1 avril 2017

Qu'étaient les charités ?

Procession de charitons au XVIIIème, in E.VEUCLIN (voir bibliographie)
Procession de charitons au XVIIIème, in E.VEUCLIN (voir bibliographie)

Les charités de l'Eure et la charité de Pîtres


Nous publierons cet article dans trois bulletins successifs:
1ère partie : les charités autrefois

Les charités, ou confréries de charité, sont des associations de laïcs destinées essentiellement à assurer les inhumations ; au cours des siècles cependant, leur rôle s'est diversifié et elles ont participé directement aux liturgies, tout en assumant une forme d'aide sociale. Les charités ont laissé des traces de leur histoire, que ce soient des documents écrits ou des objets.
Après leur déclin amorcé dès le XVIIIe siècle, et précipité au XIXe et au début du XXe siècle, elles connaissent aujourd'hui une véritable renaissance.

Procession de charitons, Fontaine-Bellenger ( octobre 2010)
Procession de charitons, Fontaine-Bellenger ( octobre 2010)

Les charités sont aujourd'hui un phénomène spécifiquement normand1, limité aux quatre anciens diocèses de Rouen, d’Évreux, de Lisieux et de Sées.

1. des formes de charité ont cependant existé dans toute la France et en Italie. Aujourd'hui encore, dans le nord de la France, subsistent des associations appelées confréries de charitables, en partie comparables aux charités de Normandie.


Première partie : les charités autrefois

Histoire

Nées de la nécessité d'ensevelir les morts et de donner aux funérailles une solennité marquant le passage de la vie terrestre à une autre vie dans un autre monde, les charités se sont créées au Moyen Âge, sans doute dès le X- XIe siècle . Mais les premières mentions de leur existence sont du XIIe siècle : il faut abandonner l'idée  que les charités sont apparues à l'époque des grandes épidémies des XIVe et XVe siècles, et notamment au moment de la grande Peste noire de 1348-1351. Ce n'est certainement pas pendant les périodes de surmortalité que l'on pouvait trouver dans une paroisse assez de frères de charité pour des enterrements qui, en plus, constituaient un risque de contagion maximale. C'est la thèse de Catherine Vincent dans son ouvrage cité en bibliographie.
Les charités se développèrent surtout à la fin du XVe siècle après la Guerre de Cent ans, quand, le calme revenu, il fut possible de réorganiser les structures sociales, politiques et religieuses. Ainsi, dans notre région, la charité de Pîtres, mais aussi celles de Pont-Saint-Pierre , de Connelles et de Romilly furent enregistrées auprès de l'évêché entre 1450 et 1480.
Leur progression continua aux XVIe et XVIIe siècles, quand elles jouèrent un rôle dans la Contre-réforme2, avant d'amorcer un déclin au XVIIIe siècle.

2. on appelle Contre-réforme la réaction de l'Eglise catholique au XVIème siècle pour contrer le développement du protestantisme.
À la Révolution, les charités furent supprimées par le décret du 18 août 1792, mais elles réapparurent dès 1801, en particulier à la demande du préfet de l’Eure, Masson de Saint Amand , qui se lamentait de l'absence d'inhumations décentes. Elle se développèrent à nouveau sous la Monarchie de Juillet (1830 - 1848) et pendant le Second Empire (1851 - 1870). Ainsi, en 1842 il y avait 550 charités dans l’Eure. C'est à cette époque que les confréries passèrent vraiment sous la tutelle de Mgr Olivier, évêque d'Évreux de 1841 à 1854, ce qui parachevait une mainmise de l'Eglise sur les charités, amorcée dès le Moyen-âge.
La Première guerre mondiale, l'exode rural, la baisse de la natalité et la déchristianisation expliquent le nouveau déclin des charités au début du XXe siècle. Beaucoup de charités disparurent entre les deux guerres, faute de confrères. Mais elles connurent un nouveau souffle après la Seconde guerre mondiale, comme nous le verrons plus loin.

Organisation
Les charités existaient pratiquement dans toutes les paroisses du territoire actuel de l’Eure ; parfois même une paroisse pouvait posséder plusieurs confréries. Chaque charité se plaçait sous la protection d'un saint patron, ou de plusieurs, qui pouvait être le patron de l'église ou un autre saint . A Romilly sur Andelle, Saint Georges protège à la fois la paroisse et la charité ; à Pont-Saint-Pierre, la charité de la paroisse Saint-Nicolas sollicite la protection de Saint Jean et de Saint Eustache, tandis qu'à la paroisse de Saint-Pierre, on associe ce dernier à Saint Paul pour la charité. À Connelles, Saint Vaast est à la fois patron de l'église et de la charité. À Pîtres, Notre-Dame de Pitié est d'abord seule protectrice de la charité ; on lui adjoint ensuite le Saint-Sacrement.
Bâton de la charité de Saint-Hilaire d'Amécourt, avec les trois saints patrons
Bâton de la charité de Saint-Hilaire d'Amécourt, avec les trois saints patrons

Les charités étaient souvent organisées sur un même modèle : un petit nombre de frères, de 10 à 14, composait la charité, dirigée par un prévôt aidé par un échevin, qui s'occupait essentiellement des finances3. Les dignitaires de la charité étaient élus lors d'assemblées des membres de la confrérie ; le curé de la paroisse faisait de droit partie de la charité. Pour être frère, il fallait être catholique pratiquant, avoir de bonnes moeurs et travailler, pour ne pas être à la charge de la confrérie.
3. Les titres pouvaient varier d'une charité à une autre et aussi d'une époque à une autre. Parfois la fonction d'échevin était celle du prévôt et il dirigeait alors la charité. Il pouvait porter aussi le titre de maître ou celui de roi. L'antique était l'ancien prévôt. D'autres titres apparurent, surtout au XIXe siècle, comme celui de porte-chandelier, de premier clerc...

En fait, une confrérie comprenait trois sortes de membres : en plus des frères servants, membres actifs sur lesquels reposaient la plupart des actions de la charité, existaient aussi des membres associés : d'une part les «rendus» qui payaient une cotisation annuelle à la confrérie pour bénéficier des prières de celle-ci et de sa présence lors de leur inhumation ; d'autre part les «franchis  ou «affranchis» qui donnaient une somme globale dès leur inscription pour se voir octroyer les mêmes avantages, jusqu'à leur trépas.

Les obligations

Le temps de service des frères servants était différent d'une confrérie à l'autre, mais il était souvent de un à deux ans pour l'échevin et le prévôt, et de deux à cinq ans pour les autres frères.

Les obligations des frères, même si elles varièrent au cours des siècles, étaient de trois sortes : inhumations, notamment des membres de la charité, participation aux cérémonies religieuses et assistance aux indigents de la paroisse.
Drap mortuaire de la charité de Vatteville
Drap mortuaire de la charité de Vatteville

- Lors des funérailles, les frères après avoir fait déposer à la maison du défunt le drap mortuaire (ou le linceul pour les indigents) et les cierges, allaient chercher le mort chez lui. En procession, portant le cercueil à bras (et plus tard avec un char mortuaire), ils l’accompagnaient jusqu'à l'église où ils participaient à la liturgie de la messe. Puis, toujours en procession, ils sortaient dans le cimetière et procédaient eux-mêmes à l'inhumation après avoir creusé la fosse. Enfin, le convoi ramenait la famille jusque chez elle.

char mortuaire
char mortuaire

- L'assistance aux cérémonies religieuses était une autre obligation dévoreuse du temps des charitons. Par exemple, à Connelles, les statuts de la charité de 1843 prévoyaient un service à la grand-messe de tous les dimanches et fêtes, en plus de l'assistance à certains offices (vêpres, saluts ou bénédictions le premier dimanche de chaque mois et toutes les fêtes d'obligation) et la participation à certaines cérémonies (confirmation, première communion, adoration perpétuelle, messe de minuit ...)
- Enfin, l'aide aux nécessiteux consistait à aller visiter les malades, infirmes, ou mourants, à inhumer gratuitement les indigents et à pratiquer l'aumône assurée par la caisse de la charité.

Les finances

Les charités possédaient des richesses et des biens : les richesses provenaient des cotisations payées par les frères et les associés, mais aussi des amendes que les confréries infligeaient aux frères, et également des dons qu'on pouvait leur faire. Quant aux biens des charités, ils comprenaient des biens mobiliers nécessaires à leur bon fonctionnement (vêtements, objets divers, coffres, bancs) mais aussi des terres, des maisons, des rentes qui procuraient des revenus grossissant leurs recettes.
Tronc de charité

Tronc de la charité d'Heudebouville
Tronc de la charité d'Heudebouville

Par contre les finances des charités étaient obérées par l'entretien de tous ces biens, l'achat des cierges, l'aide aux indigents et tout ce qui était indispensable à la pompe des processions.

Les processions

Toutes les funérailles et la plupart des fêtes donnaient lieu à des processions au cours desquelles les charitons portaient des vêtements spécifiques4.

4.   voir bibliographie.
redingote et rabat blanc (charité du Thuit)
redingote et rabat blanc (charité du Thuit)

- Un vêtement noir (robe, puis redingote à partir du XIXe siècle) recouvrait le corps du cou jusqu’aux mollets. Le col était orné d'un rabat blanc.

barrette de chariton
barrette de chariton

- Un bonnet noir, ou une barrette, couvrait la tête.
chaperon de la charité de Douains
chaperon de la charité de Douains

- La pièce essentielle du costume était le chaperon, sorte de large écharpe portée sur l'épaule gauche et fermée sur la hanche droite. Cette pièce de vêtement très ornée par des broderies d'or et d'argent, des galons, des cannetilles (franges), portait sur le pan avant la qualité du frère et sur le pan arrière le nom de la charité et celui de la paroisse. Un médaillon, lui aussi très décoré, montrait le saint protecteur. Les chaperons étaient noirs, bleus, ou rouges.

L'ordre de marche des processions était le suivant :
tintinelle
tabar de la charité de Saint-Germain la Campagne
tabar de la charité de Saint-Germain la Campagne

- en tête venait le tintenellier (ou cliqueteux ou clocheteux) qui agitait alternativement deux cloches, les tintenelles, pour rythmer la marche. Le tintenellier était revêtu d'un habit particulier : un tabar (ou dalmatique), vêtement en forme de T, très épaulé.

bannière de la charité de Selles
bannière de la charité de Selles

- derrière le tintenellier venait le porte-bannière dressant haut la bannière de la charité : celle-ci, en soie ou en velours, arborait l'image du saint patron de la charité en broderie ou en toile peinte ; figuraient également sur la bannière le nom de la charité, celui de la paroisse et sa date de création, date souvent contestable.

croix de procession et torches de la charité de Bosc -Bénard -Commin
croix de procession et torches de la charité de Bosc -Bénard -Commin
bâton de charité

bâton de charité
Deux bâtons de charité

- d'autres frères portaient des bâtons de charité, longs manches en bois terminés par une plate-forme sur laquelle était érigée la statuette du saint patron. Les charitons pouvaient aussi porter des croix de procession.

reconstitution d'un convoi de funérailles
reconstitution d'un convoi de funérailles

Lors des funérailles, la charité ornait la porte de l'église de tentures et de pentures noires et recouvrait le cercueil d'un drap mortuaire, souvent richement brodé. On arborait aussi des lanternes ou des torches.

Les documents

Tous les objets ou vêtements cités ci-dessus constituent des traces encore visibles de l'existence d'une ancienne charité dans une paroisse. De même, on peut encore voir dans certaines communes le local de la charité : ainsi à Connelles subsiste encore la « chambre de charité », petit bâtiment construit en appendice de l'église le long du flanc sud de la nef.
Eglise de Connelles avec  à gauche de la photo la chambre de charité
Eglise de Connelles avec  à gauche de la photo la chambre de charité
matrologe des Hogues
matrologe des Hogues

Des documents écrits permettent aussi de retracer l'histoire d'une charité : enregistrement, bulles d'indulgences5,statuts, images pieuses, comptes... et surtout le matrologe (ou matheloge ou martyrologe), registre,  tenu à jour souvent sur plusieurs décennies, sur lequel sont inscrits les frères de charité et les associés, mais aussi les amendes, quelquefois l'état des finances ou autres comptes. C'est le document le plus intéressant  mais, hélas, il est rare d'en retrouver un.

5. les bulles d'indulgences, qui supprimaient les péchés (passés ou à venir) pour un temps donné, étaient octroyées aux charitons par le pape.

Sources

Archives Départementales de l’Eure(A.D.E.), en particulier séries 4F, 2F, 6J, 15J, 76V
Archives Départementales de Seine Maritime (A.D.S.M.), série G

Bibliographie

Aubé N. : Les charités du diocèse d’Evreux du XIXe siècle à nos jours, dans « Etudes Normandes », n° 4,1981
Bee M. : Histoire contemporaine des confréries de charités normandes. Question de méthode dans « Sociabilité, culture et patrimoine », Cahiers du GRHIS, n° 3, 1995.
Blondel D. et Pellerin : Deux articles dans le bulletin de la Société d’Etudes Diverses de Louviers, 1993
Cauët S. : Les confréries de charité en Normandie, Evreux, Imprimerie Hérissey, 1904
Chaline N.J. : dans « Sociabilité en Normandie », Université de Rouen, 1983.
Chanoine d’Avranches : Quelques charités normandes, Rouen, Cagniard, 1892.
Congrès des charités normandes de Giverville, juillet-septembre 1947, Bernay, imprimerie Meaulle, 1948.
Corbet Abbé L. : Les charités en Normandie, Dijon, Jobard, 1959.
Catalogue de l’exposition « Les confréries de charité disparues dans la région de Vernon », imprimerie A.G. Poulain, Vernon, 1999.
Cosset F. : Confréries de charité en Normandie . enquête en Pays d’Auge. Crécet, Les carnets d’ici, 1999
Dubuc A. : Charités du diocèse de Rouen au XVIIIe siècle, Congrès des sociétés savantes de Besançon, 1974
Follain A. : Charités et communautés rurales en Normandie dans « Sociabilité, culture et patrimoine », Cahiers du GRHIS, Rouen 1995.
Hurel A. : Défense et droit des charités du département de l’Eure par un conseiller municipal, Evreux, imprimerie Du Breuil, 1842.
Magasin pittoresque de 1876
Martin (Abbé) : Répertoires des anciennes confréries et charités du diocèse de Rouen approuvées de 1034 à 1610, Fécamp, Imprimerie L. Durand, 1936.
Ségalen M. : Les confréries dans la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1975.
Vasseur Ch. : -Martologe de la charité de Tourgeville, Société des Antiquaires de Normandie, 1875
      -Registre de la charité de Surville, imprimerie Le Blanc Hardel, Caen, 1864
    -Eglise et société en occident XIIIe, XVe siècle, Armand Colin, coll. U. 2009.

Vaumas M. de : documents personnels
Verschotte : -Les confréries de charité dans Causeries Lyonnaises, publication des Amis de Lyons, 1999.    -Nombreux articles ans les bulletins de l’AMSE, n° 58, 74, 78, 79, 82.
Veuclin E. : Documents concernant les charités normandes, Evreux, Imprimerie Hérissey, 1892.
Vincent C. : -Des charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle. Collection de l’Ecole Normale  Supérieure de Jeunes Filles, Paris, 1988.



James MacPherson Lemoine en visite à Pîtres

James Mac Pherson Le Moine

Un Québecois chez l'Abbé Vaurabourg


Le texte ci-dessous est la traduction par nos soins d’un extrait de « Edimbourg, Rouen, York », récit d’un voyage en Europe, dans lequel James Mac Pherson Le Moine, historien reconnu au Québec, raconte son passage à Pîtres sur les traces de ses ancêtres et sa rencontre avec l’abbé Vaurabourg. Il existe à Québec une avenue James Lemoine (on y a préféré oublier le côté écossais du personnage)

Arrêtons-nous au centre d’un vieux village normand et voyons s’il ressemble à nos propres villages français. (Note : l'auteur parle des villages canadiens français)
Nous sommes à Pîtres, qui fut jadis le siège du royaume, et est maintenant une commune modeste, rustique, résidence tranquille d’une paysannerie industrieuse. Il est là, étendu sous les rayons brûlants du soleil d’août, à l’ombre de collines élevées, à la jonction des charmantes vallées de la Seine, de l’Eure et de l’Andelle ; la plus élevée de ces collines s’appelle la Côte des Deux Amants, et nous verrons bientôt pourquoi. D’une minuscule gare de chemin de fer, la grande route, faite de pavés, passe sur un petit pont, le long de haies, de robustes murs de pierre et de pâturages, et mène vers le village, petit mais chargé d’Histoire. A plus d’un égard, le paysage rappelle le Canada, si ce n’est que les habitants paraissent plus pauvres, de manières plus rustres, moins éduqués, que chez nous. Ici, une ferme d’un seul niveau, à côté, une grange au toit de chaume, tout près, des paysans en blouses grossières bleues ou grises, moissonnant (pas de faucheuses ici) avec la même faucille primitive, utilisée depuis des siècles par leurs ancêtres : les femmes en blanches câlines gaufrées, sabots, mantelets, mènent les chevaux vers les champs de blé ou vers la grange.

Carte postale de l’église de Pîtres sans rosace
Carte postale de l’église de Pîtres sans rosace

Les prairies et les pâturages proches des fermes sont en général bien pourvus d’arbres ombreux. Malheureusement, la mutilation uniforme de l’arbre, dont on réduit toutes les branches à l’état de simples moignons, pour fabriquer du charbon de bois et des fagots, lui donne un aspect désolé, mutilé. Assailli douloureusement, dégingandé, l’arbre ressemble à un gigantesque parapluie fermé, couronné d’une coiffe feuillue, avec une frange de feuilles vertes descendant à quelques pieds du sol. Nous avons noté ces douloureuses difformités non seulement en Normandie, mais même tout près de Paris ; il faut aller en Angleterre pour trouver un respect convenable des parcs et des arbres. La Normandie cependant, nous a intéressés par sa magnifique race de chevaux de trait : ils sont généralement gris ou blancs. On rencontre à l’occasion ces splendides spécimens de la race équine à Paris et en Angleterre ; ils valent 2 500 francs, environ 100 livres, chacun. Ils étaient plus actifs et plus élégants que les chevaux flamands que nous avons vus sur les quais d’Anvers. Les énormes chevaux de trait d’Anvers ressemblent à des éléphants de taille modérée.
Reprenons notre examen de Pîtres. La petite église était délabrée, son cimetière négligé, couvert de mauvaises herbes, tout à fait, hélas, comme certains des nôtres. Sur le devant ou l’arrière des maisons, les carrés de légumes ou de fleurs : tournesols, roses, œillets, pavots, marguerites, pivoines, bruyère. Un petit jardin bien entretenu nous mena au presbytère où nous trouvâmes un curé aux cheveux blancs, charmant, hospitalier et instruit. Quel plaisant accueil quand nous, les Canadiens présentâmes nos lettres d’introduction !

Nous fûmes contraints d’accepter l’invitation cordiale de Monsieur le curé à partager avec lui ce qu’il lui plaisait d’appeler son pauvre ordinaire campagnard. « Pîtres est trop loin de Rouen, dit-il, pour que j’aie toujours sous la main de la viande fraiche, mais si vous pouvez vous résoudre à manger un lièvre normand, je vais en faire tuer un jeune et gras »  Ayant sur le champ accepté son offre, nous nous retirâmes avec notre hôte dans le jardin, pour examiner les parterres de fleurs, les plantations, les poiriers et les pommiers, et une sorte de vigne rustique cultivée en Normandie. Bientôt Marie, la vieille ménagère extrêmement active et très bavarde, vint nous dire que le déjeuner était prêt, « comme il était » ajouta-t-elle avec un soupir. Le voyage et l’exercice avaient bien sûr aiguisé notre appétit ; mon compagnon et moi-même fîmes amplement justice, d’abord au potage, ensuite au lièvre juteux et rôti, puis au gruyère, qui était exquis ; ensuite vint une petit plat de blanquette ; des pommes, des prunes et des poires suivirent ; le cidre normand est un délicieux breuvage, qui déborde des timbales d’argent ; puis un bordeaux vieux fit le tour de la table ; suivit une tasse d’un divin café moka ; les confiseries, et un petit verre d’eau de vie, pâle et vieille (c’est-à-dire une cuiller à café de vieux cognac dans de délicats verres de Sèvres) mit fin à la fête. Le pousse-café, qu’il faut avaler en trinquant à la mode de Normandie (c’est-à-dire que les verres doivent se choquer) : tout ceci d’un curé normand ne recevant de l’Etat que 900 francs par an, nous sembla une merveille d’hospitalité, de savoir-faire et de goût. L’abbé n’était pas seulement accueillant, c’était un gentilhomme cultivé et qui avait voyagé ; il nous détailla les annales de Pîtres, dont il avait écrit l’histoire. Après qu’il eût épuisé ses questions sur le Canada, ses coutumes, si les Anglais opprimaient les Français, sa population, son commerce, sa littérature, etc.…, ce fut notre tour d’en poser sur la Normandie de notre hôte ; « quelles traces restait-il de l’invasion normande du IXème siècle ? Quelle était l’histoire de la petite église paroissiale, qui, nous dit-on, datait de plus de mille ans ? Pourquoi la montagne proche s’appelait-elle la Côte des Deux Amants ? » Notre hôte répondit : « Depuis plus de vingt ans, je suis chargé de cette paroisse. Dans l’idée de restaurer les murs qui croulent de notre église chargée d’histoire, j’ai consacré mes soirées libres à compiler l’histoire de Pîtres, bien que la somme obtenue par la vente de cet ouvrage reste modeste. Vous serez sans nul doute étonnés d’apprendre qu’il y a mille ans le Roi de France avait un château royal dans ce hameau sans prétention.
Pîtres, à ses débuts, fut un poste de l’armée romaine, une résidence royale sous notre dynastie mérovingienne, le siège d’un palais, et une forteresse pour les princes de la seconde race. Les années auraient sans nul doute fait de Pîtres une ville importante, si un événement imprévu n’avait modifié sa destinée : les invasions normandes du IXème siècle ont brisé son avenir, et la construction à Pont de l’Arche de forts et de structures pour arrêter ces barbares a centré sur ce lieu la vie et les activités de Pîtres. C’est une longue histoire. Ce fut spécialement un prince de la lignée carolingienne, Charles le Chauve, qui donna à Pîtres son lustre dans ces jours anciens. Pîtres était renommé pour ses ateliers de monnaie, et il est plus que probable que ce fut pourquoi Charles le Chauve y publia en 864 la loi connue sous le nom d'Edit de Pîtres, concernant la frappe de la monnaie. Pîtres fut aussi choisi par Charles le Chauve comme lieu de rencontre de ces assemblées nationales connues comme les Conseils de Pîtres . En 861 et 862, dans cette même petite église près d'ici, que j'ai entrepris de restaurer, le roi de France Charles le Chauve tint ces Etats généraux auquel assistaient les archevêques de Rouen, Reims et Sens, les évêques de Paris, Évreux, Coutances, Soissons,  Senlis, Tournai, Chalon-sur-Saône, Laon, Meaux, Tournai, Troyes, Autun, Lisieux, Sées, Beauvais. En 864, un concile encore plus important s'y réunit, environ 50 archevêques et évêques ; mais je dois vous renvoyer à mon travail sur Pîtres pour plus de détails. En ce qui concerne le nom de cette colline, son origine est à la fois romantique et tragique. Il y a très très longtemps, un fier baron de Pîtres avait une fille très belle ; un jeune dont la naissance n'était pas noble lui avait sauvé la vie lors d'une chasse au sanglier et demandé sa main. Le baron, ajoutant la cruauté à la fierté, accepta, à la condition que le jeune, sans aide, et sans se reposer, la porte en haut de la côte. Il y réussit, mais tomba mort en arrivant.
« De crise cardiaque » suggéra mon compagnon…Le jeune était-il trop faible ou la jeune fille trop lourde, notre hôte ne pouvait dire. Après une telle catastrophe, la demoiselle sans aucun doute se retira dans un couvent.
Mesdames et Messieurs, j'ai décrit, tel que nous l'avons trouvé, un village de Normandie. Pîtres, vous ne vous en doutez pas forcément, avait pour nous un intérêt spécial. Il y a plus de 200 ans, un gentilhomme aventureux venu de Pîtres débarqua sur nos rivages et devint un seigneur canadien ; je suis l'un de ses descendants.

Extrait de Edimbourg, Rouen, York, conférence délivrée le 25 novembre 1881 devant la Literary and historical society .
D'origine écossaise et canadienne-française, James Mac Pherson LeMoine , membre fondateur de la Société royale du Canada, en est le président en 1894-1895. De 1863 à 1906, il publie sept volumes regroupés sous le titre Maple Leaves (feuilles d'érable), qui restent une référence au Canada


Les ancêtres de J.M. LeMoine - L'émigration vers le Canada

Louis Lamarre dit Gassion (≈1630- 1663) : matelot, né à Pîtres, arrive au Québec en juin 1658; il épouse la veuve  Jeanne Garnier en 1659; un petit-fils de Louis Lamarre, Jean-Philippe, s'établira sur la rive sud de Montréal et sera à l'origine d'une bonne partie des familles Lamarre de Laprairie, St-Philippe et villages des environs;

Jacques Le Ber dit Larose né vers 1633 à Pîtres de Robert LEBER et Colette CAVELIER, décédé en 1706 Montréal; est un grand notable de la Nouvelle-France, plus particulièrement de Montréal. Il arrive au pays en 1649. Il s’installe à Montréal vers 1654 où, comme bien des colons, il se transforme souvent en guerrier pour affronter les Iroquois. Même rendu à un âge avancé, il se rend au combat en territoire iroquois. En 1658, il épouse Jeanne Le Moyne (1636-1682), sœur de Charles Le Moyne de Longueuil et de Châteauguay et fille de Pierre Le Moyne, (décédé vers 1657 Dieppe) hôtelier à Dieppe, qui a des neveux à Pitres. Le couple a cinq enfants : une fille prénommée Jeanne, devenue une célèbre recluse*, et quatre fils dont Pierre, le premier peintre connu de Montréal. Peu de temps après de son mariage, Jacques Le Ber s’associe à son beau-frère Charles Le Moyne pour de prospères activités commerciales dans le domaine de la fourrure, la pêche à la morue, le commerce avec les Antilles; cofondateur de la Compagnie du Nord en 1682, il s’intéresse à l’ensemble des ressources canadiennes et s’avère un pionnier de leur exploitation. Vers 1670, il est désormais un puissant et respecté marchand. Il devient un de ces grands notables consultés par les autorités pour les affaires de la colonie. A une certaine époque, il est considéré comme le plus riche marchand du Canada.  Il est anobli en 1696, et achete, avec Charles LEMOINE, le domaine de Senneville dans Montréal.
* Jeanne Leber ( 1662-1714) est honorée au Canada à l'égale d'une sainte. A l'àge de 18 ans elle choisit de vivre recluse sous le toit paternel puis dans une cellule dans une chapelle qu’elle fit construire.
  
François Le Ber (1626-1694), frère de Jacques Le Ber s’installe en Nouvelle-France probablement vers 1657. Il est père d’une fille née d’un précédent mariage en France avec Françoise Lefrançois et de six autres enfants de son mariage en Nouvelle-France avec Jeanne Testard, originaire de Rouen en 1662.

Jean leMoyne des Pins, né en 1634 (ou 1640) à Pitres de Louis Le Moyne et Jeanne Lambert, quitte la France avec son frère en 1655 ou 1656 pour le  Québec

Ils s’associent avec des Leber, originaires eux aussi de Pîtres .



La nécropole et le prieuré de Romilly

Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Relevage d'une tombe
Relevage d'une tombe

Romilly
Les fouilles archéologiques


L'Institut National de Recherches Archéologiques Préventives est chargé de faire des sondages avant tous travaux pouvant toucher un site archéologique, et si le site présente un intérêt suffisant, d'y effecteur des recherches.
C'est ainsi qu'il est intervenu à Romilly sur Andelle avant la construction de pavillons sur un terrain où se trouvait un cimetière mérovingien et carolingien (VIème au Xème siècle) et l'église de Saint Crespin, appartenant à l'abbaye de la Lyre, transformée en manoir au XIVème siècle.
Nous présentons une partie des conclusions, encore provisoires, de ces fouilles, qui ont donné lieu ce printemps à une exposition et à des conférences qui ont  rencontré un très large public à l'Espace Aragon de Romilly.

LE CIMETIERE

Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Tombe d'enfant
Tombe d'enfant

Les 300 sépultures fouillées à ce jour sont attribuables à des adultes des deux sexes et à des enfants. Sur la périphérie du cimetière, les sujets immatures ont tous plus de deux ans. En revanche, dans les pourtours de l'église, les sépultures des petits (moins de deux ans) apparaissent en grand nombre, tout en restant pour l'instant en deçà de la mortalité infantile naturelle de la période. L'étude biologique à venir permettra d'aborder la distribution par âge et sexe, la morphologie et l'état sanitaire de cette population. Les analyses paléogénétiques seront susceptibles de préciser les questions de groupes familiaux et de peuplement.
Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle
Vue montrant la densité d'occupation

Les tombes les plus anciennes sont datées du VIe siècle, et le cimetière est abandonné vers les Xe-XIe siècles quand s'installe le prieuré .

Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Vestiges de la tour-escalier (XIVème siècle)
Vestiges de la tour-escalier (XIVème siècle)


L'EGLISE SAINT CRESPIN

À la fin du XIe siècle, Guillaume Osbern,  compagnon de Guillaume le Conquérant, fonde l'abbaye bénédictine de la Lyre,  près de Conches, et lui donne les terres de Romilly-sur-Andelle . Cette dernière y crée le prieuré Saint-Crespin.
La première église est construite en deux étapes, puis entre le Xe et le XIIe siècle, une seconde, plus grande, avec une nef rectangulaire divisée en deux travées et un chœur en abside.

Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Les cuisines du manoir
Les cuisines du manoir

Romilly/Andelle - La grange dîmière avec en arrière-plan  l'église Saint Georges
La grange dîmière avec en arrière-plan  l'église Saint Georges


LE MANOIR

Au XIVe siècle, l'église est transformée en manoir. Plusieurs annexes y sont accolées. À l'ouest, un bâtiment est construit dans son prolongement dont il ne subsiste que les importants celliers. Une petite cave voûtée, soutenue par deux arcs doubleaux et en parfait état de conservation, était reliée à l'ouest au grand cellier par une petite cage d'escalier.
Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Le Manoir La cave
La cave
Enfin, au nord du manoir, se trouve une magnifique grange du XIVème siècle, en très bon état de conservation,  qu'on appelle encore aujourd'hui la grange dîmière. Ces granges servaient au stockage des dîmes, dixième partie de la récolte qui devait être payé en impôt à l'Eglise.

Le prieuré est abandonné dès le XVIIe siècle. 
Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle - Colombier
Ce bâtiment circulaire du XVe ou XVIe siècle appartenait au prieuré et sa fonction reste à déterminer. Il pourrait  s'agir de la base d'un colombier, mais il en existe déjà un à proximité. D'autres formes circulaires, ressemblant plutôt à des cuves, font penser à des installations de tannerie, ou à des bacs de foulons (traitement de la laine une fois tissée, que l'on foulait aux pieds à l'aide de l'argile, opération qui se mécanisera avec les moulins de l'Andelle). On sait que Romilly par la suite deviendra un grand centre de foulonnage.
Fouilles archéologiques à Romilly/Andelle Dans le haut de la rue Saint Georges, on distingue sur ce détail d'une carte établie en 1731 l'église Saint Georges et le Prieuré Saint-Crespin
Dans le haut de la rue Saint Georges, on distingue sur ce détail d'une carte établie en 1731 l'église Saint Georges et le Prieuré Saint-Crespin.
(Archives Départementales de la Seine-Maritime)

Les photos de fouilles sont de Cécile Soret et Mark Guillon, de l' INRAP




Le Manoir sous la Révolution (suite)

Le centre de la paroisse du Manoir en 1787 (Archives de l'Eure)
Le centre de la paroisse du Manoir en 1787 (Archives de l'Eure)


Le Manoir An II (1793-1794)

L'an II, c’est l'année clé de la Révolution,  pendant laquelle la  toute jeune République doit se battre sur tous les fronts, aux frontières contre l'Europe des rois, et à l’intérieur contre les soulèvements royalistes  (chouannerie, Vendée) ou fédéralistes. Le Comité de Salut Public qui la dirige va durcir considérablement son pouvoir : c'est la Terreur. Par ailleurs les besoins sont grands pour ravitailler l'armée en hommes, en armes, en chevaux, en fourrage (le carburant de l’époque), en vivres, que l’on réquisitionne aussi pour nourrir les villes. La disette menace, et  la politique de réquisition menée contre des paysans qui rechignent à vendre leurs produits à bas prix (loi du maximum, voir n°1), surtout quand ils sont payés en assignats dévalués, aggrave la pénurie.

Les grandes familles  de laboureurs :
les Leclerc, Revert, Tesson, Depîtres,  Bisson, Fréret, et 22 Depîtres... ( en comptant seulement les chefs de famille  : combien en tout ?)
Les grands propriétaires absents :
les sieurs de Coqueromont, seigneur de Pont-Saint-Pierre, Bizet, bourgeois de Rouen, Girot, de Fresnes-l'Archevêque, la dame Meilleur, de Feuguerolles                            
Les « clercs »   Le curé Maille  doyen du prieuré de Perriers, réfractaire, remplacé par 
Bruno Jacques Jérémie Leblond,  d'abord meneur sans troupes, futur volontaire de l’an II - rescapé de quelles batailles?- qui finit maire du Manoir sous le Directoire, mais aussi Nicolas Yves Pelletier,  greffier, parfois collecteur de taxes, instituteur
Les petits, les sans-grades : listes d’indigents, d’allocataires, de protestataires… qui ont parfois les mêmes noms de famille que les laboureurs.

Dans les registres de délibérations du conseil municipal du Manoir sous la Révolution, on perçoit la manière dont l'ensemble de la population d'un  petit village rural se trouvait affecté par une politique qui se faisait surtout à Paris, et y adhérait ou s'y opposait. Ce type de document nous met plutôt au contact des notables, mais permet cependant de deviner des oppositions de classes sociales.
Rappelons le contexte :
Le Manoir compte environ 360 habitants, formant une centaine de feux (foyers, on dirait aujourd'hui ménages) Avant 1789, la propriété semble répartie entre quelques  seigneurs, dont Antoine-Pierre-Thomas-Louis Caillot de Coquereaumont, président au parlement de Rouen,  et seigneur de Pont-Saint-Pierre, l'abbaye de Saint-Ouen, et quelques laboureurs de la paroisse. Ces laboureurs, paysans aisés, mais qui n'ont rien à voir avec les propriétaires et les seigneurs qui ne travaillent pas leurs terres, nous les connaissons bien, puisque ce sont eux qui depuis 1789 sont les élus du Manoir. Nous les retrouvons donc de semaine en semaine et parfois de jour en jour dans le registre de délibérations, qu'ils signent  régulièrement. Ils sont peu nombreux, et appartiennent à un très petit nombre de familles :  Leclerc, Depîtres, Tesson, Revert, Bisson, Fréret, Milliard. Ainsi, en 1788, en l'absence  du sieur de Coquereaumont , seigneur de la paroisse Jean-Baptiste Leclerc est syndic de l'assemblée municipale, il a comme adjoints Jean-Baptiste Revert, Jacques Depîtres, Jean Tesson,  le  greffier est Jean-Louis Bisson.

Les plus forts contributeurs à l'impôt en 1790
(pour un total perçu de 2096 livres)
REVERT Fr. fermier du sieur Biset de Rouen
273
Sieur Girot de Fresnes l'A. (a refusé de faire sa déclaration)
185
DEPITRES J. fermier de la veuve Martin
121
BISSON J. fermier de la veuve Levavasseur
77
Sieur curé
51
Vve FRERET
49
DEPITRES J.P fils,  fermier de Louis Fréret et r.Milliard
47
TOLMET Louis
45
TESSONJean
43
Sieur Biset de Rouen pour maison de maître
38
DEPITRES Pierre fermier de Biset
37
DEPITRES J.B. fermier de Loguet, Biset,  N.Depitres
24
DEPITRES Jean-Pierre fermier de Milliard père
22
DEPITRES Etienne
21


J-B Leclerc est en juillet 1791 le principal acheteur lors de la vente de biens nationaux (pour le Manoir c’était les terres qui appartenaient à l'abbaye de Saint-Ouen) : il en achète pour 18 500 livres, somme très importante : les terres étaient estimées entre 10 et 40 livres l’acre, cela pourrait donc représenter entre vingt et cent hectares. L'autre acheteur de biens nationaux, François Milliard, n'en achète que pour 5400 livres.

Mais le personnage le plus important de la commune, c’est le curé, Nicolas Maille, doyen de Perriers sur Andelle, premier maire du Manoir, en 1790, élu par 36 voix sur 46 (ne votent que les citoyens actifs). Mais, devenu curé « réfractaire » (voir n°1), il est remplacé par  Bruno Jacques Jérémie Leblond, nommé par Monseigneur Robert Thomas Lindet. Les habitants du Manoir, peu satisfaits de ce curé révolutionnaire demandent  dans une pétition suivie de 39 signatures à garder le curé Maille, homme charitable, bon citoyen, etc.  Pourtant, assez bizarrement, quand il faut élire un nouveau maire, c'est le curé  Leblond qui est élu, mais il démissionne pour rester curé. Jean-Baptiste Leclerc est  élu maire. 


Robert Thomas Lindet, évêque constitutionnel  et député du département de l’Eure est le frère de Robert Lindet, membre du Comité de Salut public, rédacteur de la loi de Prairial, qui instaure la Grande Terreur en accélérant les procédures de jugement et en ne laissant aux tribunaux que deux possibilités : l’acquittement ou la mort…

Six mois plus tard, la cote du curé Leblond est au plus bas : les membres de la municipalité établissent contre lui un procès-verbal, pour « insultes proférées envers eux au cours de la messe et des vêpres de ce jour dans l’église du Manoir », et envoient au directoire du district de Louviers une requête contre lui, qui reste sans effet, comme on pouvait se douter.
Dès 1792, les préoccupations des habitants vont changer. La guerre est déclarée, les inventaires commencent, qui annoncent les futures réquisitions : biens destinés à la célébration ou à la décoration du culte, armes et munitions (fusils, mousquetons, pistolets, bâtons ferrés), trois volontaires partent pour la défense de la patrie en danger, avec trois fusils réquisitionnés. Puis le problème essentiel devient celui des subsistances : voir le bulletin n°1)
En décembre 1792, Jean-Baptiste Leclerc est réélu maire, tandis que le citoyen curé  est « nommé unanimement lecteur des lois grâce à son civisme et son patriotisme ».

L’année 93

La situation se durcit….La guerre s’est étendue à l’Angleterre et à l’Espagne, Dumouriez, principal général du front de l’Est, a trahi, la Convention décrète la levée en masse : réquisition permanente de tout citoyen en état de porter les armes. On traque partout les « suspects »
La municipalité déclare qu’il n’y en a point au Manoir, et le curé Leblond lui reproche cette « hésitation » à dénoncer, il désigne le curé réfractaire Maille, ses domestiques, et deux autres personnes, et menace de quitter la commune. On pourrait alors se dire que ses paroissiens auraient dû se sentir soulagés d'être débarrassés de lui, mais peut-être sentaient-ils qu'en même temps ce révolutionnaire patenté contribuait à les protéger.
Alors —parce que le curé Leblond a réussi à convaincre quelques bonnes volontés?— Jacques-Louis Bisson et François Leclerc, laboureurs, accusent François Milliard "de n'être qu'un aristocrate", mais  refusent de signer un procès-verbal, ce qui va permettre à celui-ci d’être tiré d’affaire : " il apparaît selon l'opinion des habitants présents qu'il n'est pas regardé comme suspect, n'ayant ni parlé ni agi contre le principe républicain, et il résulte que cette dénonciation n'a pu être que l'effet  d'un trop grand patriotisme qui remontait à  une période trop éloignée" —l'époque sans doute où J-F Milliard était décimateur à Pîtres et y était le deuxième revenu après le sieur Caillot de Coqueréaumont.
Peu de temps après, des visites ont lieu chez tous les possesseurs de grains et farines afin de vérifier les déclarations.  Six boisseaux de blé sont confisqués  à Jacques-Louis Bisson, qui avait "oublié" de les déclarer, et attribués aux pauvres de la commune : petite vengeance pour le guérir de son zèle dénonciateur ?

Juin : Le manque de grains se fait sentir, la situation se tend : on projette d’aller en nombre* à Pont-de-l'Arche  pour se procurer des subsistances, puis , comme on ne peut plus se procurer de grains sur les halles et marchés dans un rayon de quatre lieues (16 km), les habitants demandent qu'une pétition pour obtenir 80 sacs de blé soit présentée au ministre de l'Intérieur ou au Comité des subsistances par le citoyen Leblond "connaissant la pureté de son civisme, de son patriotisme, de son républicanisme et du zèle dont il est animé pour la paix et la félicité et le bonheur de ses concitoyens."  Que de fleurs ! La cote du curé Leblond a bien remonté, on estime surtout qu’il est le plus à même d’obtenir du pouvoir révolutionnaire, dont il est le plus proche, de quoi sauver le Manoir de la disette. cf  rôle de l’instituteur Corot à Pîtres ( voir n°1)

* C’est une pratique fréquente que de se rassembler pour réclamer du blé .Dans les périodes difficiles, on parle d'émeute frumentaire, les populations affamées affrontent l'autorité pillent ou achètent de force. Il y a parfois des morts….. 

Juillet :  gardes organisées toutes les nuits du 9 heures du soir à 3 heures du matin, pour surveiller les récoltes et éviter toute dégradation

Août : pour préparer la grande fête du 10 août à Louviers "toutes les municipalités se feront remettre par les ci-devants propriétaires de fief, leurs ci-devants receveurs ou agents et par tous dépositaires les aveux, déclarations, terriers, cueilloirs et titres constitutifs ou reconstitutifs des rentes, les droits ci-devants seigneuriaux supprimés sans indemnité, et […] les restes de la féodalité seront brûlés par chaque commune à la fête du 10 août."
Un incident local minime, mais qui révèle un climat tendu : "J-P Tesson, marchand, laboureur à Alizay, a surpris la citoyenne Marie- Anne Le Sueur, femme de Jean-Pierre Depîtres, faisant de l'herbe au râteau sur sa pièce de terre, laquelle était marquée en défense par plusieurs placards. Il lui a demandé pourquoi et elle a répondu qu'elle pensait que c'était seulement interdit aux bestiaux.  Il lui a demandé de partir et de laisser l'herbe. Elle s'est retirée après résistance à vive voix. Elle est revenue deux heures plus tard pour la récupérer et devant son opposition lui a asséné deux coups de poing sur la tête et lui a dit  tu t'en repentiras ainsi que plusieurs autres injures."
La moisson est faite, et les ordres de réquisition vont pleuvoir…

Septembre  : le Manoir doit fournir 16 quintaux de blé pour l'approvisionnement de Paris, on recense les charrues, combien les cultivateurs ont fourni pour les magasins de Paris et Rouen et combien sont en retard : "ceux qui ne référeront pas à la présente réquisition, soient officiers municipaux par négligence, soient cultivateurs par une coupable indifférence pour le statut de leurs concitoyens, seront poursuivis comme ennemis publics, arrêtés sur le champ et tout le grain dont ils seront trouvés possesseurs confisqué [...] et vendu au profit de la République."

Un commissaire envoyé par le district de Louviers vient prendre des renseignements sur " les notables, ci-devants seigneurs, prêtres réfractaires, ainsi que d'autres personnes désignées : le citoyen Charles Depîtres et sa femme, anciens domestiques du prêtre réfractaire Maille, et déclarés suspects, car ne se rendant pas à l'office du prêtre constitutionnel ". On répond "ils assistent régulièrement aux assemblées de citoyens et n'ont jamais parlé ni agi contre le principe républicain et depuis le dernier procès-verbal les rendant suspects, ils vont maintenant à l'office comme les autres, en conséquence nous les retirons de la liste des suspects". Il semble  donc qu’une solidarité s’exerce à l’intérieur de la commune pour se protéger de l’extérieur

Octobre : ordre de fournir 14 quintaux (environ 700 kg) de blé pour l'approvisionnement de la ville de Rouen, quantité revue à la hausse après vérification , bien entendu on essayait toujours de verser le moins possible, mais les villes avaient besoin de blé et "veillaient au grain"...

L’an II

Vendémiaire ( octobre 1793 )
- Louviers ordonne la descente des cloches et leur envoi, réponse: "l'une sera descendue et l'autre restera conformément à la loi du 23 juillet 1793"
- chaque canton devant fournir 6 chevaux pour le service de cavalerie ainsi que la quantité d'avoine nécessaire pour nourrir un cheval pendant un an , la commune du Manoir doit fournir 15 quintaux d'avoine.
On a pu acheter des farines au  Havre. Grand port d'exportation des farines vers les Antilles, dans le cadre du commerce triangulaire (traite des Noirs), le Havre était doté de grands magasins et a importé des farines  en période de disette.

Brumaire 
Bras de fer avec les autorités de Pont-de-l'Arche, qui, on le voit, savent  se faire obéir :
-  Suite à un arrêté autorisant la commune de Pont-de-l'Arche à opérer les réquisitions nécessaires pour l'approvisionnement de son marché, arrivent deux commissaires, qui exigent 50% de réquisitions supplémentaires.
- Le procureur de la commune,  Pierre Leclerc, donne son accord.
- Mais J-B Leclerc (maire) et Jean-Baptiste Tesson (officier municipal) n’acceptent de fournir que 25 % de plus.
- Le haut-commissaire laisse aussitôt six hommes en garnison "à raison de 40 sols par jour chacun et leur nourriture, lesquels frais ne seront supportés par le procureur de la commune attendu son adhésion à la réquisition ci-dessus."
- Le jour même, les autorités municipales « invitent » les cultivateurs à accepter l’augmentation de 50 %,  ce qui est fait.

On nomme un commissaire pour veiller aux subsistances des personnes "en grande nécessité" et s’en faire procurer par les cultivateurs.
On rassemble les jeunes gens mis en réquisition par la loi du 23 août, et  "tous les fusils , même ceux de chasse pour être réparés et en armer les défenseurs de la patrie."

Nivôse : on demande de faire écorcer les chênes pour servir de teinturerie, des couvertures et des souliers pour l’armée de la République. On recense les citoyens de 18 à 40 ans, garçons ou hommes veufs sans enfants.
Arrive un gendarme qui apporte le questionnaire auquel les réponses seront rapidement faites (voir en fin d'article).

Pluviose
Les biens des fabriques, c'est-à-dire des associations qui entretenaient les églises,  achetaient les ornements, etc…sont recensés et déclarés biens nationaux
On fait l’inventaire des grains disponibles : 302 quintaux (environ 1 500 kg), et on récupère le cuivre (chandeliers de l’église) et le plomb pour les transférer à Louviers.
Une assemblée est réunie pour régler les dépenses et frais de réception de farine reçue du magasin du Havre. On a donc pu acheter de la farine soit d’importation, ou qui était destinée à l’exportation .

L’emprunt forcé : les revenus nécessaires (1000 livres pour les célibataires, 1500 pour les gens mariés, plus 1000 pour chaque membre de la famille) sont exemptés ; les revenus abondants sont taxés d’un impôt progressif qui va de 10 à 50 % du revenu ; les revenus superflus (au-dessus de 9000 livres)  sont taxés de façon à ne pas laisser plus de 4500 livres de plus que le  nécessaire.
Cet emprunt forcé fut un échec. Les riches ne payèrent pas, profitant des difficultés à faire appliquer cette loi .


Ventôse : réponse à l’emprunt forcé : «personne n'a assez de revenus au Manoir… »
Et personne n'est prêt à se charger de la perception de la contribution foncière de 1793, au tarif proposé…. signe que l’on s’attend à ce que cette perception soit difficile.
Un commissaire de Pont-de-l'Arche vient contrôler les grains et l’extraction des salpêtres.
On décide de planter un chêne, comme arbre de la liberté, la cérémonie sera dirigée par J B Depîtres, en tant que capitaine de la garde nationale, et "les citoyens surpris dans les champs seront  pris et amenés à la police municipale". On demande, si possible, constitution de société populaire*, elle est formée par : J. Depîtres, J. B Revert, J. B. Depîtres fils, et M. Depîtres .On voit que les Depîtres sont bien représentés...

* celle-ci doit assurer la bonne application des lois et dénoncer les contre-révolutionnaires, il est donc bien vu d’en constituer une. 

Germinal : On forme un comité de surveillance : sur 40 votants, Louis Colinet obtient 32 voix, J. Lecourbe 27, Jean-Eutrope Bernard 33, J. P. Le Sueur 31, C.Bécu  25, Jacques Depîtres 23, Jean Louis Bisson 24, Jean Baptiste Depîtres 24 nous rencontrons ici de nouveaux noms : est-ce l’entrée en scène d’autres catégories sociales  ?
Une permanence  a lieu à la maison commune de 6 à 7 h du matin
Le citoyen  Leblond, curé constitutionnel , va au bout de ses convictions révolutionnaires : il a remis sa lettre de prêtrise ( donc démissionne) et va prendre les armes,  remettant  ornements, clés et argenteries.

Floréal
Il y a interpellation pour savoir où était le tronc de la « ci-devant confrérie de Saint Martin » : un ancien de la confrérie, répond qu’il n’y en avait pas. Les objets de culte «que le luxe avait introduits dans notre temple » seront portés au magasin du district
On manque de subsistances car le marché n'est pas approvisionné, les cultivateurs doivent donc livrer du blé à la maison commune. 
On réquisitionne : chevaux, charrettes, bâches, cordes, sacs à avoine, peignes, brosses . Les chevaux de halage ne sont pas réquisitionnés. J-B Leclerc et J-L Bisson, qui n'ont chacun qu’un cheval le réclament pour leurs travaux, on arrive à un accord moyennant paiement.

Prairial  
Robespierre tente de remplacer la religion catholique par un nouveau culte : celui de l’ « Être suprême », "assemblée en la ci-devant église dudit lieu, actuellement temple de l'Être suprême, afin d'épurer les autorités constituées. [...] avant de procéder à l’épurement des fonctionnaires publics, le citoyen Dagonnet (c'est l'envoyé du district) a demandé à être apuré lui-même le premier, ce qui s'est fait, il a mérité et obtenu la confiance de tous les citoyens... Il nous a ensuite exhortés fraternellement à adjurer les erreurs dans lesquelles nous avaient portés ces hommes appelés prêtres, il nous a démontré la conduite scandaleuse de ces pieux fainéants qui, accoutumés à s'engraisser à nos dépens, nous imposaient des obligations auxquelles ils ne se sont jamais soumis eux-mêmes…"
Le presbytère et son jardin sont  mis en adjudication. L’affaire rapporte 122 livres 10 sous en assignats, qui serviront à "édifier le local pour l’éducation de la jeunesse"

Messidor  Il faut fournir une voiture à 4 chevaux pour charger des briques à réverbérer à la fonderie de Romilly et les transporter à la fabrique à canons de Breteuil

6 Thermidor : les résultats de l’apurement sont rendus par Dagonnet : il est positif, il n’y a aucun reproche  à faire à la commune  ouf ! 

15 Thermidor :  les cochons doivent être amenés à Pont-de-l'Arche, pour comptage, à 6 h du matin,  (aucune référence à la chute de Robespierre qui a eu lieu le 9 Thermidor)

Fructidor
On réquisitionne  des grains, et des voitures à trois chevaux pour charger 20 quintaux de morue pour le district de Louviers.
Réponse: pour les chevaux et juments : aucun cheval étalon ni jument poulinière n'a la taille requise, sauf chez les Milliard et Revert, "mais ils sont pleins de gale et hors d’âge"
On offre 184 livres pour la perception de la contribution foncière mais personne ne veut s'en charger, la tâche reviendra  donc à la municipalité.

L’an III

La guerre n’est pas finie :


Ventôse « tous les citoyens qui se reposent le ci-devant dimanche ... seront dénoncés à l'opinion publique et requis pour brûler et réduire en cendres les marcs de raisin, poiré et cidre, on récoltera les urines, balayures et toutes sortes d'immondices pour les porter à l'atelier de salpêtre »


La bataille de Wissembourg
La bataille de Wissembourg

Frimaire, 150 livres sont allouées aux parents des défenseurs de la patrie (onze bénéficiaires, donc onze soldats ?) et on apprend que Étienne Dienis est mort aux gorges de Wissembourg. Cette bataille, menée du 26 au 29 décembre 1993 sous le commandement du général Hoche a permis de dégager toute l'Alsace. Son nom est gravé sur l'Arc de Triomphe de l'Etoile.
La liste des questions posées à la municipalité pour s’assurer de son civisme
et les réponses : laconiques !….   non partout