Pont de l'Arche
Le pont fortifié dit « de Pîtres
»
à Pont-de-l’Arche
Extraits d’un article de Jacques Le Maho
Nous tenons à le remercier de nous avoir permis de reprendre de larges extraits de son article Un grand ouvrage royal du IXème siècle : le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche, paru dans E.Lalou, B.Lepeuple et J.L.Roch Des châteaux et des sources: archéologie et histoire de la Normandie médiévale, publications des universités de Rouen et du Havre.
Il nous demande de préciser que depuis la publication de son article en 2008, les recherches sur le pont de Pîtres ont beaucoup progressé, notamment grâce aux fouilles effectuées sur la rive droite par Cyril Marcigny et son équipe qui feront l'objet de la publication d'un ouvrage collectif aux Presses Universitaires de Caen où il présentera une contribution dans laquelle il exposera les nouveaux éléments qui l'amènent à réviser plusieurs hypothèses formulées en 2008 sur le tracé du pont et la datation de l'enceinte repérée par Brian Dearden *
* Spécialiste d’archéologie médiévale, il a travaillé sur le Fort d’Igoville, dit de Limaye
Jacques Sorel
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Barrer la route aux Normands
Une des mesures les plus originales en réponse aux incursions des Normands en Francie sous le règne de Charles le Chauve (840-877) fut la construction de ponts fortifiés sur les fleuves pour tenter de barrer la route aux flottes nordiques. […] Il semble que Charles le Chauve en ait eu l’idée durant une opération militaire en 862, quand il réussit à stopper les Normands en coupant leur retraite sur la Marne avec un pont fortifié construit à la hâte, à Trilbardou (Seine-et-Marne). Il décida alors d’exploiter sa découverte en projetant la construction d’un pont fortifié dans la partie du val de Seine alors appelée le Val-de-Pîtres, aux confluents de la Seine, de l’Eure et de l’Andelle.
Charles le Chauve |
Le Val-de-Pîtres
Il correspond au territoire d’un domaine royal dont le siège se trouvait à Pîtres au débouché de la vallée de l’Andelle. Le roi Charles tint dans cette villa plusieurs plaids* généraux à partir de 862, date à laquelle fut décidée la construction du pont sur les terres du domaine. Les travaux, d’une importance considérable, mobilisèrent chaque année une énorme main-d’œuvre et durèrent plus de dix ans, suscitant l’admiration unanime des contemporains. Cela nous vaut de disposer d’une documentation écrite qui, en dépit de son caractère fragmentaire et d’une certaine dispersion entre sources narratives, textes diplomatiques, conciliaires et épistolaires, reste sans équivalent pour un ouvrage de « génie civil » de cette époque en Francie.
Le val de Pîtres sur la carte de Cassini |
Le pont carolingien
Les éléments réunis par Brian Dearden et son équipe les conduisirent à localiser le pont carolingien sur le site de la commune actuelle de Pont-de-l’Arche, au confluent de l’Eure et de la Seine. Un sondage archéologique sur la rive droite, au lieu-dit « Le Fort » (commune d’Igoville) leur livra les restes d’une structure de bois qu’ils proposèrent d’interpréter comme un vestige du castrum* évoqué dans les sources carolingiennes. […] Quant au châtelet de la rive gauche, il correspondrait à l’enceinte du bourg médiéval de Pont-de-l’Arche, enceinte traditionnellement attribuée, de même que le pont de pierre, au roi Philippe Auguste, et dont les vestiges décrivent un arc de cercle d’environ 400 m de diamètre autour de la ville.
Les incursions vikings
Le vitrail dit « du halage » (1605) à l’église Saint-Vigor, et sa correspondance
avec les données archéologiques (voir plan c-dessus) |
De mai 841, date de la première incursion nordique dans la Seine, à 862, date à laquelle fut décidée la construction du pont, la basse Seine et la région parisienne furent les cibles de plusieurs raids. Le 18 juillet 855, Sydroc* remonta la Seine jusqu’à Pîtres. Le 17 août de la même année, Bjorn* entra dans le fleuve avec une flotte importante. Puis, ayant fait leur jonction, les deux pirates allèrent porter leurs attaques sur le Perche et, de là, jusqu’à Chartres. En 856, Sydroc sortit du fleuve tandis que Bjorn construisait un camp fortifié sur l’île d’Oscellus, identifiable à l’actuelle île Sainte-Catherine, à la hauteur d’Oissel, en amont de Rouen.
Recours à un mercenaire
Après une première tentative infructueuse
d’assaut du camp en 859, Charles se résolut à faire appel à un mercenaire normand,
Wéland, pour déloger les Normands de la place. Wéland, qui se trouvait alors en
Angleterre, accepta le marché. En 861, il traversa la Manche et remonta la Seine,
puis, s’installant dans la villa royale de Pîtres ou aux abords immédiats de ce
palais, il attendit pendant plusieurs semaines la somme d’argent qui lui avait été
promise. Quand ce tribut lui fut versé, il entreprit un blocus de l’île d’Oissel,
en usant d’un stratagème pour faire passer une partie de sa flotte en aval de la
place. Privés de secours, les défenseurs durent se rendre ; au début de l’hiver
861, ils se dispersèrent en différents ports de la Seine, avant de reprendre la
mer.
Assemblées et synodes, l’édit de Pîtres
Charles le Chauve n’attendit pas longtemps
pour mettre à exécution son projet. Il convoqua le plaid général annuel à Pîtres
pour la seconde quinzaine de juin, avec ordre aux grands de venir avec une multitude
d’ouvriers et de chars, et l’on commença à construire les fortifications des têtes
de pont (munitiones). Dès lors, presque chaque année, le roi convoqua en
ce lieu, pendant l’été, des assemblées et des synodes qui constituaient le placitum generale et lui permettaient
de poursuivre les travaux, grâce aux fournitures en nature et aux dons annuels que
lui apportaient ses sujets. L’une des assemblées les plus importantes fut celle
de juin 864 à l’issue de laquelle fut promulgué le célèbre édit de Pîtres en 37
articles, portant notamment sur la réglementation des émissions monétaires et le
droit de fortification. (voir l'article du n°2)
monnaie de Charles le Chauve |
Les travaux étaient fort peu avancés, car l’année suivante, au mois d’août, cinquante barques normandes remontaient la Seine et venaient s’échouer à Pîtres même. À cette nouvelle, Charles emmena l’ost et se dirigea précipitamment vers Pîtres, mais trop tard. Il était impossible de songer à continuer les travaux en présence de l’ennemi et les Francs, d’autre part, n’osaient forcer les Normands dans leurs retranchements. Sur le conseil de ses fidèles, Charles se décida à reporter provisoirement son système de défense en amont et à barrer l’Oise à Auvers, la Seine et la Marne à Charenton. De toute ancienneté des ponts existaient en ces deux localités, mais ils étaient en ruine et les habitants, par crainte des pirates, n’osaient les relever. Charles résolut d’utiliser dans ce but les ouvriers et les matériaux qu’on lui avait envoyés de fort loin pour les travaux de Pîtres. Il donna ordre, en outre, que les deux rives de la Seine fussent gardées par des troupes ; mais celles-ci n’empêchèrent pas les Normands de mener de nouveaux raids dans la région parisienne, et ce n’est qu’en juillet 866 que les pirates reprirent la mer.
Achèvement des travaux
Sans plus attendre, l’ost fut convoqué à Pîtres avec les ouvriers et les matériaux nécessaires pour achever les travaux commencés. En août 868, nouveau plaid à Pîtres ; les travaux à exécuter pour l’ouvrage fortifié furent soumis à une estimation et il fut assigné à chacun des grands une section d’une certaine longueur à construire. L’année suivante, il leur fut demandé de dresser l’inventaire de leurs honores * en vue du plaid annuel de Pîtres. Des « esteaudeaux » (jeunes serfs ou vassaux non mariés) à raison d’un pour cent manses** et des chars avec des bœufs, chacun à raison d’un pour mille manses, devaient être rendus à l’assemblée, sans compter les autres fournitures. Les esteaudaux devaient tenir garnison dans les « châteaux » de pierre et de bois, dont le roi ordonnait la construction. En 873, en rentrant du siège d’Angers, le roi se rendit à Amiens par Le Mans et Évreux, ce qui lui permit de visiter en passant, à la fin du mois d’octobre, le « château neuf de Pîtres ».
Le site de Pont-de-l’Arche
Gisacum, au Vieil-Evreux
Selon toute vraisemblance, c’est à Pont-de-l’Arche
que correspond le Portus Devenna
où, selon la chronique carolingienne de Fontenelle*, le maire du palais de Neustrie
Rainfroy, en fuite après avoir été battu par Charles Martel à Vinchy en 717, aurait
franchi la Seine ; toujours d’après cette chronique, il venait de descendre la vallée
de l’Andelle après une halte à Noyon-sur-Andelle (aujourd’hui Charleval), propriété
de l’abbé de Fontenelle, et se dirigeait vers Angers. Si l’authenticité de l’anecdote
prête à discussion, il n’en reste pas moins que ce passage de la chronique nous
fournit un précieux témoignage sur le site de Pont-de-l’Arche au début du IXe
siècle, époque de la rédaction des Gesta
Abbatum Fontanellensium. Le vocable de Portus Devenna, littéralement « le Port-de-la-Venne » (du
mot venna, qui signifie une
pêcherie fluviale) s’applique plutôt, a priori, à un lieu de passage d’eau qu’à
un pont. Abbaye de Fontenelle
Dans la « Vie de saint Condède », récit hagiographique qui fut rédigé avant
le début du IXe siècle par un moine de la même abbaye de Fontenelle,
on trouve une description du phénomène de la marée en baie de Seine ; la montée
des eaux est perceptible, est-il dit, jusqu’à Pîtres. La zone des confluents était
donc aisément accessible aux navires de mer, ce qui, outre sa position de carrefour
de voies fluviales et terrestres, en faisait un site d’une grande importance stratégique
: de même que les convois de bateaux marchands utilisaient la marée pour remonter
la Seine au IXe siècle, les flottilles nordiques entrées dans l’estuaire
étaient en mesure d’atteindre ce lieu très rapidement et d’en faire une base pour
des expéditions vers le pays de Chartres et la région parisienne.
Reconstitution du pont sur https://raidsvikings.wordpress.com/ |
Pour l’instant, l’archéologie n’a livré aucune donnée sur le port du haut Moyen Âge. Comme pour tout site de franchissement fluvial, on peut supposer qu’il était double, avec, sur les deux rives, des appontements pour les bacs, des maisons de passeurs et des hospitia pour les voyageurs, sans compter les habitations de pêcheurs, certainement nombreuses sur ce site de confluent, réputé de tout temps pour son abondance en saumons. C’est peut-être le souvenir de ces habitats que représentent, sur la rive gauche, l’église Saint-Vigor de Pont-de-l’Arche et, sur la rive droite, la chapelle disparue du château de Limaye, dédiée à saint Étienne. […]
Les observations faites à l’occasion d’un sondage dans la prairie d’Igoville, sous une légère surélévation pouvant correspondre à l’angle nord-ouest du châtelet de la rive droite, ont fourni d’autres arguments aux archéologues britanniques. À faible profondeur, cette fouille a fait apparaître un réseau de cavités correspondant à une structure de poutres entrecroisées, enfouie dans un remblai compact ; les cavités présentaient des bords rubéfiés, comme si cette structure avait été détruite par un violent incendie. Interprétant ces restes comme les vestiges d’un des castella du pont de Charles le Chauve, Brian Dearden suggère que les traces de feu pourraient être en rapport avec le raid normand de 876 ou avec celui de 885, au cours desquels la flotte nordique réussit à forcer le passage.[…]
Côté rive gauche, un examen attentif des plans cadastraux de Pont-de-l’Arche montre que le bourg comprend non pas une, mais deux enceintes, imbriquées l’une dans l’autre ; selon toute apparence, elles correspondent à deux étapes du développement du bourg. La plus petite, et donc la plus ancienne, se situe à la hauteur de l’église paroissiale. Son tracé est perpétué par une rue qui décrit un arc-de-cercle d’un centaine de mètres de rayon autour de l’église. Ce tracé paraît marquer le souvenir d’un rempart fossoyé tendu contre la rive, avec une porte au sud-est. À l’intérieur de cette enceinte, on note la présence d’un important remblai en forme de tronc de cône, dont le point culminant se situe immédiatement à l’ouest de l’église ; l’élévation par rapport au niveau de la berge actuelle de la Seine est de plus de dix mètres. Situé au centre de l’enceinte, ce point correspond vraisemblablement à l’emplacement d’une des deux tours-porches assurant la protection des têtes de pont. On peut supposer que la base en fut emmottée et que cette tour fut réutilisée comme tour-porche pour l’église paroissiale Saint-Vigor. À l’origine, cette dernière devait être un simple oratoire pour les voyageurs, comme on en voyait souvent aux entrées des ponts et des passages d’eau ; c’est à partir du Xe siècle que la chapelle annexée à la tour aurait été agrandie pour servir d’église paroissiale. L’enceinte paraît avoir comporté deux entrées, respectivement situées à l’est et à l’ouest. Devant la première, une petite place triangulaire pourrait correspondre à une ancienne place de marché, comme en Flandre, où l’une des caractéristiques des castella de l’époque carolingienne était la présence d’un marché devant la porte principale ; souvent, la halle était destinée au commerce du poisson.