Tron et Berthet à
Pont-Saint-Pierre
La selle Idéale
Dans le
numéro précédent, nous nous sommes intéressés à la carrière sportive de Marcel
Berthet et à ses inventions. Dans cet article nous revenons sur le fondateur,
Jean-François Tron, et l'histoire de son entreprise.
Si nous considérons l’ancêtre de la bicyclette, nous ne nous
émerveillerons pas sur le confort de l’assise, mais pourtant, dès l’apparition
de la bicyclette moderne, à la fin du XIXème siècle, la selle a été
une des fortes préoccupations des usagers. Or les fabricants de bonnes selles
étaient peu nombreux en France. La
fabrication de selles en Angleterre avait pris un essor considérable, alors
qu'elle se maintenait chez nous à l'état embryonnaire.
Jean François Tron
Fils
de pauvres ouvriers, Jean François Tron est né en 1851 à Cuneo dans le Piémont
italien et émigre à Marseille. Il perd son père tout jeune, et doit travailler
dès son plus jeune âge. La mécanique l’attire, il essaie successivement
quelques petits métiers dont aucun ne lui apporte satisfaction. Il vient à
Paris dans divers ateliers jusqu’à son départ pour l’armée. Libéré en 1888, il
reprend la mécanique, en cherchant à devenir son propre maitre.
En 1890, il achète un petit atelier
d’estampage. Seul avec un apprenti, il fabrique différents petits articles
notamment des petits cadres en fer blanc et un relève-jupe* de son
invention. Il se rend compte qu’il doit diversifier son activité sous peine de
voir son industrie languir.
* dit aussi
"saute-ruisseau", c'est une pince que les femmes accrochaient à leur
ceinture et qui leur permettait de relever leur jupe afin de ne pas la salir,
en évitant la poussière, la boue, une flaque d’eau, … On l'appelle aussi un
"Suivez-moi jeune homme"...
A la suite d'une rencontre avec un des
premiers fabricants de selles de vélos, Noirot, il fabrique un outillage et se
met à découper et emboutir des ferrures de selles pour celui-ci.
L’année suivante, Bauriat, concurrent de Noirot lui passe commande de 20.000 pièces d’un modèle spécial pour lequel Tron conçoit un nouvel outillage. Suite à l’arrêt de la commande à 2.000 pièces, car Bauriat voulait payer moins que le prix convenu, il décide de faire lui-même de la selle de bicyclette, malgré la prédiction de Bauriat qui lui aurait dit: "Monsieur Tron, vous êtes trop c... pour faire des selles!" Il relève le défi ….
Aidé
par un financier, Baillard, il déménage plusieurs fois dans Paris pour agrandir
ses ateliers et sacrifie une grande partie de ses bénéfices en achetant du
matériel: des moteurs, trois presses et du matériel de nickelage et
d’émaillage.
Pont-Saint-Pierre
Petit
à petit, il sort de l’ornière et son modeste atelier prend l’allure d’une
véritable petite usine. En 1900, il est de nouveau trop petit, la force motrice
est insuffisante et le bail arrive à expiration. Songeant à utiliser la force
hydraulique, il cherche un endroit en province et trouve à Pont-Saint-Pierre
l’usine rêvée, une ancienne filature de laine.
Nouvel obstacle : le propriétaire veut vendre et non pas louer. Grâce à un accord avec un représentant de Paris, Tron résout ce problème.
Son premier travail consiste à remettre l’usine en état. Travail important car il s’agit de supprimer les trois étages de l’usine qui n’étaient plus aptes à servir, conserver le rez-de- chaussée en le réparant et réédifier un étage au dessus.
Les premières années sont difficiles, à cause de grosses dettes, puis, la fabrication augmentant, un renouvellement de machines devient nécessaire. Environ 40 ouvriers étaient employés à cette époque.
Pendant
un temps, il se lance dans la construction de voitures automobiles et réalise
en 1904 un véhicule monoplace, équipé d'un moteur de Dion Bouton, dont le
volant articulé permet au pilote de s'installer commodément. Le baron Levasseur
lui aurait même commandé une de ces machines. Mais la réputation des selles
"Idéale" l'amènera à abandonner cette voie.
En
1908, suite à des difficultés avec son prêteur, il achète une usine
inoccupée voisine de la sienne, La Baleine et en 1912, y installe
une turbine, puis fabrique l'année suivante deux presses spéciales pour le cuir
et fait des études de tannage du cuir.
La guerre 14-18 et les années 20
Complexité… Ici un modèle "confort", avec ressorts multiples |
Les industries sont toutes paralysées pendant quatre ans. Tron se met à travailler pour la défense nationale dans la fabrication de gaines pour obus. Parallèlement la fabrication des selles se poursuit malgré les difficultés d’approvisionnement. Il est obligé de tanner lui-même son cuir. La paix rétablie, durant les années 20 il procède à la réfection de tout l’outillage et acquiert de nombreuses machines outils. La fabrication des selles ne cesse de s’accroitre pour atteindre en 1922 le chiffre de 200.000.
Les
locaux s’avérant trop exigus pour suivre cette cadence, des agrandissements et
des perfectionnements amènent en 1926 la construction de l’usine actuelle. Dix
ans plus tard la production atteint 500 000 unités, avec un catalogue d'au
moins 80 références pour tous les âges pour tous les goûts.
Jean, Jeanne et Marcel
Après
le décès de Jean-François Tron en 1931, l’entreprise est dirigée par son fils
Jean et sa fille Jeanne, mariée au coureur Marcel Berthet qui participe à la
commercialisation de la selle Idéale. Dans les années 1930-1940,
l'entreprise emploie jusqu'à 220 personnes.
Pendant la seconde guerre mondiale, le cuir faisant défaut, on fabrique l'Idéale Dunlop, selle utilisant un dessus en caoutchouc Dunlop monté sur les mêmes ferrures que le cuir, qui résiste aux intempéries et est très souple.
Une spécialité de l'usine est le rodage à la main "façon Rebours", mis au point par Daniel Rebours, qui permet d'obtenir des selles beaucoup plus confortables.
Pierre Berthet reprend l'entreprise en 1969. En 1975, elle compte 110 salariés. Les grands fabricants français passent des commandes, l'export est florissant notamment avec le Japon.
Le dernier modèle fabriqué à Pont-Saint-Pierre |
Puis la situation économique se dégrade, les grandes marques de cycles vont aux prix les plus bas et la concurrence devient plus forte. Malgré une production réduite, refusant de jouer uniquement la carte du plastique comme les Italiens, la direction conserve la fabrication traditionnelle de la selle cuir haut de gamme et ne fabrique que peu de selles en plastique. L’entreprise se lance alors dans une activité annexe la fabrication de caillebotis.
En
1981, il ne reste plus que 42 employés, la société est en liquidation
judiciaire et dépose son bilan, et les manifestations ne peuvent empêcher la
fermeture de l'usine..
Paris-Normandie 21/10/1981 |
2017 Renaissance …
La pratique du
vélo reprend, amateurs de vitesse et cyclotouristes
exigeants n'ont pas oublié la qualité et le confort de la selle Idéale, et
c'est l'un d'eux, Frédéric Ducès, qui reprend une production haut de gamme à
Toulouse, redonnant vie à la marque pétripontaine.
Impartial 2/11/17 |
Sources:
-Archives personnelles
-Revue des Agents
-Paris Normandie
-L'impartial
-la famille Berthet
-Différents sites internet sur le vélo,
qui se recopient souvent les uns les autres…
Philippe Levacher
Ci-après, vous trouverez un montage de documents rassemblés en mémoire
de l'entreprise, peut-être y reconnaitrez vous des proches, ou des lieux jadis
familiers. C'est le but.
1929, Paris : le stand des selles "Idéale" au Salon du cycle et de la moto |
L'atelier de montage en 1935 |
Les presses de découpage des parties métalliques en 1935 |
Le papier à en-tête en 1910 |
L'usine La baleine sur le site du futur Dosapro-Milton Roy |
L'usine Tron en 1911 |
Photo vraisemblablement prise à l'occasion de l'inauguration de la cantine dans les années 50 |
Photo vraisemblablement prise à l'occasion de l'inauguration de la cantine dans les années 50 |
L'usine après les derniers aménagements de 1948 |
L'atelier de montage du cuir |