pour, rappelons-le, moins de 1000 habitants.
En 1909, le maire, Paul Fréret à la suite d'un débat en conseil municipal concernant le soutien à apporter à un "alcoolique invétéré" demande "que les pouvoirs publics arrêtent les progrès de l'alcoolisme soit par l'établissement d'un impôt prohibitif ou par tous autres moyens, qui ne seront jamais assez énergiques ni trop efficaces".
En 1913, dans le même ordre d'idées, le conseil municipal fait le vœu, pour combattre l'alcoolisme "qui rend inutile le sacrifice de solidarité consenti par les plus prévoyants et laborieux …. que de nouveaux impôts sur l'alcool, prohibitifs par leur élévation, soit votés et appliqués à bref délai".

Fait divers

Un soir vers 7 h 40, Mme Lesueur, épicière à Pîtres, trouve un individu blotti dans un coin de son magasin tenant deux bouteilles sous le bras et deux autres dans chaque main ...
Qu'on se rassure, les coupables, trois jeunes ouvriers verriers de Romilly, furent d'autant plus promptement arrêtés qu’ils venaient, pour préparer leur soirée, d'acheter trois cigares à la marchande de tabac voisine.
On voit par là que l'alcoolisme était aussi une source de délinquance, mais pas de grande subtilité : le cabochon faisait partie des "bousilles" que s'exerçaient à fabriquer les verriers, avec les restes de verre en fin de journée, et pouvait donc être déjà une piste à ne pas crier haut et fort...
... soit en parité de pouvoir d'achat près de 8 milliards d'euros actuels.


Cet aspect de l'alcoolisme avait déjà été pris en compte par les militants antialcoolisme dans cette estimation du coût de l'alcool.

Pour notre région, ce combat passe aussi par la demande de suppression des privilèges des bouilleurs de cru, qui autorisent les producteurs de cidre à en distiller une partie pour fabriquer du calva, source évidente de dépassements quasi-incontrôlables qui inondent la région d'alcool fort à très bas prix. C'est ce qu'attaque le Journal des Andelys (ancêtre de l'Impartial) le 5 décembre 1915 dans l'article suivant, avec appel aux sentiments patriotiques.


Bien entendu, ceux-ci défendent, au nom de la tradition, un droit hérité de Napoléon.
Plus généralement, la résistance aux décrets antialcooliques est plutôt populaire. Ci-dessous, on assiste aux réflexions d'un monsieur qui ne pourra plus siroter son absinthe...

Dans presque toutes les salles de classe des écoles primaires on pouvait trouver ce tableau. Le lecteur attentif aura remarqué qu'il s'agit plutôt de combattre la consommation d'alcool dit industriel. Il n'est pas question (la situation a-t-elle changé) de nuire aux intérêts des producteurs traditionnels de bons produits "naturels". Notons que le calvados n'est pudiquement pas mentionné.


Bon an mal an, l'alcoolisme recule : le nombre de cafés est divisé par deux à Pont-Saint-Pierre entre 1914 et 1924.

Le combat de Mendès-France, député de la circonscription de Louviers

Le fameux verre de lait n'était pas seulement un apport d'aliment de croissance, mais une incitation à combattre l'habitude de faire consommer aux enfants l'alcool, supposé réchauffer, rendre fort, etc.
De décembre 1937 à mars 1938, alors qu’il était député de Louviers, Pierre Mendès-France fait distribuer du lait aux enfants des écoles. Les pesées et les prises de mensurations accompagnant ces distributions permettent de mettre en lumière un meilleur développement de ces enfants.
Il dépose alors un projet de loi afin de généraliser l'expérience à toutes les communes de plus de 500 habitants mais la seconde guerre mondiale coupe court au projet. Au sortir de la guerre, malgré les faibles moyens de la nation, il fait distribuer du lait aux enfants en bas-âge (4-8 ans) aux périodes de temps froid. Malgré la restriction, l’effet fut bénéfique.

En 1956, il interdit l’alcool à l’école aux enfants de moins de 14 ans (on leur en servait auparavant…), mais cela ne plait pas à toutes familles !