Vue aérienne du moulin et de l'Andelle en 2005 |
Le moulin de Pîtres
L’importance des moulins
Dès l'époque romaine,
les moulins ont permis de remplacer l'énergie humaine ou animale pour des
opérations faciles à mécaniser : hacher, broyer, fouler, moudre. Les roues et
les ailes des moulins à vent sont restées pendant deux mille ans les seuls
moteurs qui ne soient pas humains ou animaux.
Battage au manège |
Le blé doit d’abord être battu, pour détacher le grain, puis, contrairement au riz, moulu pour être consommé, ce qui mobilisait une énorme quantité de travail pour faire tourner les meules. Ce sera donc l’utilisation première et principale des roues hydrauliques, qui par la suite serviront à de multiples activités industrielles, partout où on a besoin d’un travail continu pour marteler (forges), battre (fibres), malaxer (papeterie, foulonnage) ou faire fonctionner des machines : filature, tissage, sciage, etc.
Dans la vallée de l’Andelle
C’est pourquoi
l’industrie traditionnelle s’est souvent trouvée dans les vallées, et à cet
égard la vallée de l’Andelle était bien dotée, attirant même au 19ème siècle
des industriels rouennais ou parisiens qui cherchaient une force motrice.
Sur l’ensemble du
département de l’Eure la puissance installée, aujourd’hui presque réduite à
néant, représenterait l’équivalent d’une tranche de centrale nucléaire, avant
que le charbon, avec les machines à vapeur, ne vienne concurrencer roues et
turbines. A Romilly, une turbine faisait encore fonctionner les machines de la
Taillanderie dans les années 1980, mais la seule installation restante
aujourd’hui est la centrale électrique de l’usine Levavasseur près de
Fontaine-Guérard.
Les archives montrent une augmentation constante du nombre de moulins à partir du XIème siècle. C’est une opération rentable que d’utiliser la force de l’eau, mais l’installation d’un moulin nécessite un investissement financier considérable, et surtout suppose un privilège, soit de communauté monastique ou des seigneurs qui obligent à utiliser, moyennant une taxe importante, ce moulin dit banal, forme de monopole. La Révolution de 1789 abolit ces privilèges, ce qui favorise un mouvement commencé quelque temps auparavant : le moulin devient un investissement possible pour un roturier, fort onéreux, certes, mais qui peut rapporter gros.
Le moulin de Pîtres
Les moulins ont été
nombreux sur l'Andelle et ses affluents, environ une soixantaine, pouvant
produire 5 millions de kWh par an, mais à Pîtres, où la hauteur de chute d'eau
disponible est faible, près de la confluence avec la Seine, la seule
installation fut celle des moulins de l'île Sainte-Hélène. Le seul qui reste
sur les trois, destiné à l’origine au blé, puis transformé en
scierie-parqueterie, est aujourd’hui désaffecté et transformé en lieu
d’habitation.
Sa construction est autorisée en 1802, mais l’hypothèse d’une origine possible du nom de Pîtres comme pistae (meules) en latin suggère qu’il a pu avoir un ou des prédécesseurs, bien qu’il soit impossible d’en déterminer l’emplacement.
1802. Première installation
Le 8 fructidor an 10
(26 août 1802), le préfet de l'Eure « autorise le citoyen Jean Nicolas
Mathias à ouvrir sur son terrain à 700 m au-dessous de l'établissement des
fonderies de Romilly un canal tiré de l'Andelle où sera établi le moulin à
construire ».
C’est un plan, le
plus ancien que nous possédions, établi en 1820 pour une nouvelle demande, qui
nous montre ce qu’a été ce moulin.
Il nous apprend aussi que le sieur Mathias possédait une briqueterie à l’emplacement de ce que l’on appelle aujourd’hui l’île Sainte-Hélène, nom qui n’est aucunement mentionné à cette époque, pour la simple raison que c’est le canal projeté qui va transformer en île ce qui n’était qu’un méandre.
Plan de nivellement de 1820 |
Cadastre napoléonien de Romilly |
Mathias, briquetier
Nous sommes alors
sous le Consulat à vie de Bonaparte. Jean Nicolas Mathias, a 40 ans, il est le
fils de Jean, journalier, s’est marié en 1792, sera conseiller municipal en
1808 (nommé par le préfet). Il n’y avait pas de Mathias dans les registres des
plus imposés en 1789 et 1790. Il semble donc que l’on ait là un exemple
d’ascension sociale après la Révolution.
D’où viennent les
capitaux ? La réponse se trouve vraisemblablement sur la carte : le terrain sur
lequel il va construire est celui de la briqueterie « au sieur
Mathias », qui doit trouver de la clientèle à une époque où la brique
commence à concurrencer le torchis.
Certes, il va devoir ouvrir un canal de 220 m de long, et d’environ 2 m de large, mais remuer un demi-millier de mètres cubes de terre ne saurait être un vrai problème pour un briquetier, qui peut-être utilise une partie des déblais pour sa production, et les tarifs de terrassement (30 centimes le m3), que nous connaissons grâce aux décisions prises régulièrement par les autorités municipales qui les établissent pour la réfection des chemins vicinaux, font que l’on peut grossièrement estimer à l’équivalent en salaire moyen d’une centaine de journées de main-d'œuvre le coût de creusement du canal, ce qui ne parait pas rédhibitoire. L’installation de la roue, de son mécanisme et des meules a dû coûter beaucoup plus cher, même avec un axe en bois, même si le corps de bâtiment du moulin, très modeste, au maximum 50 m², si les proportions du plan sont exactes, ne peut abriter qu’une petite installation.
1821 Extension, porte marinière
L’exploitation de ce
premier moulin doit avoir été rentable, puisque moins de vingt ans après, le
sieur Mathias dépose une nouvelle demande pour l’agrandir, et qu’une ordonnance
royale l’autorise en 1821 à installer une "porte marinière", qui
"sera ouverte par le sieur Mathias sur la première demande et
réquisition des mariniers pour le passage de leurs bateaux" : on sait
que le bois descendu par flottage jusqu'au quai Gallais, en limite de Pîtres et
de Romilly, y est chargé sur des "flettes" pour atteindre la Seine et
partir vers Rouen ou Paris, où le nom commun "andelle" désigne
justement ce bois de chauffage.
L’ordonnance de 1821 autorisant le premier moulin |
Ce flottage pourrait ne nécessiter aucune installation particulière, il suffirait de laisser occasionnellement le barrage ouvert pour éviter le bief et la roue du moulin. Pourtant, un canal de 5 m de large est prévu, pour « laisser passer les toues et trains de bois ». De plus, une porte dite « marinière », est prévue pour laisser passer des bateaux remontant la rivière: il s’agit bien d’une sorte d’écluse.
L’enjeu pour Mathias
est de taille : installer un barrage qui lui permette d’utiliser une hauteur de
chute de 1 m au lieu de 22 cm, ce qui multiplie par vingt la puissance de son
installation.
Le projet déposé en 1838 (ADE) |
Le manège octogonal |
Un modèle équivalent du monocylindre |
Conflits
La famille Mathias
est alliée par mariages aux Gossent, Rose, Vallée, Gandois, Morlet, Milliard,
tous noms que l'on retrouve fréquemment chez les élus municipaux. On y trouve
de nombreux fléteyeurs et marchands de bois. C'est peut-être pourquoi le projet
d’extension, qui comporte une porte marinière permettant le passage des bateaux
reçoit au départ l'appui de la profession qui déclare pour soutenir le projet "avoir
éprouvé des pertes considérables occasionnées par les palées pratiquées dans la
dite rivière destinées à recevoir nos bois qui ne pouvaient résister à la force
de l'eau dans les temps d'avalage et entraînait les dits bois dans la rivière
de Seine où la rivière d'Andelle s'embouche à peu de distance de là, et se
trouvait perdu pour nous. Attestons que si on autorisait le dit sieur Mathias à
exécuter son projet et que ce fut un avantage pour son moulin, ce serait en
même temps une tranquillité pour tous les marchands …"
Mais en 1823,
estimant qu’il a trop d’eau pour son moulin, Mathias avait revendu les
deux-tiers de la rivière aux frères Chardon, foulons de Romilly qui demandent à
construire deux usines (c’est le terme employé alors généralement pour toute
installation hydraulique). Destinées au foulonnage, elles sont contiguës, bien
que l’une se trouve sur le territoire de Pîtres et l’autre sur celui de
Romilly.
Les conflits seront alors nombreux, avec les marchands de bois, entre Mathias et les Chardon, et entre eux et les fonderies de Romilly : quand un usinier élève la hauteur d’eau dans sa retenue, il diminue par là-même la hauteur de chute de l’usine qui se trouve en amont : les fonderies de cuivre de Romilly.
Petite digression : Notice sur la navigabilité de l’Andelle (ADE)
Un opuscule de huit
pages publié sous ce titre en 1867, sans nom d’auteur, se plaint des entraves à
la circulation entre son embouchure et Romilly. Il met en cause le barrage
autorisé en 1821, tout en reconnaissant que si les bateaux de charbon ne
peuvent plus remonter l’Andelle jusqu’à Romilly, c’est à cause du surcroît de
courant causé par l’abaissement du niveau de la Seine (80 cm) depuis la
reconstruction du pont de Pont-de-l’Arche, mais rappelle que l’ordonnance de
1821 prévoyait la construction d’un canal éclusé, comportant donc une porte
marinière, et qu’en 1846, même si une nouvelle ordonnance permettait la suppression
de la porte et son remplacement par un vannage et un déversoir (c’est
l’installation qui existe encore actuellement), l’Administration se réservait
le droit de demander l’élargissement du canal pour maintenir la navigabilité.
Dans une belle
formule, le rapport explique qu’il y a donc navigabilité de droit même s’il n’y a pas navigabilité de fait, reconnaissant que la profondeur de l’Andelle et ses
sinuosités ne permettaient guère de remonter des bateaux jusqu’à Romilly…
Le rapport s’achève
par une estimation des économies de transport qui seraient réalisées si l’on
pouvait remonter jusqu’à Romilly le charbon, la pierre à plâtre, et la terre à
foulon qui sont débarqués sur le port de Pîtres. Il évalue à 11 000 t,
essentiellement de houille, les besoins de transport, pouvant devenir
20 000 t du fait du développement industriel (textile) dans la vallée, qui
nécessite de plus en plus de charbon à cause de l’irrégularité du débit de la
rivière.
De paragraphe en
paragraphe, ces besoins deviennent 30 000 t puis 50 000 t qui
pourraient être transportées sur la rivière : charbon, briques, argile à
foulon, métaux, coton et marchandises diverses.
La photo la plus ancienne (vers 1920 ?) |
Une importante gare (fluviale) serait établie à Romilly, comme aux Andelys et à Elbeuf (le rapport néglige le fait que dans ces deux cas, on se trouve sur la Seine) pour transporter les marchandises venant du Havre et de Rouen.
Ce rapport, qui se dit porteur des intérêts du commerce et de l’industrie, ne semble pas trop se soucier d’une contradiction : on veut pouvoir transporter du charbon pour remplacer les installations hydrauliques car il n’y a pas assez de courant, mais on veut croire néanmoins qu’il y a assez pour le transporter.
Histoire récente
L’ile Sainte-Hélène
est achetée vers 1900 par Elie de Poliakov, qui installe une turbine pour
produire de l’électricité, destinée à éclairer l’immeuble dans lequel il
organise des réceptions, que l’on va baptiser le château (voir article du numéro
11).
On a parfois expliqué
le nom de Sainte-Hélène comme un hommage que celui-ci aurait fait à Napoléon,
alors que la mention île Sainte-Hélène se trouve déjà sur le cadastre de 1834
de Romilly. Tenant compte du fait qu’il n’existe d’île qu’à partir du moment où
Mathias a creusé son canal, on peut dater l’appellation des années 1820.
Le moulin continue à
fonctionner pour moudre le blé et ce jusqu'en 1942, date à laquelle son
propriétaire, M. Delafosse, le vend pour aller s'installer en amont à Romilly
où il dispose d'une puissance beaucoup plus importante.
La roue en 1978 |
La roue après réfection |
Le moulin est alors transformé en scierie pour fabriquer des planches, des caisses, et du parquet. Il continuera à fonctionner jusqu'à la retraite de son propriétaire, M.Lavialle, en 1962. Longtemps laissé à l’abandon, il est racheté en 1980 pour être transformé en immeuble d'habitation. Un des nouveaux propriétaires, l’auteur de cet article, refait à neuf la roue pour produire de l’électricité, mais, dans les années 1990, la mode est à la destruction des vannages, au nom d’une politique fumeuse, abandonnée depuis, de retour au cours naturel des rivières. On accuse aussi les barrages de créer des inondations, même quand c’est la Seine qui remonte jusqu’à Romilly. Les choses en restent là, une association d’une trentaine de propriétaires de moulins prêts à tenter le pari de l’électricité verte continue à se battre en ce sens, d’autant que l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’il serait parfois bon de pouvoir retenir l’eau...
Quelques données techniques
La hauteur de chute à
Pîtres, au maximum un mètre, ne permet pas d'obtenir une grande puissance, même
en fermant la vanne pour laisser le canal se remplir la nuit. La roue, malgré
sa taille imposante, 6,40 m de diamètre, ne développe pas une puissance
supérieure à une dizaine de kW, du fait de la faible hauteur de chute et de sa
conception traditionnelle peu efficace (pales droites) : elle ne permet de
récupérer dans les meilleures conditions qu'un quart environ de la puissance du
courant, car pour tourner, elle doit repousser l'eau devant elle et n'atteint
son meilleur rendement qu'à environ la moitié de la vitesse du courant (alors
qu'une turbine, ou une roue à augets laisse derrière elle une eau qui a cédé
presque toute son énergie). De plus les chocs sur les pales créent des
turbulences qui font à nouveau perdre la moitié de l’énergie théoriquement.
Par ailleurs, les variations de débit de l'Andelle et surtout les crues de la Seine qui renversent parfois le sens du courant obligeaient à disposer d'un moteur de remplacement : le cheval tournant dans le manège, puis le moteur diesel monocylindre, qui malgré sa taille imposante ne développait que 20 chevaux-vapeur.
Témoignage de Jacques Lavialle, fils du dernier exploitant
« Un
monte-charge animé par la roue propulsait les sacs de blé au troisième étage,
et le blé était à la descente moulu et tamisé pour finir dans des sacs de
farine de 152 livres (environ 80 kilos) qui cassaient les reins des
manutentionnaires. Dans les usages anciens, le prix à payer pour la mouture
était de un boisseau (13 litres) par setier (156 litres) moulu, soit environ 8%
de prélèvement en nature, ce qui faisait des meuniers des hommes aisés.
Le moulin en 1978 |
Toute cette machinerie était actionnée par la roue, commandée par une vanne dotée d’un mécanisme d’alarme qui vous rappelait à l’ordre en vous cassant les oreilles si la roue tournait trop ou pas assez vite. Mais au moins ça ne polluait pas et ne contribuait pas au réchauffement climatique ! La puissance délivrée atteignait à peine une vingtaine de chevaux, ce qui incita le dernier meunier à revendre le moulin pour en faire construire un, à roue double, en amont à Romilly. C’est ainsi que mon père, layetier -le layetier faisait des caisses (layettes) et des coffres- racheta le moulin en 1942, l’entreprise qu’il possédait près d’Eu venant de brûler dans les bombardements destinés à éliminer les stocks de munitions allemandes dans la forêt proche. Il transforma le moulin en scierie-parqueterie, que la roue fit tourner pendant 20 ans.»
L’énergie hydraulique
Une roue hydraulique
est un moteur qui transforme l’énergie potentielle de l’eau, résultant d’un
dénivelé, en mouvement. La quantité d’énergie obtenue est fonction du débit et
de la hauteur de chute (dénivelé).
En dessous de 1 m de
dénivelé, on n’obtient que de faibles puissances (à peine quelques kilowatts
pour une roue « au fil de l’eau » comme celle du moulin d‘Andé). Par contre,
des torrents de montagnes à faible débit mais gros dénivelés peuvent fournir
des puissances importantes.
Plus une roue, ou une
turbine, peut tourner vite, plus elle fournira d’énergie, avec un couple (la
force exercée sur l’axe) plus faible que celui d’une roue de basse chute qui
devra être de diamètre beaucoup plus grand, avec un couple très élevé qui
impose une structure massive.
C’est ainsi qu’au moulin de Pîtres, la roue de 6,40 m de diamètre, ne tournant que 4 tr/min. pour fournir une puissance d’environ 10 kW, a un couple très élevé, ce que montre le diamètre de l’arbre et de la flasque, qui doivent résister à plusieurs tonnes-mètres.
Aujourd’hui, la puissance d’une roue hydraulique paraît souvent faible, puisque des moteurs électriques bien moins encombrants peuvent fournir l’équivalent. Mais il faut bien se souvenir qu’avant les moteurs thermiques ou électriques, ces roues représentaient par rapport à l’homme ou au cheval des sources d’énergie extraordinaires : ainsi quand une roue comme celle de Pîtres tournait, elle fournissait le travail d’une cinquantaine d’hommes. On comprend donc l’énorme importance qu’a eue dans le passé la force hydraulique, et qu’elle devrait retrouver en tant qu’énergie décarbonnée.
Sources
Archives
Départementales de l’Eure (série S)
Fédération Française
des Associations de sauvegarde des moulins
Association des
Chutes de Bassin de l’Andelle
Archives du
Patrimoine
Archives personnelles