Euréka, les jouets de l’Andelle
“L’usine à jouets” de Douville date
de 1904, mais son créateur, M Kratz Boussac, mettait des
inventions en valeur depuis 1883 “Inventions
utiles, agréables et pratiques”, telle est la première dénomination des
établissements Kratz Boussac qui concentrent leur activités sur l’exploitation
de toute nouvelle invention, sans aucune distinction de nature. En dehors d’une
multitude d’articles en tous genres présentés sous la marque KB Paris, les
pistolets et carabines à air comprimé tiennent une place importante à la fin du
19e siècle.
Celles-ci sont fabriquées dès 1889, date du brevet pris par l’inventeur. Ces
armes de très bonne qualité, peuvent utiliser des balles en plomb et des
fléchettes en acier à plumets
multicolores, certaines fonctionnent même avec une cartouche de gaz liquéfié,
nombreuses cibles mécaniques originales sont également proposées, plus spécialement à la
fête foraine. Armes et cycles sont fabriquées dans une usine située à Eu (76) qui comporte des
ateliers d’usinage des différentes pièces de décolletage, de nickelage et de montage. Le siège
social, les services administratifs et commerciaux, le conditionnement et l’expédition
sont concentrés à Paris 10ème, 14 rue Martel.
La flèche Eureka
Mais la grande innovation qui rendra
la marque célèbre intervient en 1889. Un américain, Winston Pratt présente à
l’Exposition Universelle une “flèche en caoutchouc à adhésion pneumatique par
le choc”. Il consulte sans succès les fabricants de jouets parisiens et ne
trouve aucun acquéreur à part Mr Kratz Boussac qui achète les droits
d’exploitation du brevet. Le principe est d’abord appliqué aux fléchettes ( la
ventouse remplace la pointe acérée en acier et la rend inoffensive ) puis aux
petits pistolets et enfin aux carabines dont la variété de modèles ne cessera
de croître.
Les établissements Kratz Boussac
sous-traitent une grande partie des articles de toute nature qui figurent alors
sur leur catalogue. Les pistolets à flèches sont fabriqués en partie dans les
prisons de Fresnes et de la Petite Roquette ! Mais la capacité de l’usine
située à Eu, devient insuffisante et
n’offre pas de possibilité d’agrandissement : il est donc urgent de créer une nouvelle unité de
production.
Implantation à Douville
En 1904 Mr Kratz Boussac fait
l’acquisition du domaine du moulin du Chapitre et de celui de Bacqueville,
situés sur les communes de Pont-Saint-Pierre et de Douville.
Que l’on n’imagine pas cette usine de jouets comme une industrie de fantaisie. L‘Andelle lui fournit une grande partie de sa force motrice complétée par une machine à vapeur. Les deux vieux moulins celui de Bacqueville datant de 1475 et celui du Chapitre de 1783 ont été aménagés, et la puissance des chutes est utilisée au moyen d’une turbine et d’une roue hydraulique. C’est une industrie complète. Elle reçoit le bois en grumes en provenance de la forêt de Lyons et les métaux à l’état de tôle, tubes, fils, feuillards, laminés, et assure elle-même tous les cycles de la fabrication. Toute une partie est dévolue au bois, et on y trouve un matériel complet de scierie et de menuiserie. On y débite les planches, on les découpe à la forme, on les tourne, les “toupille”, les ponce, les vernit pour obtenir à la chaîne, par quantité importante, les crosses des fameux fusils.
Les ateliers de mécanique sont plus importants encore : découpage, emboutissage, tôlerie, fonderie, nickelage, émaillage, peinture et montage, pourvus d’un outillage moderne.
Un effort de recherches constant préside à la création des jeux d’enfants. Une certaine tournure d’esprit est nécessaire à l’inventeur dans la recherche de l’astuce qui permettra de fabriquer en petit, au moindre prix, ce qui existe en grand ou de trouver l’application d’un principe physique curieux.
Le Diabolo
Toujours à l’ affût des
nouveautés, Kratz Boussac achète en 1906
la licence de fabrication d’un nouveau modèle de diabolo, sorte de toupie
gyroscopique que l’on projette et rattrape au moyen d’un fil tendu entre deux
bâtonnets. Ce jeu sportif qui n’est pas réellement nouveau rencontre un succès
immédiat et mondial. Le modèle est breveté dans tous les pays et les commandes
sont d’une telle importance qu’il est impossible d’exécuter tous les ordres de
la clientèle. Mais l’engouement pour ce jeu est si grand que sa pratique parait
menacer la tranquillité des promeneurs. Elle finit par être interdite par le
préfet de police, Lépine, dans les jardins et les lieux publics. Ce décret ralentit
brutalement la vente de ce jeu de plein air, qu’Eureka ne parviendra jamais à
relancer.
L’expansion de la gamme des carabines
La gamme des carabines ne cesse de
s’étendre. Elles sont présentées sur des panneaux en carton, ornée d’une cible
tricolore, souvent crées par le grand dessinateur et affichiste Francisque
Poulbot (1879-1946), créateur d’un type célèbre de gosse de Montmartre.
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Le texte dit :« Désormais, seuls sont autorisés les armements de tir Euréka », signé Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU. |
Il est utile de rappeler qu’à cette époque, la chasse et le tir de précision sur cible sont très répandus et les concours fréquents entre sociétés de tir communales. Il n’est donc pas étonnant que les carabines jouets aient rencontré un succès si éclatant qu’ Eurêka soit devenu, suivant la formule qui figure sur les catalogues et les panoplies, le sport national inoffensif pour tous les âges.
Le tir aux pigeons
En 1907, c’est pour ne pas laisser
les enfants tirer sur n’importe quoi ou n’importe qui, qu’apparaît le fameux
tir aux pigeons. Il permet au tireur de développer son adresse sur une cible
tournante et de “descendre les oiseaux en plein vol”. Ce jeu va passionner des
générations d’enfants et il n’est pas rare de voir les parents faire une
démonstration de leur adresse à leur propres enfants.
Les autos à pédales
L’entreprise
dispose alors d’un potentiel industriel important et varié et d’une image de
marque exceptionnelle. L’automobile commence à passionner les foules et, tout
naturellement, le choix se porte sur des véhicules à pédales pour enfants sous
l’impulsion de Monsieur Granvoinnet, ingénieur des arts et métiers, nommé
depuis 1919 nouveau directeur technique de la société.
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Hassan, futur roi du Maroc dans une Euréka … |
Dès 1922 est lancée la première auto Eurêka qui comporte déjà une suspension sur les quatre roues, un système de pédalage horizontal, un éclairage électrique et un siège réglable. L’ensemble de cette voiture et les procédés de fabrication de certains éléments font l’objet de brevets multiples. C’est alors le début d’une longue série de voitures à pédales dont les modèles ne veulent pas imiter une marque définie mais s’inspirer de l’évolution de la carrosserie automobile.
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La voiture du jeune et pourri gâté Abdallah dans Tintin au pays de
l’or noir
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Des compétitions de voitures à pédales ont lieu chaque année fin septembre, sur l’esplanade des Invalides à Paris et les modèles de marque Eurêka, sont toujours, et de très loin les plus rapides.
Le domaine industriel des Terrasses
En 1924, des terrains contigus sont
acquis pour permettre d’agrandir notablement la superficie de la société, de
construire de nouveaux ateliers et d’augmenter le nombre de machines outils, la
surface couverte atteint 6600 mètres carrés. En 1930, cet ensemble, dont la
structure ne sera guère modifiée se compose de trois groupes distincts : le
premier concernant le bois composé d’une scierie à grumes équipée de deux scies
à ruban permettant d’obtenir des plateaux et des planches de différentes
épaisseurs qui après plusieurs années de séchage à l’air libre deviendront les
fameuses crosses de carabine, ensuite arrivent une menuiserie et un atelier de
polissage et de vernissage de bois situés en bordure de l’un des bras de
l’Andelle, à coté de la grande roue hydraulique qui faisait tourner la plupart
des machines par un système spectaculaire de roues dentées, d’engrenages, de
poulies et de courroies. Il est à noter qu’un autre bâtiment très proche abrite
une machine à vapeur, alimentée uniquement par les sous-produits de scierie et
de menuiserie, sciures, copeaux et déchets de bois divers, qui entraine une
génératrice. On avait déjà à l’époque le souci du recyclage Le second groupe
était affecté au travail et au traitement des métaux, au montage et au
conditionnement. C’est le plus important, Il s’agit d’un atelier d’outillage
équipé de machines classiques (tours, fraiseuses, rectifieuses etc...), l’usine
assurant à la fois la conception et la réalisation de tous ses outils à
découper et à emboutir, ainsi que ses moules de fonderie qui sont usinés et
entretenus sur place. Dans un
autre atelier ont lieu le découpage et l’emboutissage. Il est équipé d’une
vingtaine de presses à découper et à emboutir de puissance s’échelonnant de 5 à
20 tonnes. Il y a également la machine spéciale fabriquant des kilomètres de
ressorts en corde de piano pour les carabines à flèches. Il existe aussi un
atelier de tôlerie fine qui comporte des rouleuses à tôle, des plieuses, cisailles
électriques etc... ainsi que des différents postes de soudure, et enfin, la
fonderie divisée en deux parties, la première réservée pour l’alliage zinc
cuivre aluminium destiné à la fabrication de toutes les pièces moulées qui
entrent dans la fabrication des jouets Eureka, la seconde est une fonderie de
plomb, c’est ici que sont fabriquées les millions de balles cylindro-coniques
utilisées dans les carabines à air comprimé. Le magasin comporte deux étages,
puis vient un atelier de montage ou sont assemblés les différents modèles de
jouets, ensuite l’atelier d’émaillage au four alimenté par du propane.
L’ensemble se termine par les ateliers de contrôle et conditionnement.
Il est intéressant de se pencher sur la production d’énergie qui se décompose en plusieurs éléments :
1. Une grande roue
à aube installée en 1906, d’une puissance de 80CV qui entraine directement la
majorité de l’atelier de menuiserie et du polissage bois
2. Une turbine
hydraulique
3. Une machine à
vapeur
Ces trois sources
d’énergie sont interconnectées et suffisantes pour satisfaire la totalité des
besoins de l’usine, le groupe électrogène assure même l’éclairage du village de
Douville-sur-Andelle jusqu’en 1948.
Un
puits existant dans le domaine permet à une pompe de remplir en permanence un
château d’eau de 10 000 litres qui assure l’alimentation de toute l’usine.
Le processus de fabrication
Cette
unité de fabrication est du type “intégré”. Elle n’utilise que très peu la
soustraitance, en dehors de la visserie spéciale, des pièces décolletées et des
bandages caoutchouc. Le bois est acheté en grumes (900 m3 par an en moyenne),
et la tôle en feuille de 2 m2 de spécifications diverses ( 490 tonnes en 1933 )
il en est de même pour le fer blanc (60 tonnes en 1933 ). L’usine transforme
toutes ces matières diverses en jouets.
La
seconde guerre mondiale met fin à cette période faste. M. Kratz-Boussac décède en
juin 1940 et son gendre Mr Albert Guérin lui succède à la direction générale de
la société « les Inventions Nouvelles ». La pénurie des matières premières
freine la production, l’usine emploie encore 150 ouvriers spécialisés. La quasi
impossibilité d’obtenir de la tôle pour fabriquer des jouets en métal impose une
nouvelle orientation des articles produits vers des modèles en bois :
charrettes pour enfants, patinettes, voitures pliantes pour poupée, sièges et
tables pliantes.
Après
la guerre, les attributions de “bons matière” pour les produits ferreux
destinés à la fabrication des jouets sont limitées, alors que les commandes
pour les autos à pédales sont très nombreuses Cette impossibilité de satisfaire
la demande est en partie liée au refus de la société d’acheter des “bons matière”
au marché noir. D’autre part, la ligne générale des carrosseries automobiles
évolue, et la ligne intégrant les ailes se généralise dès 1950, ce qui impose
des outillages d’emboutissage importants et plus onéreux. Néanmoins, Euréka peut
présenter de nouvelles gammes de voitures à pédales de très bonne qualité aussi
élégantes et généralement plus robustes que leurs concurrentes. La fabrication
des pistolets et carabines rencontre évidemment les mêmes difficultés par suite
du manque de matières premières, mais le tir Euréka conserve une notoriété
indiscutable, et contrairement à l’automobile, il est difficile d’innover car
le vrai fusil ne change pratiquement pas d’aspect. Euréka se voit pourtant
attribuer deux Oscars du Jouet en 1968 et 1969 pour ses nouvelles carabines et
cibles.
Mais
le ciel se couvre au début de cette décennie, des séries de campagnes
médiatiques menées contre le jouet à connotation violente ou guerrière portent
un coup sévère à la firme. En 1964, un arrêté gouvernemental met un premier
frein à la commercialisation des armes à air comprimé en réservant
exclusivement leur vente aux personnes de plus de 18 ans. Leur usage est
également interdit hors du domicile. Puis les armes à ressort, qui utilisent la
fameuse ventouse sont également contrôlés. Les nouvelles normes de sécurité visent
à réduire la puissance du mécanisme de propulsion afin de rendre plus
inoffensive la petite fléchette à ventouse. Ainsi privés du minimum d’énergie
nécessaire à un tir de précision, ces jouets perdent de leur attrait. Un peu
plus tard, alors que le “tir aux pigeons”, article phare de la marque se vend à
plus de 40 000 exemplaires par an, malgré les campagnes de dénigrement, Euréka
se voit refuser par la télévision la promotion sur les écrans de ce jouet à
succès. C’est un nouveau coup dur pour la société et peu à peu la situation de
l’entreprise se dégrade. En 1975, son PDG, Max Guérin qui avait succédé à son
beau-père disparait. Suite à la situation précaire, la mise en place d’un plan
de restructuration pour tenter un redressement est instaurée. La société « Les
Inventions Nouvelles » est prise en location gérance par Sicopal, une filiale
des Charbonnages de France. Cette société de transformation de matières plastiques
possède une division jouet qui allie plastique, bois et métal pour les jouets. Grâce
à une organisation commerciale dynamique et des disponibilités financières
importantes, la firme retrouve alors une «vitesse de croisière» plutôt
convenable. Deux ans plus tard, en 1977, les Charbonnages de France suppriment
leur division jouet. Euréka n’a plus sa place dans le groupe et est repris par la
Société Normandy-Sport implantée à Tinchebray dans l’Orne. Cette firme,
principal concurrent d’Euréka en ce qui concernent les tirs fabrique à peu près
les mêmes modèles, mais a le gros avantage d’avoir une activité parallèle, les
outils de jardinage, industrie florissante à l’exportation dont le caractère également
saisonnier relaie l’activité jouet. Le vrai redressement attendu ne se
produisant pas, la Société les Inventions Nouvelles Jouets Euréka est condamnée
et disparaît définitivement en 1983. Fin d’un siècle de fabrication de jouets
dont cinquante années pour les autos à pédales.
M.
Grandvoinnet, dernier directeur technique de la société Euréka de 1945 à 1979,
auteur de “Eureka, un siècle de jouets de rêve” disparaît à son tour en mai
2013. La page Euréka est définitivement tournée !
sources:
-
Un siècle de jouets de rêve ( M.Grandvoinnet )
-
La vie du jouet, magazine de collectionneurs de jouets en tout genre.