Robert-Antoine Pinchon à 40 ans |
Qui a peint le Val de Pîtres ? (2)
Dans l'article précédent, nous avions fait le tour
d'horizon des peintres renommés qui avaient posé leur chevalet dans notre
région, tels Camille Pissarro aux Damps, Paul Signac au Petit Andely, Joseph
Delattre à Pont de L'Arche, Gustave Loiseau au Vaudreuil, Aston Knight et
Albert Lebourg à Muids, etc…
Venons-en aujourd'hui au
cœur du sujet : qui a peint le Val de Pîtres ? Deux peintres prestigieux de l'Ecole de
Rouen :
Robert-Antoine
PINCHON
et
Pierre LE TRIVIDIC
Dans
cet article, nous nous pencherons sur l’œuvre de Robert-Antoine Pinchon. Quant à Pierre Le
Trividic, il fera l’objet du numéro suivant.
Mais, me
direz-vous, qu’appelle-t-on ‘L'Ecole de Rouen’ ?
Cette
appellation regroupe une trentaine de peintres nés entre 1850 et 1900. Passés
par l'Ecole des Beaux Arts de Rouen, leur sujet de prédilection est
essentiellement paysagiste. Les spécialistes distinguent deux
générations : une première en phase avec les avant-gardistes parisiens du
mouvement impressionniste comme Albert Lebourg, puis néo-impressionniste comme Charles Angrand ; et une seconde
génération contemporaine du mouvement fauve comme Robert-Antoine Pinchon ou
Pierre Dumont, et des post-impressionnistes comme Pierre Le Trividic.
Alors, parlons de Robert-Antoine Pinchon.
Né en
1886, dans une famille ‘lettrée’ rouennaise dont le père est très lié d’amitié
avec Guy de Maupassant, il s’adonne très tôt à la peinture. On a trace de
premières toiles à l’âge de 10 ans et il expose dès 14 ans à la Galerie Legrip,
maison très réputée à Rouen qui eut pignon sur rue durant plus de cent
cinquante ans. Dès lors, critiques d’Art tel Georges Dubosc ou collectionneurs
tel François Depeaux, qui fit don au Musée de Rouen de 53 tableaux en 1909
(Monet, Renoir, Sisley… et Pinchon) s’intéressent au jeune prodige. Appelé au
front en 1914, il reprend sa carrière après la guerre. Il décède en 1943.
Sa
période faste de création se situe avant 1914. En effet, son talent bien
reconnu par ses professeurs au Lycée Corneille, puis à l'Ecole des Beaux Arts
de Rouen, Robert-Antoine Pinchon se voit très tôt exposé par les galeries
normandes. Le grand industriel rouennais, François Depeaux, collectionneur
d'Impressionnistes dès les années 1880, le remarque alors. Passeront entre les
mains de ce dernier près de 700 tableaux, dont 55 Sisley, 25 Monet parmi les
plus emblématiques, 9 Pissarro, et de l'Ecole de Rouen : plus d'une trentaine
de Lebourg ainsi qu'une cinquantaine de Delattre entre autres, dont bien sûr, Robert-Antoine Pinchon. Et notre peintre n'a
pas encore 20 ans lorsque Depeaux le collectionne.
Autant
dire que, lorsque le jeune rapin se rend chez son mécène, avenue du mont
Riboudet, ses yeux s'enivrent des merveilles accrochées aux murs. Son
apprentissage ne peut se faire que favorablement, dans les courants les plus
modernes de son époque.
Robert-Antoine Pinchon, Romilly, HST SBD 48x59cm, 1904, Collection Particulière Paris |
Du coteau qui descend de La Neuville-Chant-d'Oisel, posant son chevalet dans le dernier lacet, il a peint Romilly-sur-Andelle (voir ci-dessus).
Détaillons
un peu, si vous le voulez bien, cette oeuvre :
-sa
composition est classique avec un
étagement de quatre plans successifs : un 1er plan aux pommiers, puis les
habitations, le 3ème avec le fond de verdures et
de bois, enfin le ciel qui chapeaute l’ensemble ;
-structure également classique,
pyramidale, avec la flèche de l’église Saint Georges en son sommet, et le
pommier au dessous ; une structure pyramidale ou triangulaire possède
l’avantage de bien asseoir une composition avec sa base ferme ; la
composition devient ainsi solide et rassurante ;
-mais ce qui frappe le
spectateur c’est la touche et la chromatie (les couleurs) :
- La
touche, tout d’abord, est large, divisée,
distincte, et de plus de sens transversal, amenant ainsi un effet dynamique,
vivant (on parle ici d’une ‘touche main droite’), caractéristique de notre
peintre ;
- Quant à la chromatie, Robert-Antoine Pinchon
s’en joue à l’instar de l’avant-garde parisienne. En effet, nous sommes en
1904. Pinchon n’a donc que 18 ans !! Quel coloriste ! Il emploie des
couleurs franches, comme des oranges striés de jaune, des violets, différentes
nuances de vert. L’ambiance automnale qu’il décrit, lui sert de prétexte à
cette juxtaposition chromatique puissante et bien divisée (non mélangée sur sa
toile). Les ‘complémentaires’ dominent ; les couleurs primaires ne se
voient utilisées que pour donner du relief aux complémentaires, comme le jaune
qui côtoie les violets ou les touches de rouge dans la frondaison verte des
arbres.
Ajoutons
l’emploi de cernes
noirs qui
délimitent les formes, les objets et les masses de couleurs, selon la leçon de
Paul Gauguin auprès des jeunes peintres de Pont-Aven, à la toute fin du XIXème
siècle.
Car c’est l’année suivante, en 1905, que se déroule au
Salon d’Automne à Paris, la révolution fauve.
Et notre peintre y expose également ! Certes, les trois toiles qu’il a
confiées ne sont pas accrochées dans la devenue fameuse salle n°7 : La Cage aux Fauves, mais il est de ceux qui
participent à ce mouvement.
Ici encore, toute perspective
atmosphérique est balayée. L’académisme, comme l’impressionnisme d’ailleurs,
auraient voulu que la Côte des Deux Amants se voile d’un bleu velouté, que le
Château des Deux Amants paraisse moins imposant, plus fondu dans la
composition. L’artiste nous impose sa volonté de faire dominer sa toile par la
masse de l’édifice en lui offrant des dimensions irréalistes. Mais il est
également honnête d’ajouter que, comme le montrent les cartes postales
anciennes, la Côte des Deux Amants se trouvait déboisée à l’époque pour des
raisons d’exploitation forestière.
Et puis, pour donner du sens, du
caractère et rendre sa composition un peu plus acceptable, notre peintre barre
sa composition d’une frise blanche (les habitations), qui a comme rôle
d’étalonner l’œil, afin d’organiser sa composition chromatique, d'en faciliter
la lecture et vivifier ses tons complémentaires. Sans cette pause chromatique
claire, le tableau eût été brouillon, voire indigeste.
En fait de frise blanche, vous
remarquerez qu’aucune des maisons n’est blanche. Comme les neiges de
Monet : pas de blanc pur, que des tons clairs, vaporeux, aériens ;
des roses de différentes nuances, des verts d’eau adoucis.
Enfin, en revenant au tableau
dans son entier, remarquez le ciel mauve de cette fin d’après-midi de nos
débuts d’automne, qui répond aux oranges et aux violets de la butte.
Lors de vos prochaines sorties,
lorsque vous vous arrêterez devant d’autres toiles de Robert-Antoine Pinchon,
il est nécessaire, pour bien comprendre son œuvre (qui compte près 3.000
peintures tout comme Monet et ses amis), de savoir que la guerre 14-18 lui a
« coupé » les pinceaux. Avant 1914 : des compositions fauves,
charpentées, en phase totale avec l’avant-garde artistique. Après 1918, soit
après 4 années vides ou presque de recherches picturales personnelles et pour
cause, il est au front, après 1918 donc, des compositions plus douces, plus
systématiques, plus conventionnelles, plus rouennaises, même si il expose
annuellement à Paris, alors Capitale des Arts, qui voit s'épanouir les
recherches et les mouvements picturaux internationaux dépasser les compositions
figuratives.
Allez, je vous confie un élément
d'expertise : avant 1907, notre peintre signe R. Pinchon, puis Robert Pinchon de 1907 à 1920, enfin Robert A. Pinchon après son retour de voyage
en Bretagne en 1920.
Mais
pourquoi Romilly-sur-Andelle ?
En prélude, nous vous dévoilions
que Robert Pinchon, père de notre peintre Robert-Antoine, était lié d'amitié
avec Guy de Maupassant. Bibliothécaire de son état, il écrivit quelques pièces
de théâtre (que la postérité a oublié, il faut avouer) sous l'émule du grand
Maupassant. Signe de profonde amitié voire de familiarité, ce dernier avait
pour habitude de surnommer Robert Pinchon père, « La
Toque » !
Or, depuis 1833, la
famille Maupassant possédait le Château de La Neuville. L'amitié qui unissait
les deux hommes devait être sincère puisque Guy de Maupassant invita son ami
Robet Pinchon père au mariage de son cousin Louis Le Poittevin en 1869, mariage
qui se déroula en le Château. Vous remarquerez sur le cliché ci-dessus les
numéros 3 (Guy de Maupassant) et 5 (Robert Pinchon père). Ajoutons que Louis Le
Poittevin (1847-1909) fut un peintre paysagiste du plus pur style académique
français.
R-A PINCHON, L'Andelle, 1901, HST 54x73 coll part
Paris
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C'est quelques années plus tard, qu'après un copieux repas dominical, à l'heure où les hommes se retrouvent au fumoir pour commenter les dernières nouvelles littéraires et que les femmes prennent l'air sur la terrasse pavée du château, élégamment assises dans des marquises d'osier, protégées du soleil de ces premiers jours d'automne 1904 par de larges ombrelles blanches, que le jeune Robert-Antoine Pinchon dévala la côte de La Neuville, muni de son attirail de peintre... Ce vagabondage ne devait pas être le premier, car nous possédons un cliché noir et blanc d'une vue de 1901 des berges de l'Andelle qui sillonne les prairies romilloises.
Et
même, plus tard, autour des années 1925, Pinchon croqua à l'aquarelle, la
chapelle d'Amfreville-sous-les-monts. De la même époque date une grande huile
sur toile figurant la courbe de la Seine prise du haut du Plessis.
Il est évident que
d'autres toiles de cette période fauve, si recherchée des collectionneurs,
figurant la Vallée de l'Andelle, existent. Sont-elles titrées ou localisées
correctement, autrement que par Paysage, ou Rivière, ou Prairie, ou Colline, voire Rivière courant
dans la prairie dans un paysage de colline... ? La recherche est en cours. Mais une vie
suffira-t-elle ?
A vous retrouver aux prochains numéros avec Pierre Le Trividic, Marcel Niquet.et Léon Minet
Bibliographie :
François
Lespinasse, L'Ecole
de Rouen,
1985
François
Lespinasse, Robert
A Pinchon,
1990
Alain
Letailleur, Robert
Pinchon,
1990
Archives
personnelles