Qui a peint le Val de Pîtres ?
Dans le domaine des arts graphiques
et plus particulièrement de la peinture, Rouen a vu passer les plus grands
noms, quelle que soit l’époque ou la nationalité, de Richard Parkes Bonington
(anglais, 1802-1828) à Marcel Duchamp (1887-1968), en passant par William
Turner (anglais, 1775-1851), Camille Corot (1796-1875), Johan Barthold Jongkind
(hollandais 1818-1891) ou Claude Monet (1840-1926). Cet environnement favorable
a vu l’éclosion de « L’Ecole de Rouen », mouvement essentiellement
paysagiste, tout d’abord ‘impressionniste’ avec Albert Lebourg (1849-1928) puis
‘fauve’ avec Robert-Antoine Pinchon (1886-1943), soit une trentaine de peintres
nés entre 1850 et 1900 et formés à L’Ecole des Beaux Arts de Rouen. Citons
également Pierre Le Trividic (1898-1960), portraitiste des rues et du port de
Rouen.
Mais quel grand nom a bien pu venir peindre dans notre Val de Pitres ?
Aujourd’hui, les peintres amateurs
foisonnent et nombre sont les expositions municipales qui les présentent au
cours d’un week-end annuel. Force est de constater que cet engouement est
récent et date des années 1950 pour les plus anciennes manifestations
(1). Avant la seconde guerre mondiale, dans notre Basse Vallée de
l’Andelle, le temps alloué aux loisirs, quand il existait, était plutôt consacré
aux choses aratoires (chasse et pêche), qu’aux choses artistiques. De plus, nos
familles rurales ayant besoin des bras de l’ensemble de la famille et des
revenus en découlant pour vivre, elles voyaient inopportun un dessein
artistique dans sa progéniture. Les désirs artistiques des enfants ne pouvaient
être compris et assouvis que dans les milieux plus aisés, souvent urbains, et
sensibles aux choses de l’Art.
1. Rouen inaugure sa première
exposition municipale en 1833, sous l'égide du Conservateur du Musée des Beaux
Arts, Louis Garneray (1783-1857), peintre de Marines au parcours artistique
tumultueux ; quant à Paris, le « Salon » voit le jour en 1737,
et même en 1667 par Colbert dans sa version d’origine, prétexte à montrer au
Roi les œuvres créées par les artistes sous tutelle.
En fait, c’est dans l’amélioration
des voies et des moyens de transport que se trouve la raison de la venue
d’artistes dans nos campagnes. La ligne ferroviaire Paris-Rouen ouvre en 1843.
Et c’est souvent, sur l’invitation de proches que l’on voit arriver ces
peintres et leur palette. Ainsi Camille Pissarro (1830-1903) débarque aux Damps
en septembre 1892, près de Pont-de-l’Arche sur l’invitation d’Octave Mirbeau
(1848-1917), écrivain et critique d’art, qui possède une magnifique résidence
sur les bords de l’Eure et y réside de 1888 à 1892 (2). Pissarro nous laisse
quelques toiles montrant « Le Jardin d’Octave Mirbeau », où la
plaine d’Igoville s’éclaire des lumières dorées des champs de blé.
2. Cette propriété existe
toujours.
PISSARRO Le Jardin d'Octave Mirbeau 73x92 coll. Mayer Chicago |
Tout comme Georges Sporck (1870-1943), compositeur et grand collectionneur, qui incite Pierre Dumont (1884-1936) (3) à peindre sa magnifique propriété anglo-normande qui se dresse sur les quais du Petit-Andely.
3. Peintre renommé appartenant à la
seconde génération de « L’Ecole de Rouen » et ami intime de Pinchon
et Marcel Duchamp.
Dumont Le petit Andely 81x100, 1923 |
Toujours au Petit-Andely, Paul Signac (1863-1935) s’y installe durant l’été 1886 et compose une dizaine de toiles divisionnistes (pointillistes), qui sont aujourd'hui au Musée d’Orsay, à la National Gallery, etc., œuvres devenues de référence pour ce mouvement néo-impressionniste.
SIGNAC Les Andelys 65x81 Musée d'Orsay |
Afin de ne pas nous disperser, nous tairons les peintres locaux andelysiens, mais toutefois reconnus, de la fin du XIXème et première moitié du XXème siècles, tels Eugène Clary, Georges Le Meilleur, René Sautin, deux des fils Pissarro (Ludovic Rodo et Georges Manzana), etc
POUSSIN Autoportrait 98x74 Louvre |
détail de l'autoportrait |
Parmi les "très grands", vous me direz que Nicolas Poussin (1594-1665) est né Aux Andelys. Mais, en fait, il n’a jamais représenté quelque paysage normand que ce soit, le « paysage », art mineur à cette époque, servant de fond de composition ou confortant le message pictural du peintre dans les meilleurs cas. Nonobstant, Poussin ne renia jamais ses origines normandes, les exhibant même fièrement dans une de ses dernières œuvres, un autoportrait, en 1650 : « Nicolai Poussini Andelyensis Pictoris »
LEBOURG La Seine à Muids 46x80 coll. part. |
KNIGHT Le moulin de Muids coll. part. |
En nous rapprochant de la Vallée de l’Andelle, nous trouvons Muids qui accueillit Albert Lebourg durant l’été 1903. Quelques années auparavant, en 1895, le peintre américain Aston Knight (1873-1948) avait portraituré « Le Moulin de Muids ».
Louis Aston
Knight, comme toute une colonie de peintres américains qui parcouraient la
Normandie, "fournissait" pour le marché outre-atlantique. Il
répondait à une clientèle de
collectionneurs friands du côté romantique et exotique « à la
française ».
Niquet. Neige à Poses, 1916 54x65 |
De l’autre côté des écluses, Léon Suzanne (1870-1923), peintre de ‘L’Ecole de Rouen’, puis son disciple, Marcel Niquet (1889-1968), né à Poses et y ayant effectué toute sa carrière, ont peint les bords de Seine et ses activités de batellerie ou de pêche.
DELATTRE Pont de l'Arche 54x65 coll. part. |
Un peu plus loin, un pilier de « L’Ecole de Rouen », Joseph Delattre (1858-1912) est venu peindre la plaine du (vieux) Vaudreuil et ses peupliers vers 1895, ainsi que le pont qui enjambe la Seine à Pont de l’Arche. Gustave Loiseau (1865-1935) a régulièrement posé son chevalet dans la campagne euroise et, tout particulièrement celle des fermes de St Cyr-du-Vaudreuil.
Oui, il y a bien la dynastie Langlois à Pont-de-l’Arche, Hyacinthe (1777-1837) et son fils Polyclès Langlois (1814-1872), mais leurs sujets de prédilection se tournent vers les monuments rouennais.
LOISEAU
St Cyr du Vaudreuil 60x73 coll.part.
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Concernant enfin la basse Vallée de l’Andelle, notons que Philippe Zacharie (1849-1915), Professeur de dessin aux Beaux Arts de Rouen dès 1879 et ainsi maître de toute une génération de peintres dont Pinchon et Le Trividic, est né à Radepont. A notre connaissance, aucune vue de sa ville natale de sa main.
MALENCON Edmond terrassant le sanglier, tel saint Georges le dragon
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Certes, le Château de Pont-Saint-Pierre a bien été reproduit en gravure, mais dans un but plus descriptif et historié qu’artistique. C’est également un peu le cas de Paul Malençon, avec ses cinq tableaux sur la Légende des Deux Amants, peintre au cœur des recherches de notre ami Jean Barette (voir notre bulletin n°4). Idem pour Eugène Cauchois (1850-1911), grand peintre de natures mortes, né à La-Neuville-Chant-d’Oisel, mais sans paysage local laissé.
Il faut connaître cette anecdote
croustillante mais navrante : le grand Claude Monet aimait à demander à
Michel, son second fils, de le conduire dans la côte des Deux Amants, afin de
jouir du point de vue. En effet, Claude Monet posséda l’une des premières
automobiles du département, une Panhard-Levassor. Et Michel, conducteur
passionné, prenait alors le volant (4). Mais Claude Monet ne peindra rien de
notre vallée de l’Andelle, hélas !
4. Michel Monet perdra la vie,
d’ailleurs, d’un accident de la route en 1960
Mais
tout cela ne nous dit pas qui a posé son chevalet au Val de Pitres ! Deux
noms prestigieux liés à « L’Ecole de Rouen » se dégagent et que nous
traiterons dans un prochain article.
Allez, je vous le dis : Robert-Antoine Pinchon et Pierre Le Trividic.
Lire aussi les articles sur Marcel Niquet et Léon Minet
Eric Puyhaubert
Bibliographie
Lespinasse L'école
de Rouen
Michel de Decker Claude
Monet
Pissaro et
Venturi Catalogue raisonné (archives
personnelles)
N.B. une partie
des tableaux ici représentés ne se trouvent pas sur internet