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Pierre Le Trividic, La Plaine de Pîtres, HST, 1942, Collection Particulière Rouen |
Qui a peint le Val de Pîtres ? (3)
Dans
le premier article, nous avions fait le tour d'horizon des peintres renommés
qui avaient posé leur chevalet dans notre région, tel Camille Pissarro Aux
Damps, Paul Signac au Petit Andely, Joseph Delattre à Pont de L'Arche, Gustave Loiseau au Vaudreuil, Aston
Knight et Albert Lebourg à Muids, etc...
Ensuite, le dernier article se penchait sur l’œuvre de Robert-Antoine Pinchon qui, un dimanche de l'automne 1904, avait dévalé la côte qui descend du château de La Neuville-Chant-d'Oisel et, posant son chevalet dans les derniers lacets, avait peint Romilly-sur-Andelle d'une manière fauve, à la pointe de la modernité.
Intéressons-nous aujourd'hui
à Pierre LE TRIVIDIC.
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Pierre Le Trividic à 45 ans |
Né à Rouen en 1898, il appartient à ce que les spécialistes appellent « la deuxième génération des peintres de l'Ecole de Rouen ». On peut ainsi le classer post-impressionniste*.
* Le
mouvement post-impressionniste (fin XIXème et première moitié du XXème siècle)
regroupe un ensemble très large de peintres qui se rapprochent de la vision du
paysage à la suite de Monet. On peut citer Gustave Loiseau, qui peint l'Eure,
Le Vaudreuil notamment, Maxime Maufra, et pour l'Ecole de Rouen : Narcisse
Guilbert, Narcisse Hénoqcque, Léon Suzanne (qui a séjourné à Poses) et Pierre
Le Trividic, entre autres.
Né dans une
famille modeste de dix enfants, son père, prote au 'Journal de Rouen', discerne
très vite les dons de dessinateur du jeune Pierre, qui devient orphelin de père
dans sa prime jeunesse. Sa mère l'inscrit à l'Ecole des Beaux Arts de Rouen,
section 'Architecture'. Très doué, il rafle de nombreux titres et premiers
prix. Le dessin et l'aquarelle sont les domaines dans lesquels il excelle. Bien
que reconnu par ses pairs, il ne parvient que très mal à vivre de son art.
Employé comme dessinateur judiciaire à la 'Dépêche de Rouen' dès 1925, il
croquera les audiences avec ses accusés, ses avocats, ses juges et ses victimes
toute sa vie durant, nous laissant plusieurs milliers de croquetons rapides
mais émotionnellement très riches.
Le
port de Rouen et ses vielles ruelles sont les principaux motifs de son œuvre.
Portraiturés à l'aquarelle, les cargos noirs comme les immenses bâtisses à
colombages envahissent ses compositions. Il décède en 1960.
Du coteau qui descend d'Ymare, plantant son chevalet à l'orée du bois, il a peint le Val de Pîtres : détaillons un peu, si vous le voulez bien, cette œuvre :
-sa composition est classique avec
un étagement de trois, voire quatre plans successifs : un 1er plan formé
par l'ombre du bois, puis les champs moissonnés, le 3ème construit par la bande
des falaises, enfin le ciel qui chapeaute l’ensemble ; mais deux éléments
essentiels donnent tout le caractère à sa composition : la route, bande
transversale qui creuse la toile, amène la perspective et attire l’œil du
spectateur au fond du paysage ; et l'ombre portée des arbres qui se trouvent dans
le dos du peintre, premier plan qui joue le rôle d'effet repoussoir et apporte
toute la profondeur à la composition ;
-structure totalement horizontale
rythmée par les courtes verticales des arbres dispersés et de la futaie au
premier plan ;
-la touche est lisse,
fondue ;
-la chromatie, totalement
solaire, retranscrit au mieux ces belles journées d'été normand, sans chaleur
accablante. Avec ces veillottes de paille, moisson finie, nous sommes fin août,
plein midi au vu de la faiblesse des ombres portées. Pierre Le Trividic utilise
un jaune d'or, sa complémentaire, le violet, repoussé à la cime des falaises et
dans l'ombre du taillis. Et il enrichit son jaune d'un orangé également très
solaire comme cerne de ses meules les plus proches ou comme meules elles-mêmes
au lointain. En fait, sa composition ne propose que peu de complémentaires au
spectateur : quelques touches vertes éclaircies et un léger lavis verdâtre
dans le ciel vraisemblablement dilué à l'essence.
Ajoutons
les lignes vertes vermiculées du premier plan d'ombre, caractéristiques de bon
nombre d’œuvres de Le Trividic ; elles figurent sans doute, les sillons
des charrettes agricoles ;
Quelques remarques intéressantes :
Afin d'étalonner son effet chromatique
pour notre œil, Pierre Le Trividic a placé du blanc (ou s'en rapprochant au
plus près) au niveau des carrières et des éboulis des falaises et de la côte
des Deux Amants ; ses tons solaires en ressortent vivifiés ; les couleurs
crèmes du bandeau routier possèdent la même fonction ;
Notre peintre a bien placé le cocher de l'église de Pîtres ;
Les formes anthropomorphes des veillotes font que la plaine semble 'habitée'
Mais pourquoi le Val de Pîtres ?
L'histoire
est poignante : durant l'un de ses vagabondages, Pierre Le Trividic avait
rencontré un industriel pistrien et tous deux s'étaient liés d'amitié. La
rudesse de la guerre 39-45 touchant fortement le marché de l'art, notre peintre
ne vendait quasiment plus rien. De nombreuses fois recueilli à Pîtres avec ses
enfants par son ami, chez lequel il retrouvait confort, nourriture et chaleur
humaine, Pierre Le Trividic lui offrit le travail de sa journée sur le motif,
c'est à dire cette magnifique toile pleine de soleil et d'espoir. La légende
familiale raconte que notre peintre, dans la quiétude d'une après-midi, avait
également portraituré le chien de la famille...
Il est également remarquable de constater l'insouciant bonheur que dégage cette composition que nous avons qualifiée de "solaire". Car nous sommes en pleine occupation par les troupes allemandes en cet été 1942. Pierre Le Trividic semble occulter cette douloureuse réalité pour nous livrer un ode à l'été, avec ses champs moissonnés par le labeur des paysans notamment absents dans sa composition. Nature baignée de soleil comme un espoir dans un futur bien meilleur.
Sources:
François Lespinasse, L'Ecole de Rouen,
1985
François Lespinasse, Robert A Pinchon,
1990
Archives personnelles
Eric Puyhaubert
Activités : visite des expositions Seine de labeur et Seine de loisirs
Le
11 mai 2017, l'Association se projetait à Mantes-la-Jolie le matin, puis à
Vernon l'après-midi, afin de se rendre aux deux expositions concomitantes sur
les activités liées à la Seine : le Musée de Mantes investiguait les activités
de labeur, tandis que celui de Vernon s'intéressait aux loisirs. Une centaine
de toiles réparties dans les deux établissements, dont un très bel
échantillonnage de peintres de l'Ecole de Rouen, décrivait l'intérêt des
peintres pour ces activités et non plus uniquement pour un paysage idéalisé des
bords de Seine, ce qu'ils avait déjà tous facilement dépeint depuis des
décennies. D'où une réelle modernité artistique dans leurs compositions.
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Paul Michel Dupuy. Bateliers au port Henri IV. 1904 |
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Albert Lebourg. Bords de Seine à Muids. 1903 coll. part. |
Jeanne-Marie David, Directrice du Musée de Mantes-la-Jolie, reçut une quinzaine de membres de l'Association et leur fit personnellement une visite très détaillée et documentée, insistant sur le caractère novateur de la démarche de ces peintres empreints de modernité.
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Une visite guidée est toujours plus enrichissante... |