L'aciérie du Manoir à Pîtres
(Introduction)
Le fer en Normandie
La
Normandie a été, dès l'époque gauloise, un haut lieu de métallurgie, du fait de
la présence de combustible (la forêt) et de minerai de fer.
Le fer autrefois
Le fer de météorites, tombé du ciel et parfois d'une grand degré de pureté, a
été travaillé dès le IIIe
millénaire av. J.-C. en Mésopotamie et en Egypte, mais les premiers fers obtenus par réduction
de minerai remonteraient au début du IIe
millénaire. En
Europe, il succède au bronze (alliage de cuivre et d'étain) vers 800 av. J.-C.
La métallurgie du fer nécessite une température (1500 degrés) plus élevée que celle du bronze et donc plus de connaissances techniques, mais produit un métal beaucoup plus résistant, fournissant des armes plus légères et de meilleurs outils. L'agriculture devient peu à peu grande consommatrice de fer : on estime que la mise en culture, par essartage, d'un hectare de forêt, requérait en moyenne la consommation d'un kilogramme de fer.
Le fer fut longtemps
un matériau précieux, et avant l'introduction des pièces, les Grecs utilisent
des tiges de fer comme monnaie.
La production se faisait avec des
petits-fourneaux (ou bas-fourneaux), constructions d'environ un mètre de haut, percées de trous
pour activer le feu, avec au milieu ou en contrebas, un bassin destiné à
recevoir la fonte. On chauffait le fourneau au charbon de bois, puis on jetait
peu à peu le minerai lavé et pilé,
auquel on ajoutait un peu de chaux ou de marne, en ventilant à l'aide de
soufflets ; on continuait à alterner des charges de minerai, de charbon et de
marne, jusqu'à produire une masse de
fonte d'une quinzaine de kilos, la loupe. Le fondeur, alors, ouvrait la queue de renard,
par où s'écoulaient les laitiers amassés à la surface de la fonte, puis on
attendait que la loupe refroidisse un peu pour la découper, au moyen du marteau-tranchant,
en lingots que l'on passait dans un autre feu, puis martelait sur l'enclume
pour en faire socs de charrue, carrés,
barres de différentes grosseurs, bandages de roues, etc.
Ces fers
pouvaient aussi être convertis en fil pour la fabrication des épingles : on
tirait, à la force des bras*, au
moyen de longues tenailles non tranchantes, le fer qu'on faisait passer dans
des filières de plus en plus étroites.
* La bobine, sorte de cabestan qui tire le fil, bientôt mis en mouvement
par la force hydraulique, ne semble avoir été employée qu'au début du 19éme, à
Romilly-sur-Andelle.
Au XIXème siècle, l'apparition des grosses-forges
et de leur haut-fourneau allait concentrer dans les mains
des maîtres de forges, souvent des nobles,
le travail de ferrons
qui, jusque-là, avaient vécu entourés de leurs familles dans leurs ateliers où
ils étaient les maîtres, et furent contraints de prendre le chemin de
l'usine. Alors que dans les forges à
bras, le même ouvrier dirigeait toutes les opérations, dans les hauts-fourneaux
et les grosses-forges, le travail se partageait entre un maître-fondeur, un
maître-chauffeur, un maître-affineur et un maître-marteleur, ayant chacun sous
leurs ordres manœuvres et petits valets.
St Denis sur Sarthon |
La fonte était coulée dans le sable, sous formes de bandes ou lingots d'environ une tonne, les gueuses, transportées à la forge pour y être affinées ; on ne présentait alors à la fournaise que l'extrémité de la gueuse et la matière en fusion qui s'en échappait était recueillie dans un creuset où elle formait une loupe de 60 à 80 kilos. On fouettait cette loupe avec des marteaux à bras, lui donnant une forme carrée et, quand elle était solidifiée, on la façonnait au moyen de gros marteaux de 4 à 500 kilos mus par l'eau.
Les travailleurs du fer
Les férons
ou forgerons pratiquaient la confraternité et l'hospitalité. Dans chaque forge
il existait un tronc alimenté par des cotisations ou des amendes ; quand un compagnon
se présentait et qu'il s'annonçait comme cousin du foisil
on l'invitait à forger une barre qu'on lui faisait porter sur l'enclume ; s'il
se sortait bien de l'épreuve, on vidait le tronc en sa faveur, on l'hébergeait
et s'il n'était pas embauché, on lui fournissait les moyens de gagner une autre
forge.
Chaque année vers la fin du mois de juin les fourneaux et les forges faisaient relâche, on célébrait la Saint Eloi, patron des forgerons, fête que le christianisme avait substitué aux antiques Vulcanales en l'honneur du dieu du feu Vulcain.
Hymne des forgerons
C'est aujourd'hui la Saint-Éloi.
Suivons tous la vieille loi.La forge, il faut balayer (bis),
Les outils, il faut ramasser.
Allons au bourg promptement,
Monsieur le curé nous attend.
La Messe il faut écouter (bis)Et celui qui va la chanter.
Nous voilà tous revenus.
Que cinquante coups soient bus.Et de notre pain bénit (bis)
Nous en porterons au logis.
Nous allons fleurir le marteau
Et lui donner du vin sans eau.Que nul ne fasse de bruit (bis)
Car nous allons dîner ici.
A la santé du marteleur,
Sans oublier son chauffeur,Ainsi que le brave affineur (bis)
Qui travaillent tous avec cœur.
Les filles de notre canton
Aiment bien les forgerons,Elles n'ont pas peur du marteau (bis)
Quand dessus (censuré par A. Desloges)
On trouve la fin du vers dans une version
qui contient un couplet de plus, pas forcément de très bon goût, mais montrant
que le respect pour la religion pouvait céder la place à la paillardise:
Saint Eloi avait un fils
Qui s’appelait Oculi ;
Et quand le bon saint forgeait
Son fils Oculi soufflait.
S’il y a des filles dans nos cantons
Qui aiment bien les forgerons,
Elles n’ont pas peur du marteau
Quand elles sont dessus le haut.
Sédillot
note que traditionnellement on brocarde la vanité des forgerons, qui se justifiait par les qualités qu'ils devaient
déployer et par la considération qu'elles leur valaient à une époque où l'on prisait
par-dessus tout la force physique.
Ils jouaient avec le feu, dont ils avaient fait leur serviteur, ils savaient rendre souple le métal et le transformer en objets devenus indispensables et se trouvaient de ce fait supérieurs aux autres artisans. Les légendes faisaient d'ailleurs des premiers forgerons des dieux ou des héros : Titans travaillant dans les forges de l'Etna, dirigés par Vulcain, si puissants que leurs coups de marteau ébranlaient la Sicile...
Les forgerons de campagne étaient assez souvent taillandiers, cloutiers et surtout maréchaux ferrants….. et faisaient parfois office de médecins, de dentistes et de vétérinaires. Le monde moderne en fera aussi des garagistes.
Fin d'une époque
L'établissement
des grandes voies de communication - routes royales, puis nationales et
départementales- avait favorisé la concurrence et porté une première atteinte à
la fabrication du fer en Normandie, puis le chemin de fer aggrava la situation
et, enfin, la loi de libre échange de 1860, qui ouvrait le marché français aux
fers étrangers, porta le coup fatal.
Au début du XXème
siècle, il ne restait que la Société Métallurgique de Normandie, à Caen, et le
Forges de la Madeleine à Breteuil.
La guerre qui éclate en 1914 allait ramener en Normandie une nouvelle usine sidérurgique : Pompey.
La dynastie des Fould
Léon Fould fonde une banque en
1795.
Alphonse Fould (1850-1913),
polytechnicien, est cofondateur et président de la Société des Hauts Fourneaux,
Forges et Aciéries de Pompey.
René Fould, centralien, est
président des Chantiers de Saint-Nazaire et PDG de la Société des Hauts
Fourneaux, Forges et Aciéries de Pompey de 1902 à 1957
Avant l'arrivée au Manoir
On se souvient du nom par lequel l'usine a été ici longtemps
désignée : Pompey, du nom d'un village qui appartient aujourd'hui à la banlieue de Nancy, où Alphonse Fould et Auguste Dupont ont créé la Société des Hauts
Fourneaux, Forges et Aciéries de Pompey.
Après l'annexion de la Moselle par les Allemands
en 1871, Auguste Dupont ne veut pas que son usine, les Forges
d'Ars-sur-Moselle, travaille pour eux. Il construit une nouvelle usine à Pompey, près de Nancy, avec deux premiers hauts-fourneaux au coke.
Pour
la construction de la tour Eiffel, un
appel d'offres est lancé, remporté par Fould-Dupont, avec lequel les Ateliers Eiffel signent des
accords financiers selon
lesquels tous
les fers employés doivent provenir de Pompey.. La
commande, passée en 1887, consiste en 8.546.816 kg de fer puddlé*, pour 15.000
poutres et poutrelles, et 2,5 millions de rivets.
À l’époque, l'usine produit 3 à 400 tonnes de fer par semaine. Alphonse Fould, devenu seul gérant, fait évoluer en 1897 la société Fould-Dupont en société anonyme sous le nom de Société des Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de Pompey. Deux autres hauts-fourneaux seront installés, mais la sidérurgie disparait de Pompey en 1986.
* Le puddlage est un procédé d'affinage consistant à décarburer la fonte dans un four à l'aide de scories. Largement employé au XIXe siècle, le fer puddlé va s'effacer peu à peu devant l'acier avec l'arrivée des convertisseurs.
Mais avant Pompey, il y avait eu les
usines d'Ars-sur-Moselle, de Metz, et de la Sarre. Ces installations sont en pleine prospérité quand éclate
la guerre de 1870 et qu' Ars-sur-Moselle est annexée à l’Empire
allemand, ce
qui entraîne le repli sur Nancy (Pompey), qui en 1871 reste française. Une
des usines ayant été détruite dès le début de la guerre, la Société décide d'en créer une
nouvelle dans une région moins vulnérable, et c'est ainsi qu'elle vient installer
l'usine de Pîtres, près du Manoir.
1917: arrivée à Pîtres
Suffisamment éloigné de la
frontière, au confluent de l'Andelle et de la Seine, disposant des atouts des
axes fluviaux, routiers et du chemin de fer, le site propose aussi un ensemble
de terrains non bâtis et de faible valeur agricole. Ces éléments sont aussi
ceux qui, trente ans plus tard, amèneront à Alizay l'usine de cellulose.
Il reste
beaucoup à faire, par exemple retrouver les traces des premiers cadres et
ouvriers arrivés pour construire et démarrer l'usine. Les archives sont rares
et les témoignages encore plus, mais nous espérons le pouvoir dans les numéros
suivants, nous nous contenterons pour ce numéro de résumer.
Brève histoire de l'usine
1917-1940
A
cette époque, la production était presque exclusivement destinée aux grandes compagnies privées de chemins de fer
qui à partir de 1925 s'étaient lancées
dans une politique d'unification de leur matériel ferroviaire, fixe ou
roulant, ce qui valut à l'usine du
Manoir une importante activité jusqu'en
1932.
En 1933, la crise économique amène la Société à diversifier sa production et à s'orienter vers les constructeurs d'engins de levage, la construction navale et le pétrole.
Nous n'avons pour l'instant ni archives ni témoignages concernant la guerre 1939-45.
Après-guerre
Les
effectifs se renforcent de l'arrivée de personnel de la France de l'Est (les
"Ardennais") et autrichiens : Claude Leeb (père de Michel Leeb)
spécialiste des aciers inox, premier four à arc, en 50-60.
Un des
premiers patrons d'après-guerre fut Henri de Costier, champion de course
automobile régulièrement classé au Mans dans les années 1920, époux d'une Miss France.
En 1945, l'usine, équipée de fours à arc, produisait environ
300 tonnes d'acier par mois. Il est alors décidé d'aller plus avant dans les
moulages de qualité, et des travaux de refonte complète, mis en œuvre en 1949, se terminent en 1951,
date à laquelle commence la fabrication des moulages en aciers inoxydables et réfractaires.
Dès lors, le Manoir s'implante dans les secteurs de la robinetterie industrielle et de l'armement. En 1968, M. Cazettes de Saint-Léger, alors président de la Société, devenue entre temps les Aciéries du Manoir-Pompey confie la direction à Roger Hubert, ingénieur dans l'usine depuis 12 ans, qui accentue les efforts vers la qualité métallurgique et le développement de technologies sophistiquées qui portent l'usine à un niveau international.
L'usine est alors capable de réaliser toutes pièces en acier moulé dans pratiquement toutes techniques de moulage (cire perdue ou céramique) et tous alliages, entre 1 kg et 20 tonnes, y compris en centrifugation, horizontale ou verticale.
La centrifugation, une technique en rapport avec la
cimenterie de Pîtres ?
Les études
pour réaliser des tubes d'acier par
centrifugation commencent dès le début des années 60, et la fabrication
industrielle en 1964, avec une licence achetée aux
Etats-Unis. C'est une technologie
couramment employée pour couler des gros tubes de ciment, mais difficile à
maîtriser en fonderie, surtout quand il s’agit d’aciers réfractaires contraints
aux hautes températures, mais l'emploi d'une technique dans la même commune a
pu influencer ce choix, qui fera de Manoir Industries un leader mondial de ce
produit.
Centrifugation : la force centrifuge plaque l'acier en fusion contre les parois du moule, qui tourne, dans lequel il est coulé. |
Elle se spécialise dans les fournitures de tubes, vannes et éléments de pompe pour la pétrochimie, qui s'est considérablement développée à partir des années 1960, et le nucléaire (pièces internes des réacteurs, tuyères, etc.). Toutes ces pièces, pouvant peser jusqu'à 12 tonnes en moulage classique et 22 tonnes pour les tubes, sont en acier inox et en particulier en acier à très bas taux de carbone obtenu par l'utilisation de cornues sous argon dont peu de fonderies européennes sont équipées.
Des moyens de contrôle de plus en plus sophistiqués
sont mis en œuvre : magnétoscopie, ultrasons, ressuage, courants de Foucault,
gammagraphie et radiographie.
Ce
premier article n'était qu'une présentation générale. Nous continuerons, dans
le prochain numéro, avec des témoignages vécus, plus précis. Pour y contribuer,
vous pouvez contacter l'association, nous vous en serions très reconnaissants.
Sources
Jean Vidalenc. La petite
métallurgie rurale en Haute-Normandie
Amand
Desloges Forges
de Normandie 1903
Pierre
Sédillot, dans Légendes et curiosités des métiers,
http://savoir.fer.free.fr,
excellent
site consacré à la forge et aux hauts-fourneaux
Jean
Lambert-Dansette Histoire
de l'entreprise et des chefs d'entreprise en France (L'Harmattan, 2009)
témoignages personnels
documents internes fournis par l'entreprise