La cathédrale de l’Andelle
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La filature telle que nous la connaissons aujourd'hui |
En mars 1792 François Géroult (un architecte rouennais) achète lors de la vente des biens nationaux l’abbaye Notre Dame de Fontaine Guérard. Il construit une filature de coton sur l’Andelle. L’abbaye servira de carrière. L’historien du 19° siècle Léon Fallue déclarera plus tard que les dalles du cloitre et les pierres sépulcrales de l’abbaye servirent aux fondations et au pavage de la filature. Une filature de laine de même qu’un moulin à foulon sont également édifiés. En 1822 suite à des difficultés économiques le domaine industriel est vendu à la famille Levavasseur.
Jacques Levavasseur aménage le domaine en créant des voies de communications présageant une future vallée industrielle. Ses filatures sont prospères, les cotons employés viennent d’Amérique convoyés par ses propres navires (il en possédera jusqu’à trente dont certains utilisés à la pêche à la baleine. Un de ses tout premiers bateaux est nommé " L’Andelle "). Il décède le 20 mars 1842, son fils Charles Levavasseur devient propriétaire du domaine. Quelques mois après, presque tous les établissements sont incendiés, sans que la malveillance n’intervienne. En 1846, seuls deux filatures et un moulin à blé sont en activité. Il fait l'acquisition des terres du Marquis Dubosc de Radepont et devient propriétaire d’un domaine gigantesque qui s’étend de Radepont à Pont-Saint-Pierre en passant par Fontaine Guérard.
Charles Levavasseur entreprend de concentrer en une seule unité de production plus importante, tous ses établissements. Ce sera une usine de dimensions incomparables avec celles déjà construites sur l’Andelle.
En octobre 1855 un arrêté préfectoral autorise l’édification d’une nouvelle filature sur un emplacement correspondant à celui d’une des filatures détruites en 1844. Le projet définitivement adopté en 1857, les travaux commencent.
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point de vue peu habituel, à cause des arbres |
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quand il n'y avait encore qu'un chemin de terre |
Le cours de l’Andelle est modifié, un bras unique, très large alimente une turbine. Les berges surélevées permettent d’obtenir une hauteur de chute de trois mètres et une réserve d’eau importante, ce qui augmente la puissance de la turbine hydraulique. (Ces modifications causent d’ailleurs des désagréments aux industriels implantés en aval, ils protesteront en vain pendant des années). Le cours normal de l’Andelle plus réduit passe sur la gauche Le bâtiment est donc implanté sur une ile. Deux routes sont aménagées, l’une venant de Pont-Saint-Pierre, l’autre de Douville.
Caractéristiques de l’édifice
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L'Illustration 19 septembre 1874 |
La nouvelle filature dont on ne connait malheureusement pas l’architecte tenait à la fois du château et de l’abbaye médiévale. L’ensemble se composait de deux filatures, la grande et la petite, de conception assez voisine. La plus importante était en briques, 96m de long sur 26 de large, hauteur de 36m sur 4 niveaux de planchers (le dernier se trouvant sous les combles). Chaque étage avait une hauteur plafond de 4,60m excepté le rez-de chaussée (5,60m), les planchers avaient une surface utile de 2.200 mètres carrés.
Les meilleures machines à
filer de l’époque, de fabrication anglaise y seront installées On peut estimer
la surface totale utile (combles comprises) à environ 10.000 mètres carrés. Le
bâtiment comportait quatre tours octogonales crénelées dont trois renfermaient
des escaliers hélicoïdaux et la quatrième celle du sud ouest, la cheminée des
machines à vapeur.
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L'intérieur d'une tour, vue d'en bas. On distingue encore les supports d'escalier |
L’éclairage se faisait par deux rangées de 19 baies ogivales de 18m de haut à encadrement en pierre de Vernon, closes par des vitraux blancs à losanges sertis de plomb. Chaque pignon était éclairé par trois autres baies surmontées d’une rosace. Les quatre planchers du bâtiment étaient en bois, portés par des poteaux en bois de 20 cm de section, reposant sur des dés de pierre de 40 cm de coté, lesquels délimitaient 19 travées longitudinales et cinq travées transversales. Il est surprenant de constater que pour cette édifice extrêmement moderne, on ait fait un emploi exclusif de bois alors que la fonte et le fer étaient utilisés depuis une quinzaine d’années en Angleterre dans le cadre du procédé dit « fire proof » (résistant au feu).
Un remarquable dispositif moteur couplant force hydraulique et vapeur est installé : une turbine de 200CV et deux machines à vapeur de 160 CV.
D’autres bâtiments sont aussi édifiés, pour les services administratifs et le stockage et un autre pour humidifier les textiles. Au bout de l’ile se dresse la maison du directeur où l’on contrôle, comme sur le pont-levis d’un château fort, les entrées et sorties des hommes et des marchandises.
Charles Levavasseur n’a pas oublié les ouvriers, qui bénéficient d’une petite cité ouvrière, à une centaine de mètres de l’usine. Mais son architecture est très loin d’égaler celle des filatures…
La filature entre en pleine activité dès 1860, 300 personnes y travailleront avec un maximum de 60.000 broches (les tringles en métal qui reçoivent la bobine de fil). Les autres usines sont équipées en général de 3000 broches au maximum). L’établissement file chaque jour 3 à 4 tonnes de coton. Celui-ci arrive à Rouen en balles carrées de 1,20 m de coté et 280 kg, sur des bateaux en provenance des Etats Unis. Puis les balles sont acheminées en train à Pont-Saint-Pierre ou les chariots de la filature viennent les chercher.
L’empereur Napoléon III aurait rendu visite à Charles Levavasseur et
aurait pénétré dans l’usine à bord de
son carrosse.
Suite à des problèmes d’approvisionnement du coton en provenance des Etats-Unis (guerre de Sécession depuis 1861) et la concurrence avec les produits anglais, le baron doit réduire le nombre de broches prévu à l’origine et mettre au chômage une partie de ses employés. Lorsque les combats cessent en 1865, l’approvisionnement reprend mais la main-d’œuvre a disparu, attirée pas d’autres secteurs d’industrie. Il n'y aura plus que 155 salariés.
L’incendie du 23 aout 1874
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Extrait du récit paru dans L'Illustration |
Ce fut un évènement national, comme en témoigne cet article de l'Illustration.
Le Journal de Rouen et le Courrier de l’Eure ont évidemment couvert l'évènement :
"Le spectacle offert par l’incendie
était d’une inénarrable grandeur, par les fenêtres ogivales s’élançaient des
jets de flammes et de fumée. Par la grande porte donnant sur les machines, un
véritable torrent de feu, ayant renversé tous les obstacles s’opposant à son
passage, ayant consumé en dix minutes une double porte en chêne extrêmement
solide, se précipitait sur le bâtiment voisin. Les deux pompes de
l’établissement furent mises en batterie ; mais les flammes avaient déjà
gagné toute la surface de la filature. Vers onze heures et demie, un bruit
épouvantable se fit entendre ; c’étaient les planchers des quatre étages qui s’abimaient avec leurs
métiers jusqu’au rez-de-chaussée. A 13h 30 il ne restait plus que les murs et
les morceaux de ferrailles tordues sous l’action du feu.
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Gravure de la filature après l'incendie (L'Illustration) |
Personne ne se souvient dans le pays d’avoir vu pareil incendie. Sur un vaste périmètre, on ne pouvait séjourner autour du foyer principal tellement la chaleur était intense. A 400m de là, près de l’église de Douville on ne pouvait tourner la face du coté de Radepont. A Pitres, Amfreville sous les Monts, au Plessis, l’on voyait sur les routes de gros charbons à peine éteints, à demi-noircis, que la violence de l’incendie de Radepont avait projeté jusque là.
L’établissement n’était pas entièrement assuré, seule la filature avait été l’objet d’un contrat. Le risque couvert s’élève à 1.528.500 francs, les pertes réelles sont évaluées à 4 millions de francs environ. "
La grande filature n’existe plus.
A la fin du 19ème et début 20ème
En 1894, Arthur
Levavasseur reprenant les affaires de
son père décide de restaurer la petite
filature et installe les machines et installations nécessaires au filage.
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La salle des machines |
L’activité reprend, mais à moindre échelle.
En 1913, le feu se déclare à nouveau, les bâtiments sont réparés et
l’exploitation de poursuit.
Dans les années 1920, à l’abandon de la machine à vapeur, une petite
centrale hydro-électrique est installée dans un bâtiment (qui existe toujours) en béton armé de style art-déco comprenant une verrière en toiture.
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Le moteur diesel (coll. personnelle) |
La motricité de l’usine s’effectuera au moyen de moteurs diesels installés dans le nouveau bâtiment. Des courroies assurent la transmission vers les machines.
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Le mouvement arrive aux machines par des courroies |
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Batteuse Howard et Bullough, où les balles de coton sont ouvertes et battues pour en retirer les corps étrangers |
Arthur Levavasseur
décède en 1923. Lui succèdent d’abord Jacques puis Bernard Levavasseur. Il
prend la tête de l’usine juste avant la seconde guerre mondiale, pas pour
longtemps, car dans la nuit du 16 au 17 décembre 1946 un nouvel incendie
détruit entièrement la petite filature.
L'incendie de 1946 : la fin
Cet
incendie ne fait qu'aggraver les difficultés économiques liées à la crise
cotonnière après la seconde guerre mondiale et met fin à l'activité
industrielle. Vers les années 1960 Bernard Levavasseur se sépare du domaine par
morceaux. Seule une puissante turbine hydraulique que le propriétaire venait
d’acquérir est installée et peut ainsi fournir du courant à l’EDF avec la
chute d’eau de la rivière. Cette turbine demeure aujourd’hui le seul élément actif de l'ancienne filature.
En septembre 1995 l’EPBS (Etablissement Public de la Basse Seine ) se porte acquéreur pour 300.000 F de la « grande » et « petite » filature et la Régie Municipale d’Electricité d’Elbeuf exploite la centrale.
Ce sont 3,8 millions de francs (investissement supporté par la région Haute-Normandie,
l’Etat, des fonds européens et bien sur l’EPBS) qui seront nécessaires pour
consolider le haut des tours et des murs, et traiter la végétation pour qu’elle
ne mette pas les restes du bâtiment en péril.
En 2000 le Conseil Général de l’Eure en devient propriétaire. Des projets de mise en valeur patrimoniale sont depuis longtemps à l’étude pour en faire un lieu de mémoire et de culture.
Philippe Levacher
Sources :
La vie du collectionneur
Mémoire de JM Fabri - P Philippe
M.Grandvoinnet in Bulletin municipal de
Pont-Saint-Pierre n° 8, 1992
Plaquette
de M. Delaporte
Paris-Normandie
Journal de Rouen
Courrier de l’Eure
Photos personnelles
Voir également notre article sur Pont-St-Pierre après la Révolution
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Paris-Normandie 18 décembre 1946 |
Le dernier incendie de 1946, après ceux de 1874 et de 1913 met définitivement fin à l'existence de la filature en tant qu'usine. Elle ne subsiste plus qu'en tant que monument, mémoire de l'époque de la splendeur du "roi coton".
Les incendies célèbres de filatures.
A côté des usines
à gaz, des usines chimiques ou des poudreries, les usines textiles notamment
les filatures qui sont au cœur des débuts de l’industrialisation sont celles
qui brûlent le plus fréquemment.
De 1800 à 1870, on recense 14 incendies dans l'Eure, et plus de
100 en Seine-Inférieure.
Construite en 1843 à Roubaix, une filature de coton de cinq étages, dite
"l’usine monstre", est ravagée par un incendie dès l’année suivante, est ensuite reconstruite
puis incendiée à plusieurs reprises.
Une filature de laine d’Elbeuf, de cent
mètres de long, inaugurée l’année précédente, brûle en 1855.
A Mulhouse, l’incendie en 1867 de la
filature dite de la porte du Miroir, fondée en 1826 et l’une des plus importantes en France, détruit
presque totalement les ateliers et les machines, mettant plus de 50 000 broches
hors d’usage.
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Le personnel de la filature en 1933 |
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Personnel des bureaux et contremaitres : de gauche à droite : Campion, Petit, Gallo, Hague, Campion, Cavelier, Delalonde, Ferlat |
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Ouvriers d'entretien de l'usine et de la cour : Damien, Tougard, Bertin, Asseline, Devallois, Lesueur (concierge), Darré, Dépinay, Bourgoin .... |
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L'entrée de la filature côté Douville |
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La maison du directeur, entrée par laquelle passaient la plupart des ouvrières |
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Une jeune ouvrière
Lucie
Potel, à droite, entre à la filature en 1933. Elle a 12 ans. Avant, elle aidait ses parents à fabriquer
des balais de bouleau, et n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Mais un jour
un camion, qui prend la fuite, renverse la carriole tirée par un poney avec
laquelle ses parents faisaient la récolte des peaux de lapin, et ils meurent
dans l’accident. Il va bien falloir que
les huit enfants se nourrissent. Les orphelins sont logés dans une maison appartenant à la filature.
Après une année d'apprentissage, Lucie devient bobineuse. Son travail, c’est, toutes les deux heures environ, de lever les bobines pleines et de les remplacer par des vides. Elle est encore si petite que l'on est obligé de poser une sorte d'estrade devant son métier pour qu'elle puisse travailler. Elle marche 45 minutes environ, avec deux de ses sœurs pour se rendre au travail dès 7h le matin, fait une pause à midi pour manger un œuf sur l'herbe, s'arrête à 18 heures après dix heures de travail, n'a évidemment pas de vacances, mais dit en résumé aujourd'hui : « on avait chacun son métier, c'était la belle vie ».
Elle reconnaît néanmoins qu'entre le bruit des machines, la poussière de coton qui voltige partout, le danger des courroies qui risquent de vous happer, le travail était souvent pénible, surtout en été du fait de la chaleur. Elle est payée à la tâche : il faut donc maintenir une vitesse de rotation de la bobine assez élevée et surtout se dépêcher de raccrocher les fils qui cassent. Or elle doit conduire un métier de plus d'une centaine de bobines, sur les deux bords. Mais elle aimait bien, dit-elle, remettre les fils, et les voir repartir sur la bobine …
témoignage
recueilli auprès de Lucie Potel, âgée aujourd'hui de 94 ans
Le travail à la filature
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Sources: hors-série de la Vie du Collectionneur 1994 |