1 juillet 2017

Euréka, carabines et voitures pour enfants

Jouets Euréka  - Douville sur Andelle

Euréka, les jouets de l’Andelle


“L’usine à jouets” de Douville date de 1904, mais son créateur, M Kratz Boussac, mettait des inventions en valeur depuis 1883 “Inventions utiles, agréables et pratiques”, telle est la première dénomination des établissements Kratz Boussac qui concentrent leur activités sur l’exploitation de toute nouvelle invention, sans aucune distinction de nature. En dehors d’une multitude d’articles en tous genres présentés sous la marque KB Paris, les pistolets et carabines à air comprimé tiennent une place importante à la fin du 19e siècle. Celles-ci sont fabriquées dès 1889, date du brevet pris par l’inventeur. Ces armes de très bonne qualité, peuvent utiliser des balles en plomb et des fléchettes en acier à plumets multicolores, certaines fonctionnent même avec une cartouche de gaz liquéfié, nombreuses cibles mécaniques originales sont également proposées, plus spécialement à la fête foraine. Armes et cycles sont fabriquées dans une usine située à Eu (76) qui comporte des ateliers d’usinage des différentes pièces de décolletage, de nickelage et de montage. Le siège social, les services administratifs et commerciaux, le conditionnement et l’expédition sont concentrés à Paris 10ème, 14 rue Martel.
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La flèche Eureka

Mais la grande innovation qui rendra la marque célèbre intervient en 1889. Un américain, Winston Pratt présente à l’Exposition Universelle une “flèche en caoutchouc à adhésion pneumatique par le choc”. Il consulte sans succès les fabricants de jouets parisiens et ne trouve aucun acquéreur à part Mr Kratz Boussac qui achète les droits d’exploitation du brevet. Le principe est d’abord appliqué aux fléchettes ( la ventouse remplace la pointe acérée en acier et la rend inoffensive ) puis aux petits pistolets et enfin aux carabines dont la variété de modèles ne cessera de croître.
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle
Les établissements Kratz Boussac sous-traitent une grande partie des articles de toute nature qui figurent alors sur leur catalogue. Les pistolets à flèches sont fabriqués en partie dans les prisons de Fresnes et de la Petite Roquette ! Mais la capacité de l’usine située à Eu, devient insuffisante et n’offre pas de possibilité d’agrandissement : il est donc urgent de créer une nouvelle unité de production.
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Implantation à Douville

Jouets Euréka  - Douville sur Andelle Pont St Pierre
En 1904 Mr Kratz Boussac fait l’acquisition du domaine du moulin du Chapitre et de celui de Bacqueville, situés sur les communes de Pont-Saint-Pierre et de Douville.

Que l’on n’imagine pas cette usine de jouets comme une industrie de fantaisie. L‘Andelle lui fournit une grande partie de sa force motrice complétée par une machine à vapeur. Les deux vieux moulins celui de Bacqueville datant de 1475 et celui du Chapitre de 1783 ont été aménagés, et la puissance des chutes est utilisée au moyen d’une turbine et d’une roue hydraulique. C’est une industrie complète. Elle reçoit le bois en grumes en provenance de la forêt de Lyons et les métaux à l’état de tôle, tubes, fils, feuillards, laminés, et assure elle-même tous les cycles de la fabrication. Toute une partie est dévolue au bois, et on y trouve un matériel complet de scierie et de menuiserie. On y débite les planches, on les découpe à la forme, on les tourne, les “toupille”, les ponce, les vernit pour obtenir à la chaîne, par quantité importante, les crosses des fameux fusils.

Les ateliers de mécanique sont plus importants encore : découpage, emboutissage, tôlerie, fonderie, nickelage, émaillage, peinture et montage, pourvus d’un outillage moderne.

Un effort de recherches constant préside à la création des jeux d’enfants. Une certaine tournure d’esprit est nécessaire à l’inventeur dans la recherche de l’astuce qui permettra de fabriquer en petit, au moindre prix, ce qui existe en grand ou de trouver l’application d’un principe physique curieux.

Le Diabolo

Jouets Euréka  - Douville sur Andelle
Toujours à l’ affût des nouveautés, Kratz Boussac achète en 1906 la licence de fabrication d’un nouveau modèle de diabolo, sorte de toupie gyroscopique que l’on projette et rattrape au moyen d’un fil tendu entre deux bâtonnets. Ce jeu sportif qui n’est pas réellement nouveau rencontre un succès immédiat et mondial. Le modèle est breveté dans tous les pays et les commandes sont d’une telle importance qu’il est impossible d’exécuter tous les ordres de la clientèle. Mais l’engouement pour ce jeu est si grand que sa pratique parait menacer la tranquillité des promeneurs. Elle finit par être interdite par le préfet de police, Lépine, dans les jardins et les lieux publics. Ce décret ralentit brutalement la vente de ce jeu de plein air, qu’Eureka ne parviendra jamais à relancer.

L’expansion de la gamme des carabines

La gamme des carabines ne cesse de s’étendre. Elles sont présentées sur des panneaux en carton, ornée d’une cible tricolore, souvent crées par le grand dessinateur et affichiste Francisque Poulbot (1879-1946), créateur d’un type célèbre de gosse de Montmartre. 
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle - Le texte dit :« Désormais, seuls sont autorisés les armements de tir Euréka », signé Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU.
Le texte dit :« Désormais, seuls sont autorisés les armements de tir Euréka », signé Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU.

Il est utile de rappeler qu’à cette époque, la chasse et le tir de précision sur cible sont très répandus et les concours fréquents entre sociétés de tir communales. Il n’est donc pas étonnant que les carabines jouets aient rencontré un succès si éclatant qu’ Eurêka soit devenu, suivant la formule qui figure sur les catalogues et les panoplies, le sport national inoffensif pour tous les âges.
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle

Le tir aux pigeons

En 1907, c’est pour ne pas laisser les enfants tirer sur n’importe quoi ou n’importe qui, qu’apparaît le fameux tir aux pigeons. Il permet au tireur de développer son adresse sur une cible tournante et de “descendre les oiseaux en plein vol”. Ce jeu va passionner des générations d’enfants et il n’est pas rare de voir les parents faire une démonstration de leur adresse à leur propres enfants.

Les autos à pédales

L’entreprise dispose alors d’un potentiel industriel important et varié et d’une image de marque exceptionnelle. L’automobile commence à passionner les foules et, tout naturellement, le choix se porte sur des véhicules à pédales pour enfants sous l’impulsion de Monsieur Granvoinnet, ingénieur des arts et métiers, nommé depuis 1919 nouveau directeur technique de la société. 
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle - Hassan , futur roi du Maroc dans une Euréka …
Hassan, futur roi du Maroc dans une Euréka …

Dès 1922 est lancée la première auto Eurêka qui comporte déjà une suspension sur les quatre roues, un système de pédalage horizontal, un éclairage électrique et un siège réglable. L’ensemble de cette voiture et les procédés de fabrication de certains éléments font l’objet de brevets multiples. C’est alors le début d’une longue série de voitures à pédales dont les modèles ne veulent pas imiter une marque définie mais s’inspirer de l’évolution de la carrosserie automobile. 
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle - La voiture du jeune et pourri gâté Abdallah dans Tintin au pays de l’or noir
La voiture du jeune et pourri gâté Abdallah dans Tintin au pays de l’or noir

Des compétitions de voitures à pédales ont lieu chaque année fin septembre, sur l’esplanade des Invalides à Paris et les modèles de marque Eurêka, sont toujours, et de très loin les plus rapides.

Le domaine industriel des Terrasses

En 1924, des terrains contigus sont acquis pour permettre d’agrandir notablement la superficie de la société, de construire de nouveaux ateliers et d’augmenter le nombre de machines outils, la surface couverte atteint 6600 mètres carrés. En 1930, cet ensemble, dont la structure ne sera guère modifiée se compose de trois groupes distincts : le premier concernant le bois composé d’une scierie à grumes équipée de deux scies à ruban permettant d’obtenir des plateaux et des planches de différentes épaisseurs qui après plusieurs années de séchage à l’air libre deviendront les fameuses crosses de carabine, ensuite arrivent une menuiserie et un atelier de polissage et de vernissage de bois situés en bordure de l’un des bras de l’Andelle, à coté de la grande roue hydraulique qui faisait tourner la plupart des machines par un système spectaculaire de roues dentées, d’engrenages, de poulies et de courroies. Il est à noter qu’un autre bâtiment très proche abrite une machine à vapeur, alimentée uniquement par les sous-produits de scierie et de menuiserie, sciures, copeaux et déchets de bois divers, qui entraine une génératrice. On avait déjà à l’époque le souci du recyclage Le second groupe était affecté au travail et au traitement des métaux, au montage et au conditionnement. C’est le plus important, Il s’agit d’un atelier d’outillage équipé de machines classiques (tours, fraiseuses, rectifieuses etc...), l’usine assurant à la fois la conception et la réalisation de tous ses outils à découper et à emboutir, ainsi que ses moules de fonderie qui sont usinés et entretenus sur place. Dans un autre atelier ont lieu le découpage et l’emboutissage. Il est équipé d’une vingtaine de presses à découper et à emboutir de puissance s’échelonnant de 5 à 20 tonnes. Il y a également la machine spéciale fabriquant des kilomètres de ressorts en corde de piano pour les carabines à flèches. Il existe aussi un atelier de tôlerie fine qui comporte des rouleuses à tôle, des plieuses, cisailles électriques etc... ainsi que des différents postes de soudure, et enfin, la fonderie divisée en deux parties, la première réservée pour l’alliage zinc cuivre aluminium destiné à la fabrication de toutes les pièces moulées qui entrent dans la fabrication des jouets Eureka, la seconde est une fonderie de plomb, c’est ici que sont fabriquées les millions de balles cylindro-coniques utilisées dans les carabines à air comprimé. Le magasin comporte deux étages, puis vient un atelier de montage ou sont assemblés les différents modèles de jouets, ensuite l’atelier d’émaillage au four alimenté par du propane. L’ensemble se termine par les ateliers de contrôle et conditionnement.

Il est intéressant de se pencher sur la production d’énergie qui se décompose en plusieurs éléments :
1. Une grande roue à aube installée en 1906, d’une puissance de 80CV qui entraine directement la majorité de l’atelier de menuiserie et du polissage bois
2. Une turbine hydraulique
3. Une machine à vapeur
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle Pont St Pierre
Ces trois sources d’énergie sont interconnectées et suffisantes pour satisfaire la totalité des besoins de l’usine, le groupe électrogène assure même l’éclairage du village de Douville-sur-Andelle jusqu’en 1948.
Un puits existant dans le domaine permet à une pompe de remplir en permanence un château d’eau de 10 000 litres qui assure l’alimentation de toute l’usine.

Le processus de fabrication

Cette unité de fabrication est du type “intégré”. Elle n’utilise que très peu la soustraitance, en dehors de la visserie spéciale, des pièces décolletées et des bandages caoutchouc. Le bois est acheté en grumes (900 m3 par an en moyenne), et la tôle en feuille de 2 m2 de spécifications diverses ( 490 tonnes en 1933 ) il en est de même pour le fer blanc (60 tonnes en 1933 ). L’usine transforme toutes ces matières diverses en jouets.
La seconde guerre mondiale met fin à cette période faste. M. Kratz-Boussac décède en juin 1940 et son gendre Mr Albert Guérin lui succède à la direction générale de la société « les Inventions Nouvelles ». La pénurie des matières premières freine la production, l’usine emploie encore 150 ouvriers spécialisés. La quasi impossibilité d’obtenir de la tôle pour fabriquer des jouets en métal impose une nouvelle orientation des articles produits vers des modèles en bois : charrettes pour enfants, patinettes, voitures pliantes pour poupée, sièges et tables pliantes.
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle
Après la guerre, les attributions de “bons matière” pour les produits ferreux destinés à la fabrication des jouets sont limitées, alors que les commandes pour les autos à pédales sont très nombreuses Cette impossibilité de satisfaire la demande est en partie liée au refus de la société d’acheter des “bons matière” au marché noir. D’autre part, la ligne générale des carrosseries automobiles évolue, et la ligne intégrant les ailes se généralise dès 1950, ce qui impose des outillages d’emboutissage importants et plus onéreux. Néanmoins, Euréka peut présenter de nouvelles gammes de voitures à pédales de très bonne qualité aussi élégantes et généralement plus robustes que leurs concurrentes. La fabrication des pistolets et carabines rencontre évidemment les mêmes difficultés par suite du manque de matières premières, mais le tir Euréka conserve une notoriété indiscutable, et contrairement à l’automobile, il est difficile d’innover car le vrai fusil ne change pratiquement pas d’aspect. Euréka se voit pourtant attribuer deux Oscars du Jouet en 1968 et 1969 pour ses nouvelles carabines et cibles.
Mais le ciel se couvre au début de cette décennie, des séries de campagnes médiatiques menées contre le jouet à connotation violente ou guerrière portent un coup sévère à la firme. En 1964, un arrêté gouvernemental met un premier frein à la commercialisation des armes à air comprimé en réservant exclusivement leur vente aux personnes de plus de 18 ans. Leur usage est également interdit hors du domicile. Puis les armes à ressort, qui utilisent la fameuse ventouse sont également contrôlés. Les nouvelles normes de sécurité visent à réduire la puissance du mécanisme de propulsion afin de rendre plus inoffensive la petite fléchette à ventouse. Ainsi privés du minimum d’énergie nécessaire à un tir de précision, ces jouets perdent de leur attrait. Un peu plus tard, alors que le “tir aux pigeons”, article phare de la marque se vend à plus de 40 000 exemplaires par an, malgré les campagnes de dénigrement, Euréka se voit refuser par la télévision la promotion sur les écrans de ce jouet à succès. C’est un nouveau coup dur pour la société et peu à peu la situation de l’entreprise se dégrade. En 1975, son PDG, Max Guérin qui avait succédé à son beau-père disparait. Suite à la situation précaire, la mise en place d’un plan de restructuration pour tenter un redressement est instaurée. La société « Les Inventions Nouvelles » est prise en location gérance par Sicopal, une filiale des Charbonnages de France. Cette société de transformation de matières plastiques possède une division jouet qui allie plastique, bois et métal pour les jouets. Grâce à une organisation commerciale dynamique et des disponibilités financières importantes, la firme retrouve alors une «vitesse de croisière» plutôt convenable. Deux ans plus tard, en 1977, les Charbonnages de France suppriment leur division jouet. Euréka n’a plus sa place dans le groupe et est repris par la Société Normandy-Sport implantée à Tinchebray dans l’Orne. Cette firme, principal concurrent d’Euréka en ce qui concernent les tirs fabrique à peu près les mêmes modèles, mais a le gros avantage d’avoir une activité parallèle, les outils de jardinage, industrie florissante à l’exportation dont le caractère également saisonnier relaie l’activité jouet. Le vrai redressement attendu ne se produisant pas, la Société les Inventions Nouvelles Jouets Euréka est condamnée et disparaît définitivement en 1983. Fin d’un siècle de fabrication de jouets dont cinquante années pour les autos à pédales.
M. Grandvoinnet, dernier directeur technique de la société Euréka de 1945 à 1979, auteur de “Eureka, un siècle de jouets de rêve” disparaît à son tour en mai 2013. La page Euréka est définitivement tournée !
Jouets Euréka  - Douville sur Andelle

sources:

- Un siècle de jouets de rêve ( M.Grandvoinnet )
- La vie du jouet, magazine de collectionneurs de jouets en tout genre.



Philippe Levacher