Supplique d'un ancien combattant de Pîtres
L'auteur de cette lettre, trouvée
par un membre du club philatélique de Pont-Saint-Pierre, est un ancien
combattant originaire de Pitres, du nom de Frétigny, soldat des guerres
napoléoniennes.
On estime généralement que les
guerres de la Révolution et de l'Empire ont fait aux alentours de cinq millions
de morts, dont presque un million de soldats français.
Après Waterloo, en 1815, les soldats
de Napoléon survivants sont des vaincus : les vainqueurs, essentiellement
Angleterre, Prusse et Autriche, rétablissent en France la monarchie (Louis
XVIII), qui éprouve bien sûr peu de sympathie pour ces soldats qui se sont
battus pour la Révolution ou "l'ogre de Corse". Cependant, pour ne pas se mettre toute l'armée
à dos, la Restauration versera néanmoins des pensions militaires, mais en
privilégiant évidemment les Vendéens ou les Emigrés qui s'étaient battus dans
le "bon" camp.
En 1830, suite aux Journées de
juillet, avec l'arrivée au pouvoir d'un
roi qui avait été partisan de la Révolution, fils du régicide Philippe-Egalité,
naît chez les anciens combattants l'espoir d'être mieux traité.
Voici ce courrier
écrit avec emphase mais quand même beaucoup de style
Auguste Reine1,
Vos
sujets dévoués doivent trouver accès à votre munificence
Je suis officier de la garde nationale2, ancien maréchal des logis3 d'artillerie à cheval ; je n'ai aujourd'hui que ma pension de la Légion d'honneur4 pour toute ressource, après 14 ans de services actifs, 11 campagnes ; mes enfants sont en bas âge. Lors de la débâcle des glaces5 j'ai perdu mon bateau, et depuis je ne sais comment faire pour me rétablir.
En 1813, à Dresde6,
j'ai été porté pour officier au premier Bataillon bis, 1ère Cie du train
d'artillerie ; mais le 27 du même mois, je fus fait prisonnier de guerre à
Dresde, et conduit dans les prisons d'Holmutz7, et ne suis rentré en
France qu'en août 1814. La Restauration8 a méconnu mes droits à ma
nomination au grade d'officier que j'ai mérité.
Dans la grande semaine9, me trouvant à Paris, je me suis battu avec honneur contre ceux qui maltraitaient le peuple. J'étais à la prise du Louvre10, à la rue Richelieu, rue de Rohan11, à la prise de la pièce de 8 qui tirait sur nous près du théâtre français ; à la prise des Tuileries. J'ai conduit à l'hôpital de charité le nommé Moyon, blessé à côté de moi rue de Rohan, et cela en passant sur le pont Royal malgré la barricade et les coups de fusil qui se croisaient.
Le 30 juillet je me suis porté sur Sèvres, Saint-Cloud12 et Versailles, avec mon beau-frère, le sieur Cauzot-Demarest, ancien militaire, en accompagnant M. le colonel Poque, aide de camp du général de La Fayette13, ainsi que les certificats que j'ai l’attestent.
En août dernier ma demande d'une place de garde à cheval au Roi, a été transmise au Maître des finances et de là au Directeur des forêts ; enfin je viens de recevoir une lettre de ce dernier, après 10 mois de sollicitation, qu’en lieu d'une récompense nationale, je ne devais espérer aucune place faute de vacance : pourtant cette déception n'est pas légale à l'égard d'un ancien militaire, d'un patriote de juillet, sans fortune est chargé de famille ! ! ! ..
Pendant plusieurs fois j'ai vainement fait le voyage de la capitale, exprès pour obtenir un emploi, me fondant sur mes services et mon dévouement à Votre majesté. Aujourd'hui que je suis réduit à une position malheureuse, que rien ne va, surtout dans mon état ; je dois avec la sincérité d'un ancien militaire, invoquer un secours de la bienveillance de la Reine des Français; heureux si ma fervente prière parvient jusqu'à elle; son bon cœur sera sensible à mon humble demande, et ce bienfait à l'égard d'un citoyen qui possède l'estime de beaucoup d'honnêtes patriotes, ne restera pas sans effet de reconnaissance.
Je
suis avec un profond respect,
Auguste
Reine,
De
votre Majesté,
Le
très fidèle sujet
M.
Frétigny
chevalier
de la Légion d'honneur,
maître
marinier,
Demeurant
à Pîtres près et par le Pont-Saint-Pierre (Eure)
Le mot munificence est bien employé : capacité à faire des dons, à
rémunérer
Déception : c’est l’action de décevoir, la tromperie,
ce sens est resté en anglais
Profitons de cette
supplique pour réviser un peu l’histoire de France
Portrait de la reine avec ses deux enfants, peint par Louis Hersent |
1- C'est à l'épouse, Marie Amélie de Bourbon-Siciles (avec un s, car il y en a deux) et non au Roi que s'adresse cette lettre, Reine des Français et non Reine de France.
2- La Garde
nationale est le nom donné lors de la Révolution française à la milice de
citoyens formée dans chaque ville, à l’instar de la garde nationale créée à
Paris. Elle a existé sous tous les régimes politiques de la France jusqu'à sa
dissolution en juillet 1871, aux lendemains de la Commune de Paris
3– grade de sous-officier dans l’infanterie ou
l’artillerie
4- Elle est créée
en 1802 par le 1er consul. C’est un nouvel ordre qui récompense à vie des mérites
acquis individuellement. Napoléon remet les premiers insignes le 15 juillet
1804 aux plus hauts personnages du pays.
Il y a en 1814 32000 légionnaires (et non
chevaliers) dont la pension annuelle varie de 250 à 3000F selon le grade, rente
conséquente pour des soldats d’origine modeste
5– L’hiver
1829-1830 fut le plus rigoureux du XIXe siècle. Il marque la fin du
« petit âge glaciaire » (1500-1830). Cet hiver-là dura de
mi-novembre à février et il y eut jusqu'à 2 mètres de neige en Normandie.
Bataille de Dresde, 26. Août 1813, par Edme Bovinet |
6- La bataille de Dresde lors de la campagne d’Allemagne contre la 6ème coalition est une des dernières victoires de Napoléon les 26 et 27 aout 1813 remportée avec un minimum de pertes : 8000 tués et blessés sur 120000 hommes côté français et 27000 tués, blessés et prisonniers sur 140000 hommes côté ennemi
Louis XVIII Tableau du Baron Gérard |
Charles X Tableau du Baron Gérard |
7- Il s’agit de la célèbre prison moldave d’Olmutz et non d’Holmutz où Lafayette fut emprisonné par les Prussiens et les Autrichiens durant 3 ans dans des conditions effroyables.
8- La
Restauration marque le retour de la monarchie des Bourbons avec Louis XVIII
(mort en 1824) et Charles X frères de Louis XVI. On distingue deux
Restaurations : la première avant les Cent Jours et la seconde après
l’abdication de Napoléon.
9– C’est la
Révolution de Juillet qui s’est déroulée les 27, 28 et 29 juillet dite des
« Trois Glorieuses ».
Après une longue
période d’agitation ministérielle puis parlementaire, le roi Charles X tente un
coup de force constitutionnel par ses ordonnances de Saint-Cloud du 25 juillet
1830 (nouvelle dissolution de la Chambre des députés, modification de la loi
électorale, organisation de nouvelles élections, suspension de la liberté de la
presse). En réaction, un mouvement de foule se transforme rapidement en
révolution républicaine. Le peuple parisien se soulève, dresse des barricades
dans les rues.
Attaque du Palais du Louvre le 29 juillet 1830. École française du XIXe siècle. Paris, Musée Carnavalet. |
10– Deux régiments
des troupes royales rallient les insurgés. Le palais du Louvre n’est plus
défendu et passe aux mains des révolutionnaires,
11– Le combat de
la rue de Rohan est un des tableaux le plus célèbre d’Hippolyte Lecomte
(1781-1857) peintre d’Histoire. Ce n'est en revanche pas ici le triomphe de la
peinture : foule statique, composition transversale à comparer avec le tableau
de Delacroix sur le même thème.
12– C’est à
Saint-Cloud que s’est réfugié Charles X
14– C’est le
célèbre général de La Fayette héros de l’indépendance des Etats-Unis. Quand les
Américains arrivèrent en 1917 durant la Première Mondiale, ce fut aux cris de
« La Fayette, nous voici »
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Nicolas ou Jacques Louis Romain ?
Partons à la recherche de l'auteur de cette supplique !
C'est formidable de pouvoir retrouver la trace de ce sieur Frétigny près de deux siècles plus tard grâce aux archives en ligne sur le site de la légion d'honneur qui nous donne beaucoup de renseignements.
Il y a deux Frétigny Nicolas et Jacques (Louis) Romain nés tous deux à Pîtres qui ont participé aux guerres napoléoniennes et ont eu la légion d'honneur mais les documents les concernant sont répertoriés dans le même dossier au nom de Frétigny Nicolas
Etat civil
Jacques (Louis) Romain
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Nicolas
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né le 18 avril 1780
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né le 13 mai 1784
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fils de Jacques Romain
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fils de Jacques (Louis) François
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et de De Pitre Marie-Thérèse
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et de De Pitre Marie-Anne
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Campagnes et état
de services
2ème escadron du train d'artillerie à cheval grade final
maréchal des logis
On ne connaît pas les étapes de son avancement |
33éme d'infanterie de ligne
2ème régiment des grenadiers et voltigeurs réunisIl débute comme grenadier en 1805, gravit tous les échelons de la carrière militaire, caporal en 1806, fourrier puis sergent en 1807, sergent-major en 1809, adjudant en 1810, sous-lieutenant en 1811, lieutenant en 1813 et termine capitaine en 1813 |
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A fait 2 campagnes sur les côtes de l’Océan an 14 et 1806 en Autriche, 1807 et 1808 en
Prusse et Pologne, 1809 en Allemagne, 1810 et 1811 en Espagne, 1812 à Moscou
en Russie et 1813 en Saxe. En tout 11 campagnes !
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A fait les campagnes de l’an 13 et de l’an 14, de 1806, 1807, 1808 à la
Grande Armée
1809 armée d’Allemagne, 1812 en Russie 1813 Grande Armée |
Ils ont donc
participé aux mêmes campagnes mais pas dans les mêmes armes. On peut supposer
quand même que deux « payses » pouvaient se retrouver au bivouac quand ils ne combattaient pas
Ils avaient bien
mérité tous les deux d’avoir la Légion d’honneur après toutes ces campagnes et
tous ces kilomètres parcourus. On possède les actes de nominations.
Jacques Romain l’obtient le 18 septembre 1813 à Pirna lieu de
l’Etat-major de Napoléon à la bataille de Dresde
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Il dut donc s’illustrer lors de
cette bataille.
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Il est encore blessé le 10 octobre à Pirna d’un coup de feu à la jambe droite et a reçu de fortes contusions
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Or la bataille de Pirna ou bataille de Dresde a eu lieu les 26 et 27 août, donc cette blessure est
obtenue en dehors du champ de bataille
La supplique est
rédigé par un maréchal des logis de la 1ère compagnie du train
d'artillerie donc on a retrouvé notre auteur : il s'agit de Jacques Romain
MAIS...
il dit dans la
supplique qu’il a été fait prisonnier en 1813 à Dresde le 27 du même mois (!) et libéré en août 1814
MAIS...
c’est sur les
états de services de Nicolas que l’on trouve cette mention : « prisonnier
de guerre à Dresde le 12 novembre 1813, rendu le 30 juillet 1814 »
Pour confirmation,
comparons les signatures
Signature du sieur Frétigny au bas de la supplique à Marie-Amélie |
Signature de Jacques Romain sur son acte de mariage |
Signature de Nicolas sur son serment de fidélité à la Légion d’honneur |
Pas de doute,
l’auteur de cette lettre est bien Jacques Louis Romain FRETIGNY
Jacques Romain a-t-il usurpé cette
information et s'est-il prévalu de cet emprisonnement alors qu'il s'agissait de
son cousin pour renforcer sa demande ou est-ce une erreur des services des
armées qui ont établi leurs états de service à postériori ? C'est plutôt la
deuxième possibilité qu'il faut retenir et qui explique d'ailleurs l'écart de
date
A la fin des
guerres, ils rentrent au pays, se marient et reprennent leurs activités :
Jacques Louis Romain est maître marinier comme son père et Nicolas devient
épicier à Rouen
Jacques Louis Romain se
marie avec Marie Anne Ursule Planche
qui meurt en 1818 et dont il a une fille Clara Ursule en 1815
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Nicolas se marie avec Rosalie Brunne (1788/1841) à Rouen le 27
octobre 1818 dont il a 3 enfants Rose Albertine (1819) Eugène (1821)
décédé dès sa naissance et Armande Florentine (1823)
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Il se remarie avec Marie Félicie Letellier dont il a 4 enfants : Clara-Ismerisse (1829) Rose-Denise (1830), Louis Damas Romain (1832) et Alexandre
Médéric (1833)
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Il meurt à Rouen le 29 décembre 1855 à l’âge de 71 ans. C’est un bel âge
pour un soldat qui a fait toutes les
campagnes napoléoniennes et a été blessé deux fois !
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Il a donc bien trois enfants en
bas âge quand il écrit sa supplique le 29 mai 1831
|
Mais leurs conditions de vie doivent être difficiles car tous deux font écrire des demandes d’aide par les maires des communes de leur domicile celui de Pitres (Depitre) pour Jacques Louis Romain et celui de Rouen (Aimé Baudry) pour Nicolas. faisant référence aux enfants.
Nous , Maire de la commune de Pîtres […] sur l’attestation des Sieurs
Aubé Pierre maréchal, Fréret Jean-Louis propriétaire, Lapôtre Jean-Baptiste
marchand épicier et Mathias Jean–Baptiste tonnelier habitants de cette
commune certifions de toute notre responsabilité personnelle qu’il est de
notoriété publique et à notre connaissance que le Sieur Frétigny Jacques
Romain ex maréchal des logis et membre de la légion d’honneur domicilié dans
cette commune est dans l’impossibilité de subvenir à l’éducation de Ursule
Clara sa fille
|
Nous, Maire de la ville de Rouen, Gentilhomme de la Chambre du Roi,
Membre de la Chambre des Députés des Départements, Chevalier de l’Ordre Royal
de la Légion d’Honneur par l’attestation des Sieurs Jean-Charles Le Breton,
négociant, Dranguer chef de bataillons en retraite, chevalier de Saint Louis
officier de l’Ordre Royal de la légion d’honneur et Raffy chevalier du même ordre,
habitants de cette ville , bien connus et dignes de foi d’après les
renseignements particuliers que nous nous sommes procurés, certifions qu’il
est de notoriété publique que M. Frétigny Nicolas [...] ne possède aucun
immeuble, qu’il est sans fortune, qu’il n’en a point à espérer de sa famille,
ni de celle de son épouse; Enfin qu’il n’a pour pourvoir à ses besoins, à
ceux de son épouse et de quatre enfants dont deux sont du 1er mari de sa
femme, que son faible traitement de non activité et le produit de l’état
d’épicier en détail qu’il exerce maintenant ici, produit très faible et qui
ne lui permet pas de donner seul à ses deux enfants l’éducation convenable.
Nous attestons en outre que M Frétigny est d’une excellente conduite, qu’il
est bon père et qu’il a droit aux bontés du Gouvernement[…]
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Fait à Pîtres le 12 novembre 1826
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A Rouen En l’hôtel de Ville , le 16 août 1827
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Si les deux cousins ont eu une jeunesse aux
armées presque identique, les deux courriers de demande d’aide et la supplique
montrent que leurs chemins ont divergé ensuite. En effet Nicolas fait faire sa
demande par le maire royaliste de Rouen et lui–même à résigner un serment de fidélité à l’Ordre Royal de la
légion d’honneur en 1817
Par contre Jacques
Romain en participant aux « Trois Glorieuses » est ouvertement
républicain ou bonapartiste. Mais il est très habile pour faire référence dans
la supplique deux fois à La Fayette, qui a été très actif pendant les
"Trois Glorieuses" et a été un artisan de l'établissement de la
monarchie de Juillet donc le citer donne un intérêt supplémentaire à son
courrier.
Il mentionne la
prison d’Olmutz où La Fayette a été emprisonné comme lui. Et il cite le colonel
Poque aide de camp de La Fayette avec lequel il a fait le coup de feu. (Le
colonel Poque Beauvais est un Béarnais à qui La Fayette confia la délicate
mission de convaincre Charles X de s’embarquer pour l’Angleterre le
3 août 1830. En récompense il reçut le commandement militaire du château
de Pau, jusqu’en 1848.)
Son courrier
a-t-il reçu une réponse ? On a retrouvé une demande confidentielle de
renseignements datée de 1836 dans les archives municipales de Pîtres sur un
Frétigny membre de la Garde Nationale
Est-ce pour lui
attribuer un poste ou s’enquiert-on de ses opinions politiques ?
Monsieur
le Maire
Je vous prie de me donner des renseignements sur Frétigny
capitaine de la garde nationale de votre commune.
J’ai besoin de connaître
1– s’il est marié
2– s’il a des enfants et quel en est le nombre
3- S’il a servi, en quelle qualité pendant
combien de temps
4– s’il jouit d’une
pension
5– quels sont ses moyens d’existence
6– quelle est sa conduite, de quelle considération il est
environné dans le pays
7– enfin si ses opinions politiques sont sages
Veuillez vivement apporter tous vos soins dans les
informations que vous prendrez et me les transmettre le plutôt possible.
J’userai avec toute la discrétion possible de cette
communication que je réclame de votre obligeance.
Le Sous Préfet de Louviers
Sur la liste nominative de 1832 des
gardes nationaux de Pîtres, il y a 11 Frétigny sur 263 noms et Jacques Romain
est sur cette liste au numéro 161. Ses
idées en 1836 sont certainement les mêmes que celles qui explique son
engagement durant la Révolution de juillet et c’est certainement de lui dont il
s’agit !
On retrouve Jacques Louis Romain à
Ranville (Calvados) où il meurt en 1846.
Il est alors Inspecteur aux carrières de Ranville. C’est certainement un poste
officiel qui lui a été attribué. Ses différentes demandes dont sa supplique ont
donc abouti !
Depuis des temps très anciens,
jusqu'au milieu du XIXe, on extrayait des carrières de Ranville des pierres de
qualité qui servirent à de nombreuses constructions de la région et même au
delà. L'histoire dit que la cathédrale de Westminster à Londres fut construite
en pierres de ces carrières.