D'Espagne à Pont-Saint-Pierre
En
1936 la gauche républicaine arrive
au pouvoir en Espagne, à la suite d'élections démocratiques, et le général Franco lance son coup d'Etat, provoquant
une guerre civile de trois ans, qu'il remporte avec l'aide des armées
hitlérienne et mussolinienne, pour instaurer une dictature qui durera jusqu'à sa mort en 1975.
Mon
père était républicain et s’il était resté en Espagne il y aurait été vraisemblablement fusillé,
comme tant d’autres. Il avait un camion et faisait du transport à son compte
et ma mère élevait ses quatre enfants,
dont j'étais l’aîné. Un cinquième naîtra en France en 1942.
L'Espagne
était restée un pays très pauvre. Je me souviens que mon grand père, qui vivait
chez nous, m’emmenait souvent ramasser les champignons sur les souches de
vieux saules, et que parfois on allait voir battre le grain, ce qui se faisait
d’une manière assez primitive: on étalait les gerbes puis avec un gros rouleau
en pierre tiré par un cheval qui tournait en rond on les écrasait pour le
séparer de la paille, et en fin d'après midi on profitait du léger vent qui
venait de la mer pour lancer en l’air à
la fourche la paille qui était emportée alors que le grain retombait aux pieds.
Parfois nous allions dans les jardins voir les petits canaux qui serpentaient et qu’un responsable de la commune gérait par un système de vannes pour distribuer l’eau à chacun.
D’autres fois nous allions au lavoir municipal voir les
femmes battre leur linge, elles étaient
très nombreuses, ma mère en faisait partie, ça papotait beaucoup, quelle
ambiance ! C'était un travail pénible mais elles chantaient et je prenais plaisir à les écouter. Mon grand père que
je suivais partout allait souvent l’après midi sur la place du village voir les gens de son âge pour discuter du
temps qu’il allait faire ou de politique, je jouais à côté, mais j’aimais les écouter.
Ma vie
s’écoula ainsi paisiblement jusqu’au jour du coup d'Etat, et au bout de trois ans ce fut l’exode vers la France. Devant l'avance des troupes de Franco, ma mère décida de fuir avec les enfants vers la
frontière française, mon père se battant dans l'armée républicaine.
C'était
en février, sous la neige ou la pluie, il faisait très froid.. Nous marchions
avec notre couverture en bandoulière, qui, lorsqu'elle était mouillée, pesait
très lourd, et dormions dans des cabanes ou des gens nous hébergeaient chez eux
pendant 2 à 3 jours, puis on nous a mis dans un train qui nous a emmenés dans
un camp de concentration entouré de barbelés, à Saint Raphaël, dans le Var,
gardé par des soldats sénégalais armés.
Mais au moins nous avons été logés dans
des baraques en bois, pas comme notre père qui, lui, avait passé la frontière à
un autre endroit et se trouvait parqué dans un champ avec ses compagnons, comme
des moutons. Ils dormaient dehors sans abri, se tassaient en rond pour avoir moins froid, mais le matin, parfois,
l'un d'eux était mort de froid et de faim.
Quelquefois,
le dimanche, les habitants des environs venaient pour nous voir à travers les
barbelés. Certains nous donnaient des bonbons, d’autres nous regardaient comme
des bêtes curieuses.
Nous
sommes restés dans cet endroit à peu près deux mois, puis avons été transférés dans un autre camp, à
Draguignan, c'est là que mon petit frère est décédé, à deux ans, par manque
d'hygiène et mauvaise nourriture.
Quelques
semaines plus tard, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, nous sommes entrés
en contact avec mon père qui nous a rejoints, avec l'autorisation de sortir
pour travailler la journée dans une ferme. Il était nourri mais ne touchait pas
de salaire et devait rentrer au camp le soir. Cela a dû durer environ un an, puis, vers le début
de l'année 1940, on a proposé à mon père un emploi au Havre dans une usine
électromécanique, mais elle a ensuite fermé à cause de la guerre. Mon père a
alors acheté une carriole à bras pour vendre des fruits à la sauvette. Comme il
n'avait pas de patente, il n'avait pas le droit de s'arrêter pour vendre, il
devait toujours circuler. Ma mère, mes sœurs et moi faisions le guet, et dès
que la police arrivait, nous circulions. Du fait des bombardements, chaque soir
vers 19 heures, nous partions aux abris dans des tunnels situés dans une colline. Un
jour, par une annonce dans le journal, mon père a trouvé un travail de bûcheron à Pont St Pierre, en 1941.
Notre
intégration à Pont Saint Pierre s’est très bien passée. Nous étions les seuls
Espagnols, et mes parents ont été très bien considérés. A 11 ans, je suis allé pour la première fois de ma vie
à l'école, je ne parlais pas le
français. L'instituteur m'a mis avec les enfants de mon âge, et j'ai appris le
français en écoutant, cela a duré quelques mois, mais ma scolarité n’a duré que
3 ans.
Mon
père était devenu un très bon bûcheron. Il faisait 4 à 5 stères de bois par jour. Il m'arrivait
souvent, le jeudi, le samedi et même le dimanche d'aller l'aider. Quand il
coupait du taillis, il pouvait le faire seul, mais quand c'était des grumes, il
fallait être deux pour manier le passant de plus de deux mètres de long. Ma
mère et moi nous mettions d'un côté et mon père de l’autre. Tous les cent
stères, quatre stères revenaient au bûcheron, plus les chutes qui mesuraient
moins de 66 cm.
Avec ce bois, nous faisions du charbon. Nous n'avions pas de
cuve en tôle, alors nous le faisions comme au Moyen Age, sous des meules en
terre. Mon père se levait la nuit
pour surveiller : il ne fallait pas que le bois se transforme
en cendres. Le charbon de bois servait à
faire du troc : nous l'échangions contre de la nourriture, des vêtements, des
chaussures.
L'année
41 a été la pire pour se nourrir. Il y
avait des cartes d'alimentation, mais on ne trouvait rien dans les boutiques,
pas même des pommes de terre . Nous mangions des navets ou des rutabagas cuits
à l'eau. En 1941, mon père avait acheté un vélo tout rouillé qu’il avait
réparé. Comme il n’y avait pas de pneus, il avait récupéré des vieux pneus de camion qu’on coupait en lanières .
Pont
Saint Pierre n’a été bombardé qu’une seule fois. C’était un dimanche matin, un
vol de forteresses qui revenaient de
bombarder l’Allemagne et repartait vers l’Angleterre. Elles étaient toujours
accompagnées par des avions de chasse. L’un d’eux a fait demi tour et a lâché
trois bombes sur la gare où il y avait un train de la milice de Pétain. L’une
d’elles est tombée sur la bascule, une autre a traversé un wagon sans exploser
et la troisième sur le talus.
Il passait tellement d'avions que parfois
cela faisait comme un nuage qui cachait le soleil.
En août
44, l’armée allemande se retirait et traversait le village. C'était un défilé
de soldats et de matériel qui repartait vers l'Allemagne. Par peur des
bombardements, comme plusieurs familles, nous allions chaque soir coucher dans
un abri, dans la colline , à l'endroit où se trouve actuellement «La Bonne
Marmite».
Un
soir, au mois d'août, il faisait chaud, tout était calme , nous étions restés
dehors avec d’autres personnes, au bord de la route. Deux allemands sont passés
à pied, certainement les derniers, puisque toute la journée nous les avions vu
fuir en colonnes. Un des hommes qui étaient sur le trottoir a allumé une
cigarette. Cela a dû rendre furieux ces deux SS, qui ont tiré sur le groupe.
Mon père a été touché par une balle qui lui a traversé un rein. Faute de soins, il a agonisé pendant 11 jours
et est mort quelques jours après la libération…
Il y
avait beaucoup de tomates dans le jardin, que mon père avait plantées. Une
compagnie d'Anglais stationnait à Amfreville-les-Champs. Ils raffolaient des
tomates fraîches. En échange ils me
donnaient à manger. Il y avait aussi à
Alizay un camp allié de 2 ou 3000 hommes, dont une partie étaient portoricains.
J'ai pu servir d'interprète à l'un d'entre eux qui avait fait la connaissance
d'une jeune française et m'a fait entrer dans le camp, ce qui était normalement
interdit à la population locale. Ils m'ont fourni de la nourriture, et même une
guitare, mais comme je n'étais pas très
doué pour la musique, quelque temps plus tard, manquant de matériel, je l'ai transformée en boîte à outils….
Ma mère
s'est fait embaucher dans l'usine Turquais, et lorsque j’ai eu 14 ans, on m'y a pris comme apprenti. J'y suis resté
six ans et y ai appris mon métier
d'ajusteur-outilleur, « sur le tas », en regardant les compagnons
travailler. On y fabriquait des boucles pour ceintures découpées dans du feuillard ou estampées avec du fil rond. Je me souviens
que quelques mois avant la Libération
nous avions fabriqué, clandestinement bien sûr, un outil pour découper des
Croix de Lorraine. Il y avait environ 120 ouvriers, recrutés localement, on y
venait à pied. Sur son emplacement se trouve actuellement la menuiserie
Boulangeot
Après
le boulot, j’allais faire le jardin d'un directeur d'une usine voisine qui en
échange il me donnait le repas du soir.
Au bout
de 6 ans , j'ai eu envie de changer et de partir à Paris, à l’aventure. Parti un
lundi matin, l’après-midi j’avais trouvé du travail. Cette période a été bénéfique pour ma formation mais pas
pour mes finances : il y avait trop de tentations, si bien qu’au bout d’un
an, je suis rentré à Pont Saint Pierre. Cela a fait un grand plaisir à ma mère
qui m’avait trouvé du travail à 300 m de la maison.
De
retour à Pont-Saint-Pierre , j'ai trouvé un emploi dans les établissements
Philbert (voir article), une usine d'environ 40 ouvriers qui se trouvait à l'époque à
l'emplacement de l'actuel garage Renault. On faisait de la fabrication
mécanique générale, avec presque uniquement des professionnels. La paye y était
d'autant plus élevée qu'on y faisait parfois des journées de douze heures, y
compris le samedi, et qu'en cas d'urgence, on pouvait rester devant sa machine jusqu'à minuit. J'y restai
quatre ans, et la SEDA (sur le site de l'actuelle carrosserie Clee) me proposa
un poste de responsable.
On y fabriquait des lampes et des petites poêles à
pétrole qui étaient exportés principalement vers l'Algérie. Sans doute les
"évènements", comme on disait alors, pesèrent-ils dans sa fermeture
en 1958. C'est ainsi que j'atterris chez Briffault, à Romilly, entreprise qui a
eu jusqu'à 600 ouvriers, avait six cars de ramassage qui allaient jusqu'à
Croisy/Andelle, les Andelys, Rouen, et
fabriquait des robinets, des brûleurs et des détendeurs pour bouteilles de gaz.
On y travaillait essentiellement le laiton (se souvenir que Romilly a été le
centre d'une des plus grandes fonderies de cuivre dès le 18ème siècle),
L'usine, devenue Gazfio, rachetée par un industriel italien n'a plus qu'une centaine d'ouvriers et n'est
restée que de justesse à Romilly, la municipalité lui ayant concédé des
terrains.
Je suis resté 18
ans chez Briffault, mais avec une petite
interruption : un an à Monaco, pas dans
les casinos, je vous rassure, mais dans une usine de fabrication de contacteurs
pour téléviseurs . Il avait surtout à Monaco des sièges sociaux, mais on y
produisait encore un peu, sur le port...
Mon dernier
emploi, jusqu'à de la retraite, à soixante ans, après 46 ans de travail sans
interruption, ce fut, pendant 14 ans, les
établissements Gubri, qui à l’époque ne fabriquaient que les échelles.
En
bref, j'ai vécu à l'abri du chômage, qui n'existait pas dans mon métier,
relativement bien payé, avec un salaire qui suivait l’inflation, et me permettait de nourrir
ma famille . En 68 les bas salaires ont eu un coup de
pouce, ils en avaient bien besoin, mais
les nôtres son restés sensiblement les mêmes et ma femme à été alors obligée de retravailler pour boucler les fin de
mois. Puis est arrivé l’âge de la retraite. J'avais 46 années de cotisation, et le mode de calcul qui permettait de
choisir les dix meilleures fit que mes
indemnités correspondaient à mon salaire moins le 13ème mois. Depuis, ce pouvoir d’achat a bien diminué...
Extraits de la revue Présence normande (Fév. 1972) |
Les entreprises que j'ai pu voir en activité après la guerre.
Pont-Saint-Pierre
TRON et BERTHET : les selles Idéal
TEINTURERIE DE
L'ANDELLE, à l'emplacement actuel de Dosapro
DOSAPRO pompes doseuses
et à un certain moment lits pour grands
brûlés (micro billes pulsées)
PIERVAL (eau de source)
TECLAB mobilier de laboratoire
Douville
EUREKA carabines a plomb
et jouets en bois
FILATURE de Fontaine
GUERARD, la petite, que j’ai vue brûler en 1946
Romilly
PARIS FORME ( rue des hautes
rives) début de la guerre aux années
50 semelles en bois articulées
LES BOIS-UTILES (Devillers)
caisses d’emballage et palettes (rue
des hautes rives )
FLEURIEL , filature
jusqu’en 1958
VERRERIE, a fermé en 1954
et quelques années plus tard ouverture d’un couvoir (Demaght)
LES FONDERIES DE L'ANDELLE (rue du soleil levant)
DIELNA (alimentation
pour animaux) usine déménagée à Val de Reuil.
MINOTERIE Delafosse
USINE DE PHARMACIE à l’époque les enfants de l’école allaient
ramasser les marrons dinde et les portaient à l’usine, l’argent était pour leur
coopérative.
LA TAILLANDERIE (outils) actuellement VERGEZ ET BLANCHARD