21 juin 2023

Georges Cyr, peintre du val de Pîtres

Georges Cyr
Georges Cyr  (Qui a peint le Val de Pîtres ? 6 )

voir notre article précédent sur Léon Minet

Georges Cyr, de son patronyme réel Georges Cuir, fait partie de la seconde génération des Peintres de l’Ecole de Rouen. Il peut être rattaché au très large mouvement ‘’post-impressionniste’’, à l’instar de Pierre Le Trividic qui a fait l’objet d’un précédent article. Ajoutons que sa renommée vient surtout de sa carrière libanaise, au cours de laquelle il verse, dans les années 1950, dans un mouvement cubisant.

Né en 1881 en région parisienne, à Montgeron, lieu de villégiature pour les artistes, dont Claude Monet qui, sur commande de l’un de ses premiers mécènes, Ernest Hoschédé, peint les jardins de la merveilleuse propriété de ce dernier. Cette invitation sera déterminante pour la carrière de Monet. Cet épisode est, certes, le prélude d’une longue et croustillante épopée, mais qui déborde de notre sujet. Revenons plutôt à Georges Cyr.

Arrivé à Rouen en 1914, il transcrit sur papier la ville peuplée de militaires alliés, anglais notamment. Les bords de Seine l'intéressent tout autant et il en expose dès la fin de la guerre. Ami des peintres rouennais, Georges Cyr se lie également avec le havrais Emile-Othon Friesz, alors à l'avant-garde parisienne.

Parti pour quelques semaines de visite au Liban en 1934, il y fera une florissante carrière qui le verra Conseiller Artistique à l’Ambassade de France, à l’époque où le Mandat Français abritait une société française ou francophone, ou du moins proche de la culture occidentale, qui retrouvait dans l’art de notre peintre un écho parisien. Puis, fort de son talent, il sera considéré comme le ‘’Chef de File’’ de l’avant-garde locale. Il décède à Beyrouth en 1964. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son œuvre libanais recueille le meilleur niveau d’enchères de la part des collectionneurs.

Georges Cyr - Georges Cyr, Péniches à Pîtres, HST SBG 54x65 et datée 1928
Georges Cyr, Péniches à Pîtres, HST SBG 54x65 et datée 1928
A l’époque, 1928, où Georges Cyr peint cette toile, Marcel Niquet (voir notre article), ‘’le peintre de Poses’’, expose à Rouen ses paysages de bords de Seine. Est-ce par l’intermédiaire de ce dernier, ou en admirant les œuvres de Léon Suzanne, le maître de Niquet, qui a séjourné de nombreuses fois à Poses ou, tout simplement, à la recherche de motifs nouveaux, que Georges Cyr plante son chevalet à proximité des écluses ? A ce jour, l’information nous manque. Mais c’est en toute connaissance de cause que notre peintre nous propose ce paysage, puisqu’il le localise au revers de sa toile : ‘’Pîtres’’ ; et qu’il le date : ‘’1928’’.

Nos recherches démontrent qu’il apprécie notre région car il peint ‘’Pommiers, vallée de l’Andelle’’ daté 1926, ‘’Vallée de Seine’’ toujours daté 1926 vue prise du Manoir des Deux Amants, ‘’Mare à la Neuville-Chant-d’Oisel’’, entre autres...

Georges Cyr a posé son chevalet sur la rive gauche et nous dépeint les dernières habitations de Pîtres en direction du Manoir.


Détaillons, si vous le voulez bien, sa composition :

-La construction est classique avec étagement successif des plans : le fleuve, puis la berge et, enfin, la Côte des Deux Amants surmontée par le ciel.

Georges Cyr - Georges Cyr, Péniches à Pîtres, HST SBG 54x65 et datée 1928

 La Seine, quant à elle, en formant une oblique dans la construction, sert à creuser la composition et y apporte toute la perspective.

Cette oblique, très resserrée dans sa portion apicale, peut ainsi être assimilée à une structure pyramidale dont la pointe se loge à la base de la Côte des Deux Amants. Une structure qui assoit la construction et lui confère une stabilité évidente.

Georges Cyr - Georges Cyr, Péniches à Pîtres, HST SBG 54x65 et datée 1928

La partie de berge, dans le coin inférieur droit, forme un premier plan, certes discret, mais prépondérant pour la construction de la profondeur de la composition.

Georges Cyr - Georges Cyr, Péniches à Pîtres, HST SBG 54x65 et datée 1928

-La chromatie : comme à son habitude, notre peintre emploie une palette restreinte de couleurs : plusieurs nuances de verts, tonifiés par leur primaire, le rouge cramoisi des toits des bâtisses de bord de Seine.

Notons la présence de reflets bien dessinés et non tourmentés par des eaux vives. Ici, le fleuve est calme, aux eaux peu transparentes, engendrant cette sorte de reflets ‘’entiers’’.

 

Sources :

François Lespinasse :  L’Ecole de Rouen

Michel Fani : Dictionnaire de la Peinture au Liban

Artprice
Artnet

Archives personnelles

 

Eric Puyhaubert

15 avril 2023

A propos du site internet

Notre site internet se révèle plutôt bien consulté : en trois ans, plus de 100 000 visites (63 000 provenant de France, 14 000 des Etats-Unis, 3 000 d’Allemagne, etc.)

 

Les dix articles qui arrivent en tête des consultations sont, dans l’ordre :

- la filature Levavasseur,

- les Gaulois,

- les jouets Euréka,

- la légende des deux amants,

- les selles Tron et Berthet,

- l’usine de pâte à papier de la SICA,

- les châteaux de Pont-Saint-Pierre,

- l’Edit de Pîtres,

- l’aciérie du Manoir (Pompey),

- la fonderie de cuivre de Romilly.

Louis Ernest Roullier, pétripontain méconnu

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier
Un pétripontain méconnu

Louis Ernest Roullier

Louis Ernest Roullier est né le 31 mai 1843 à Pont-Saint-Pierre, de Louis Napoléon Roullier, marchand et de  Rose Euphrasine Bouelle.

Il part à Paris et se marie en 1867 à Pont-Saint-Pierre avec Marie Ernestine Arnoult.

Il travaille comme vendeur au “Bon Marché” (Aristide Boucicourt, créateur du premier grand magasin du monde a eu l’idée d’associer ses employés en les commissionnant sur les ventes afin de les faire participer aux profits), Louis Ernest a donc amassé un petit pécule. Il étudie l’élevage des poules d’un point de vue pratique et néglige les généralités connues pour indiquer les meilleures méthodes d’élevage les plus productives.

A Paris, il est en contact avec son beau-frère Eugène Arnould. Les deux compères,  après avoir cogité sur l’histoire des poules de Houdan* se retrouvent avec toute la famille à Gambais en Seine-et-Oise, dans les années 1872.

réputée pour la délicatesse de sa chair (Louis XIV s’en régalait), connue aussi sous le nom de poule de Normandie, race française originaire de la commune éponyme dans les Yvelines. Elle a failli disparaître face à la concurrence de races plus productives. Une dizaine d’éleveurs de la région de Houdan tentent  aujourd’hui de la faire revivre

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier

Il fallait trouver un moyen pour que les poussins puissent naître beaucoup plus facilement afin d’apporter la qualité et la quantité.

En 1873, ils inventent la première couveuse artificielle et reçoivent les félicitations du Ministère de l’Agriculture.

Louis Ernest prend le nom de Roullier-Arnoult.

Ils fondent un établissement sous le nom de “Grand Couvoir Français” duquel sortent chaque année 30 à 40.000 poussins mis dans des tiroirs de leurs incubateurs et qui s’éparpillent dans toutes les directions chez les éleveurs qui n’ont plus besoin de faire naître eux-mêmes. Messieurs Roullier-Arnoult ont parfois jusqu’à 4000 œufs en incubation dans leurs appareils.

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier

A partir de la vingtième heure de naissance, les poussins partent dans un appareil spécial, une boîte à expédition dans laquelle ils sont confortablement installés avec provisions et victuailles pour la durée du voyage.
Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier

Les premiers chemins de fer les emportent vers la France, Suisse, Allemagne, Belgique, Italie .... Par ailleurs, trouvant trop compliquées les gaveuses (pour mettre en valeur le poulet gras de Houdan), ils en fabriquent une appelée “la compressive”, d’une extrême simplicité, un emploi si facile qu’elle est adoptée par nombre de praticiens de l’engraissement.  Il leur est attribué une grande médaille d’or.

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier

Non content d’avoir révolutionné la traditionnelle activité d’élevage de la région de Gambais, Ernest Roullier veut encore la développer et la pérenniser au moyen d’un enseignement théorique et pratique qu’il dispensa au sein d’une école d’aviculture qu’il fonda à ses frais avec le ministère de l’agriculture en 1887. L'École d’Aviculture de Gambais,  première de ce genre en France et à l’étranger  ouvre ses portes le 1er mai 1888 avec pour premier directeur Ernest Roullier. Cet établissement est destiné à donner un complément d’étude à tout ce qui touche la basse-cour et la production des gallinacés aux jeunes gens sortant des écoles pratiques de l’état, et qui se destinent à diriger une ferme, à former des élèves, jeunes gens et jeunes filles de 15 à 40 ans, capables de diriger un établissement avicole, faisant éclore, élevant, engraissant la volaille par des procédés pratiques, artificiels ou naturels.

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier - Ecole d’Aviculture de Gambais : salles d’étude et dortoir
Ecole d’Aviculture de Gambais : salles d’étude et dortoir

Caractéristiques de l’école

L’école est la première du genre où l’on apprend, peu importe l’âge, l’art de faire éclore, d’élever et d’engraisser les oiseaux de basse-cour. Les cours sont théoriques et pratiques, deux fois par semaine, un professeur fait un cours théorique sur l'aviculture, puis vient la pratique quotidienne, explication vivante de la théorie : les élèves dirigent eux-mêmes tous les travaux d’entretien et de nettoyage, quels que soient leur âge et leur qualité. Tout le monde travaille : ”il le faut pour ceux qui sont appelés à servir chez les autres, il le faut surtout pour ceux qui sont appelés à commander”. Les élèves sont internes, mais c’est un internat “doux et agréable". Leur travail accompli, ils peuvent sortir et rentrer quand ils veulent (excepté pour les jeunes gens). Ils couchent en dortoir ou dans des chambres séparées moyennant un léger supplément. Les repas se prennent à la table du directeur, même menu pour tous, aucun supplément, même payant, n’est accordé.

Un pétripontain méconnu Louis Ernest Roullier

Louis Ernest Roullier devient maire de Gambais de 1902 à 1912. Vers 1893, ses deux gendres étaient entrés dans l’entreprise.

Il décède à Gambais le 31/10/1915. Son gendre, Franky Farjon prendra la direction de l’école d’aviculture. Il fut chevalier de la légion d’honneur (à l’occasion de l’exposition universelle de 1889), commandeur du mérite agricole, officier d’académie, et vice-président de la Société Nationale d’Aviculture.

L’école a fermé vers les années 1940.

Sources

- Pierre Christophe Petit dit Dariel, son petit-fils, sur Généanet

- Dictionnaire biographique de Seine-et-Oise,  vers 1904

 

Philippe Levacher

Ils sont passés par ici

Ils sont passés par ici, 

et Histoire du Val de Pîtres en a parlé... 

1 - Un des comiques les plus appréciés des Français, il est venu tourner aux écluses de Poses

2 - Déjà numéro un en France, mais porteur d’une ambition encore plus grande, il vient visiter une usine d’importance stratégique

3 - Son royaume étant de plus en plus menacé par des bandes de pillards, il vient établir un barrage pour les empêcher de remonter vers la capitale

4 - C’était un groupe de musiciens un peu connus qui parcouraient la campagne

5 - Inspirateur du père d’Astérix, quand il ne dessinait pas ses animaux anthropomorphes, il tenait une auberge réputée

6 - C’est de la rive d’en face, chez son ami écrivain, qu’il a peint la vallée

7 - Il ne fait peut-être que passer, mais tient à laisser un témoignage de la beauté du site

8 - Inventeur d’un procédé révolutionnaire dans la fabrication des clôtures, parti de la forge familiale il développe une entreprise dans un tout autre matériau

9 - Il est né « de l’autre côté de l’eau », mais il viendra souvent peindre cette église

10 - Grand ami de Maupassant, il a souvent pu contempler ce paysage en arrivant dans la vallée et a décidé de le peindre

11 - Grand industriel venu s’établir près d’une abbaye en ruine, il nous laisse une autre très belle ruine

12 - Il a longtemps tenu une quincaillerie, et à ses moments perdus tentait d’améliorer la petite reine

13 -  Inventeur de génie, victime d’une ignoble cabale du fait de ses origines, l’usine qu’il a montée deviendra la grande référence dans la production de jouets

14 - Battant la campagne, il passe à Pîtres en 1932

15 - Cardinal, certes, mais pour la mise en forme, il préférait la coca au cassis

16 - Lui, par contre, a dénoncé, au pinceau, les ravages de l’alcool

17 - Le père d’une célèbre recette de jeunesse éternelle qui officiait, mais ailleurs qu’en officine

18 - On lui a laissé un beau vélo en bas de la côte qui monte à son château

19 - Entre deux batailles, il venait souvent, dit-on, rencontrer sa belle dans un château du coin

20 - Son père était ingénieur dans une grande usine venue ici pour des raisons stratégiques

21 - Il savait d’expérience que dans le vélo ne faut pas négliger la selle, donc il préféra les fabriquer lui-même 






































5 avril 2023

Hubert Terry, amoureux de la nature

Hubert Terry, amoureux de la nature
Hubert Terry 

un champion de la nature à Amfreville-sous-les-monts



« Quel est, du Vespertilion de Natterer et du Vespertilion de Bechstein, celui dont l'oreille présente le tragus le plus développé ? »

Hubert Terry opte pour Bechstein et perd 3,7 millions de francs, une fortune qui lui aurait permis de se consacrer entièrement à la zoologie et de faire monter les 12 000 m de pellicules dont il voudrait faire un film.

Depuis cinq semaines il gagne dans l’émission « Le gros lot » qu’anime Pierre Sabbagh, mais après avoir beaucoup hésité, il vient de donner la mauvaise réponse au grand dam de tous ses supporters.

Nous sommes à la fin des années 50, peu de gens ont encore la télé, mais cela ne l’empêche pas d’être un champion que tout le monde connaît. Jusqu’à ce jour, ses connaissances en matière de sciences naturelles ont ébloui les téléspectateurs.

C’est pourquoi, lorsque, sûr de son savoir, il refuse que sa réponse ne soit pas acceptée, et proteste hautement contre la chaîne (il n’y en avait que deux à l’époque), on ne voit pas en lui un mauvais perdant mais on le prend au sérieux et on le soutient. La question affirme-t-il, était mal posée, et c’est pourquoi il a choisi cette réponse que la chaîne considère comme erronée, mais de nombreuses sommités de la biologie ou des sciences naturelles le soutiennent vigoureusement, comme le très célèbre Jean Rostand.

Hubert Terry, amoureux de la nature - Jean Rostand, à droite et quelques experts examinant les possibilités de recours d’Hubert Terry
Jean Rostand, à droite et quelques experts examinant les possibilités de recours d’Hubert Terry

Il avait raison, mais n’a pas les moyens de se lancer dans la bataille du pot de terre contre le pot de fer, et renonce à une somme qu’il voulait investir dans le montage du film animalier.

Il était né en 1920, en Inde, fils d’une rouennaise et d’un père de nationalité anglaise, chef de police à Delhi, grand chasseur de tigres mangeurs d’hommes. C’est en élevant au biberon un petit tigre qu’il engage son rapport avec les animaux. Puis, orphelin, il est placé à 13 ans par l’Assistance Publique comme commis agricole dans une ferme à Saint-Aubin Celloville, où il trouve plus de chaleur dans l’écurie où il couche parfois, qu’auprès des fermiers.

Il constate à quel point les animaux, sauvages ou domestiques, sont régulièrement massacrés et se fait leur ami. La sous-alimentation, le froid, le travail pénible, lui valent une attaque de paralysie des quatre membres. Un de ses oncles suisses le recueille et il devra rester entièrement allongé pendant deux ans.

Quand il rentre en France en 1940, il est arrêté par la Gestapo qui considère que puisqu’il est né aux Indes, il est de nationalité anglaise. Pendant ces 20 mois de captivité, il voit mourir de faim beaucoup de compagnons des cellules voisines. Il explique que vers la fin de son séjour, il s’est nourri en volant à une araignée qui les prenait dans sa toile les guêpes qu’elle capturait, et ce parce qu’il avait respecté, dans sa cellule, le nid d’une autre espèce de guêpes, dont les réserves de miel attiraient ces guêpes communes.

À la fin de la guerre, il va s’établir en Angleterre, où il se spécialise dans la taxidermie, et sa réputation amène le zoo de Londres à l’engager comme directeur de son laboratoire. À 28 ans, il quitte l’Angleterre pour travailler au laboratoire de biologie marine de l’université de Paris, à Banyuls, dans les Pyrénées-Orientales.

Il se fait militant de la cause animale, s’insurgeant contre les massacres inutiles de rapaces, d’oiseaux migrateurs, de serpents, tentant de convaincre chasseurs et agriculteurs en multipliant les appels dans les journaux de province. C’est pour cela qu’il se transforme en homme des bois, partageant de plus en plus la vie des bêtes sauvages pour les filmer sur le vif, se nourrissant lui-même de racines, de champignons, d’herbe, de baies, etc.

Hubert Terry, amoureux de la nature

Il avait commencé par passer le brevet d’instituteur, mais n’avait pu, à la suite d’un accident, accéder à l’université. Il sera autodidacte, lisant énormément, travaillant dans des parcs animaliers, voyageant sans relâche.
Hubert Terry, amoureux de la nature

Vipères, frelons, rats ne l’effraient pas. Pour le tournage de « Jacquou le croquant », qui fut l’un des films de télé les plus regardés, on lui confie le dressage de plusieurs centaines de rats.

Il anime tous les mois à la MJC de Vincennes des séances pour les Jeunes Amis des Animaux, avec des projections (cette époque n’était pas encore saturée d’images…) et récits de ses expériences. C’est pour pouvoir monter et montrer les kilomètres de pellicule qu’il a tournés qu’il s’était lancé à la chasse au gros lot...

Hubert Terry, amoureux de la nature - Pour étudier les petits rongeurs,  une taxidermie en 2D
Pour étudier les petits rongeurs,  une taxidermie en 2D

En plus, il va devoir quitter son logement de Vincennes, le propriétaire voyant d’un mauvais œil l’habitation transformée en ménagerie. Un voisin recueille chez lui ses animaux, mais il lui faudra bien finir par trouver une solution.

Il viendra habiter à Amfreville-sous-les-Monts, près de la forêt, une modeste demeure qu’il transforme en arche de Noé. La Société Protectrice des animaux de l’agglomération rouennaise lui confie souvent ses cas désespérés. Sa maison abrite un hibou cinquantenaire, un faucon, un épervier, des tortues, un chien…

Hubert Terry, amoureux de la nature

Il ne vit pas pour autant complètement coupé du monde, et va manifester contre l’extension de l’aéroport de Boos ou la création d’un aérodrome de plaisance à Flipou, toujours prêt à défendre la nature. Décédé en 2006, il est inhumé à Saint-Aubin-Celloville.

 

Sources

- Radar n°478

-  Paris-Normandie

-  Télé magazine

-  Revue des Jeunes Amis des Animaux

 

Philippe Levacher

31 mars 2023

Le domaine de Louis Renault

Le domaine de Louis Renault - Sur la route de Pîtres à Andé, le porche d’entrée du domaine
Sur la route de Pîtres à Andé, le porche d’entrée du domaine

LE DOMAINE DE LOUIS RENAULT

A quelques kilomètres de Pîtres, en remontant la Seine, on arrive dans ce qui a été le domaine de Louis Renault, dont l’élément le plus reconnaissable est le porche monumental qui menait au château de la Batellerie. C’est de la rive gauche de la Seine que l’on aperçoit le mieux le château et ses dépendances.

Billancourt et Herqueville

Louis Renault est né à Paris en 1877, fils de grand négociant en passementerie. Devenu dessinateur industriel, il «bricole » dans un petit bâtiment au fond du jardin de leur maison de campagne de Boulogne, où il fonde en 1898 sa première entreprise, avec six ouvriers. En 1905 elle s’étend sur 24 hectares, en emploie huit cents et produit 1200 voitures par an.

Le domaine de Louis Renault - La première « usine » Renault
La première « usine » Renault

C’est en naviguant sur la Seine qu’il découvre et décide d’acquérir en 1906 le domaine de la Batellerie : un château sur une propriété de 428 ha dont seulement 15 sont exploités, et un atout majeur : la chasse. A Herqueville même, le domaine comprend le château de la Batellerie, construit une vingtaine d’années auparavant, un parc de 13 ha, la ferme attenant au château et une maison appelée le Chalet Laureau. Il y a, de plus, deux autres fermes situées à Daubeuf : les Buspins, à restaurer, et Fretteville.

Dès l’achat, il détruit une partie des édifices existants et fait construire trois bâtiments qui vont donner un sens au domaine : un château pour se loger et recevoir, une ferme pour produire et enfin la maison des Matelots pour pouvoir naviguer.

Ce domaine est confié à un régisseur qui surveille les fermes et a la charge de tous les services : maison, chasse, voitures et autres charrois, mécanique et menuiserie, yacht et bateaux, bois coupés.

Le domaine de Louis Renault - Vus de Portejoie, le château et la maison des matelots
Vus de Portejoie, le château et la maison des matelots

En même temps qu’il étend son domaine, notamment en achetant l’Ile aux Bœufs, Louis Renault développe ses usines. Dès 1912 une troisième usine a été construite, qui occupe 4500 ouvriers. Après une visite des usines Ford aux États-Unis, il commence à appliquer le taylorisme, notamment le chronométrage, ce qui provoque des grèves en 1913.

La guerre 1914-1918

La Première Guerre mondiale lui permet de développer ses usines : outre les camions, les voitures utilitaires et les moteurs d’avions, il fabrique des chars, des ambulances, des brancards, des groupes électrogènes, des caterpillars, des automitrailleuses, des pièces détachées de fusils et de canons. Il construit des avions, mais cette fabrication est arrêtée en 1917. Au sortir de la guerre, ses usines, au nombre de six, sur 80 ha, emploient 22000 salariés, et utilisent 5000 machines.

Le domaine de Louis Renault - Le char Renault
Le char Renault

En septembre 1918, c’est à Herqueville qu’il épouse Christiane Boullaire, 19 ans, fille d’un grand notaire parisien. Elle règne, alors, avec son mari, sur un domaine de 800 ha, essentiellement dans la boucle de la Seine, rive droite.

A Billancourt, il doit reconvertir ses usines, ce qui passe par le recyclage du matériel de guerre (des chars deviennent des tracteurs) avant de commencer la production de nouveaux modèles comme la 6 cv KJ et une 40 cv haut de gamme.

Il veut une production intensive : ‘‘un maximum de produits dans un minimum de temps, avec le minimum d’efforts’’. Une première chaîne de montage est installée en 1922. L’entreprise devient la Société Anonyme des Usines Renault, vaste trust comprenant des industries de machines-outils, de ciment, de bois ou encore de fonderies, de forges, d’aciéries, dont il détient 95% des parts,

Nouvelles acquisitions et agrandissement

Dans les années 1923-1926, Louis Renault acquiert cinq fermes. A Portejoie, sur la rive gauche, le Mont Joyeux, dont les bâtiments, un logis du XVIIème et un grand hangar en pierre, sont à restaurer, la plus grande ferme de Connelles, près de l’église, avec son manoir du XVIIIe siècle et une vaste grange du XVe siècle qu’il restaure. Il acquiert ensuite le Moulin d’Andé, dont une partie de la construction date du XVe siècle, qui ne fonctionne plus depuis 1874 mais possède encore son mécanisme particulier de moulin à roue pendante. A Muids, il fait construire en 1926, une ferme ex nihilo au milieu de ses terres : la Ferme Blanche.

Le domaine de Louis Renault - Carte du domaine dans les années 1930 (Archives Renault Histoire)
Carte du domaine dans les années 1930 (Archives Renault Histoire)

Il décide alors d’agrandir la Batellerie, pour accueillir les invités de plus en plus nombreux, qui viennent souvent accompagnés de leurs domestiques. On prolonge le bâtiment existant par une adjonction, construite sur le coteau face à la Seine. L’élément phare de cette nouvelle construction est la piscine tout en mosaïque, de style Art Déco.
Le domaine de Louis Renault - La piscine intérieure de style Art-déco
La piscine intérieure de style Art-déco

Désormais, la maîtresse de maison peut lancer des invitations pratiquement tous les week-ends, pour un dîner, une chasse ou une fête sur un bateau, et le propriétaire ne manque pas alors d’entraîner ses hôtes dans la visite du domaine.

Le service des jardins comprend sept jardiniers, pour les fleurs, les serres, le jardin maraîcher. Le service autos a deux garages, deux automobiles, un camion, une benne basculante, un break qui va à Paris le mardi pour emporter les provisions et apporter les commandes. Il va chercher l’essence à Rouen pour tous les services et pour les fermes.

Le service menuiserie a en charge l’entretien et, parfois la construction de toutes les parties en bois du château, des fermes et des maisons. Il fabrique aussi des meubles. Le service yacht et bateaux a un capitaine et cinq matelots, le service chasse est assuré par trois gardes-chasse, le service bois d’exploitation s’occupe des coupes en sélectionnant le bois de chauffage et de construction.

Le domaine de Louis Renault - L’escalier intérieur principal
L’escalier intérieur principal

Organisation des fermes

Chaque ferme est autonome et leurs exploitants touchent un fixe et une part des bénéfices. Ils effectuent leurs propres achats et ventes directement, mais doivent en référer au régisseur, représentant direct de Louis Renault sur le domaine, qui surveille les cultures et les récoltes, fait un inventaire du mobilier, des matériaux et des marchandises; reçoit les bons pour les fournitures des fermes, paie les marchandises aux fermiers, les impôts sur les salaires et les automobiles, reçoit les commandes des chefs de services, surveille les entrées et les sorties de tous les véhicules, ainsi que les courses effectuées, et veille au bon déroulement des expéditions à Paris. Son rôle est tellement important aux yeux de Louis Renault que les deux hommes sont reliés directement par un téléphone intérieur.

Les acquisitions

De 1906 à 1934, pendant 28 ans, Louis Renault voit sa volonté d’extension bridée par les propriétés de lfamille Lanquest, à Herqueville, Muids, Connelles, Daubeuf, où elle possède 315 ha.

Après avoir procédé avec Louis Lanquest à des échanges de terres parfois difficiles, Louis Renault propose dès 1923 aux héritiers Lanquest, propriétaires en 1921, d’acheter l’ensemble de leur domaine. Mais il lui faut dix ans pour venir à bout de leurs réticences et la vente n’est conclue qu’en 1934, ce qui lui donne la possibilité de réaliser trois grands projets : il agrandit le parc de la Batellerie, démolit le château Lanquest, construit 35 ans auparavant, pour faire bâtir une nouvelle demeure, le Manoir, et plus tard le Home, pour ses nièces. Il déplace aussi la ferme de la Batellerie plus au nord en faisant construire des bâtiments nouveaux qui vont devenir le cœur du domaine agricole expérimental.

Nouvelle tranche de travaux : le Grand chantier

Des ouvriers des usines sont envoyés à Herqueville, comme Domenico Cargnelli, chef maçon de Billancourt, affecté à la construction de la nouvelle ferme et au mur bordant la D 19. Il a besoin d’une soixantaine d’ouvriers et fait appel à des maçons italiens, comme lui venus du Frioul. En 1934, ce sont 120 ouvriers qui travaillent pour le ‘‘Patron’’ à Herqueville, auxquels il faut ajouter les transporteurs qui effectuent d’incessants allers-retours entre Paris et la Normandie.

Lors de démolitions, le mot d’ordre est de « récupérer tout ce qui peut l’être sur place et de le stocker dans le voisinage immédiat »: l’entrée de la ferme et la couverture de la maison Patard sont exécutés avec des tuiles de réemploi.

Le parc du château est agrandi sur l’ancienne ferme Lanquest démolie. On augmente ainsi l’espace des occupants du château qu’on protège aussi des nuisances extérieures en creusant un souterrain réservé aux livraisons : il part des caves du château, passe sous le parc, puis sous la route n°11, pour aboutir devant les ateliers, en particulier la scierie qui est agrandie et rénovée.

La ferme de la Batellerie est abattue, une nouvelle est construite plus au nord. On construit aussi la maison du régisseur, un magasin, une cantine. Le village change d’aspect. L’achat Lanquest permet à Louis Renault d’englober dans son domaine le chemin le long duquel se trouvaient plusieurs maisons dont la mairie. Il fait déclasser le chemin, l’achète, démolit les constructions existantes et fait reconstruire la mairie, à son emplacement actuel.

La production du domaine

A la lecture des notes et courriers, on comprend que le but de Louis Renault est de rentabiliser le domaine en lui appliquant les méthodes de production en usage dans ses usines : réorganiser scientifiquement le travail afin d’éviter gaspillage et perte de temps. Il veut aussi développer certaines productions (cidre, beurre, porcs, volailles) pour limiter les achats à l’extérieur et obtenir l’autarcie du domaine. Dans une note, par exemple, il donne ses instructions : « les cours, écuries, étables, porcheries devront être dans un état de propreté absolue.
A 9h 1/2, dans chaque ferme, les bêtes devront être toutes prêtes, lavées, nettoyées entièrement, prêtes à être examinées. Les bêtes seront présentées à la corde, soit dans la cour, soit dans un pré à proximité de la ferme et dans l’ordre suivant : taureaux, vaches, génisses en allant de gauche à droite devant les bêtes.

Le domaine de Louis Renault - Clapiers et bergerie de la ferme de Fretteville
Clapiers et bergerie de la ferme de Fretteville

Toutes les fermes pratiquent la polyculture (betteraves à sucre, blé, orge, avoine, maïs, pommes de terre, betteraves fourragères) et l’élevage (vaches, moutons, porcs, volailles). Ensemble, elles font travailler 52 personnes: conducteurs de tracteurs, charretiers, vachers, bergers, manœuvres, bonnes... Bergers et vachers travaillent 10h par jour, 365 jours par an, les autres 10h par jour,
6 jours ou 6 jours 1/2 par semaine. Le domaine assure la nourriture de 40 personnes, certaines sont logées ou couchées (les chambres se trouvent dans les greniers ou dans les granges).

Les fermiers ne peuvent embaucher ou débaucher sans avoir averti le régisseur et sans l’autorisation de Louis Renault; Il est conseillé d’avoir un effectif strictement minimum ». Le chef de ferme ne doit pas appeler le vétérinaire de sa propre initiative, mais attendre la décision du régisseur quand une bête est malade. En revanche, il lui reste quelques prérogatives : il paye ses ouvriers en établissant une fiche de salaire, organise les congés par roulement (depuis 1936 et les lois du Front Populaire), de façon à ne créer aucune gêne dans les travaux.

La femme du chef de ferme a aussi un rôle important : tenir la maison d’habitation « en état de propreté constant », nourrir le personnel, contrôler la production laitière, élever, « avec l’accord du régisseur », porcs, lapins, oies, canards, dindes, à nourrir avec les déchets de la ferme, et on lui demande « d’être économe sur la nourriture du personnel et sur la consommation des produits d’entretien, afin d’éviter le gaspillage ».

Le domaine de Louis Renault - Vue d’ensemble de la ferme de Fretteville
Vue d’ensemble de la ferme de Fretteville

Un service autonome de la chasse effectue des rondes dans le domaine six jours par semaine, afin d’interdire tout braconnage, et Louis Renault n’hésite pas à engager des détectives pour démasquer les fraudeurs. Le garde chef doit aussi organiser les chasses, lourd travail quand on sait que le ‘‘château’’ chasse pratiquement tous les week-ends. Louis Renault y participe mais c’est plutôt Christiane qui y prend plaisir : il n’hésite pas en effet à abandonner une chasse en cours pour aller visiter ses fermes.

Mécanisation et motorisation

La réorganisation du domaine passe aussi par la mécanisation, ce qui suppose la disparition des chevaux et leur remplacement par des tracteurs. Mais il faut convaincre les fermiers toujours très réticents. On vend les chevaux au plus offrant sur les marchés aux bestiaux de la région. Ainsi en janvier 1937, 15 chevaux sont vendus d’un coup, à un fort prix car Louis Renault a pris soin d’envoyer un homme pour faire monter les enchères alors que les gros marchands n’avaient offert qu’un prix dérisoire.

Dans un premier temps, on conserve deux chevaux en secours. Ils sont loués à la journée dans les fermes si besoin est. Mais après leur noyade en Seine lors d’une traversée en bac, ils ne seront pas remplacés. En un an à peine, les 80 chevaux du domaine disparaissent et chaque ferme se voit dotée de deux tracteurs.

Le domaine de Louis Renault - Tracteur type YL. 8/15 CV - 1934 © Musée Renault Billancourt
Tracteur type YL. 8/15 CV - 1934 © Musée Renault Billancourt

Lait, beurre, porcs

En 1935, les fermes possèdent en tout 150 vaches laitières qui produisent entre 1200L et 1500L de lait par an vendus à la société Maggi, mais Louis Renault veut mettre fin à ce système et rentabiliser ses vaches en fabriquant un produit fini : le beurre.

La production passe par une sélection des vaches, « savoir éliminer les vaches qui ne font pas ou qui se font mal remplir et les mauvaises laitières ». Les hollandaises sont remplacées par des normandes dont le lait est plus riche en matières grasses. Des prélèvements sont effectués tous les jours pour analyser la richesse en crème. Le beurre produit est empaqueté par 500 grammes ou 1 kilo étiquetés ‘‘Laiterie d’Herqueville’’. L’élevage des porcs est une conséquence directe de la fabrication du beurre : il faut écouler le petit lait qui en résulte.

Les volailles

L’élevage de volailles est organisé « dans un but de centralisation, de propreté et d’économies ». La ferme du Mont Joyeux est équipée de plusieurs parquets d’élevage et de trois poulaillers qui accueillent 150 poules pondeuses et des coqs à raison d’un coq pour quinze poules. Des couveuses à pétrole sont prévues pour les œufs, des ‘‘radiateurs’’ pour les poussins nouveau-nés sont alimentés par une chaudière à bois. On élève la ‘‘Sussex’’, petite poule robuste et mangeant peu.

Moutons

L’élevage des ovins est rationalisé selon les mêmes principes que celui des bovins. Le troupeau est constitué en avril 1937 : on prend sans ménagement 20 agnelles par ferme, « que les fermiers le veuillent ou non » et on en achète à l’extérieur une cinquantaine en plus de 2 béliers de la race ‘‘Ile de France’’. Ce troupeau d’ovins est chargé d’éliminer les mauvaises herbes et de fumer les champs, mais aussi de donner de la laine et de fournir de la viande.

Effectivement les moutons évitent d’avoir à brûler constamment les mauvaises herbes et permettent d’obtenir de belles prairies à moindre coût, sans avoir à les retourner, les herser ou les semer. C’est cette méthode anglaise que veut suivre Louis Renault en concluant « les moutons feront la prairie ».

Cidre

L’organisation d’une cidrerie naît d’un constat simple : les chefs de ferme achètent du cidre à l’extérieur pour leur famille et le personnel, alors que le domaine regorge de pommiers ! La cidrerie est installée à l’extrémité d’un grand hangar d’Herqueville. Les pommes sont montées par élévateur, puis déversées sur un plancher incliné qui les conduit vers la presse, le jus coule directement dans une citerne vitrifiée avant d’être repris par électro pompe pour être pulsé dans une remorque citerne qui transporte le jus jusqu’à des grottes aménagées dans la falaise surplombant la plage d’Herqueville, pour y être stocké dans des fûts de chêne ayant contenu du porto, achetés sur le port de Rouen. Il mûrit tranquillement avant d’être mis en bouteilles.

Le domaine de Louis Renault - La cidrerie, largement mécanisée
La cidrerie, largement mécanisée

Louis Renault fait apposer des affiches : « le domaine d’Herqueville offre à son personnel de l’eau de vie de cidre à 69° aux conditions suivantes : le prix du litre à 5F plus les droits 17,50F, soit 22,50F. Prière de se faire inscrire à la régie du domaine et d’apporter des litres étiquetés à son nom. »

Agrandissements, méthodes et bilan

Les agrandissements successifs ont été le résultat d’achats continuels, parcelle après parcelle et, d’un travail patient d’acquisitions au coup par coup. La réalisation d’un ensemble cohérent a pris 40 ans, de 1905 à 1944.

L’opération la plus spectaculaire est sans doute l’acquisition de la mairie d’Herqueville en 1934 : celle-ci, incluse dans le domaine après l’achat de la propriété Lanquest, est démolie et reconstruite à l’identique, même superficie, même disposition intérieure et mêmes matériaux que l’ancienne.

Le domaine de Louis Renault - La mairie d’Herqueville sur le point d’être démolie pour reconstruction de l’autre côté du mur. L’arche d’entrée est en construction (Archives Renault Histoire)
La mairie d’Herqueville sur le point d’être démolie pour reconstruction de l’autre côté du mur. L’arche d’entrée est en construction (Archives Renault Histoire)

Mais la grande affaire est l’achat des chemins communaux. Sa stratégie est simple : d’abord acquérir toutes les parcelles qui les bordent, puis les faire déclasser avant de tenter une démarche d’achat auprès des municipalités. Pour amener les municipalités à traiter ce sujet, il peut mettre en avant plusieurs arguments : d’abord son poids financier, ensuite son rôle d’intermédiaire dans les négociations avec des administrations ou des entreprises et enfin des améliorations du réseau routier. C’est en partie grâce à lui qu’est reconstruit le pont de Saint Pierre du Vauvray, dont la disparition en 1913 bloquait toutes les communes riveraines de la Seine.

Municipalités

Pour se concilier les municipalités ou les maires des communes concernées, Louis Renault n’hésite pas à faire preuve de générosité. Ses libéralités vont d’abord à Herqueville. Ainsi en 1918 il fait un don de 1000F à la commune à l’occasion de son mariage. Dans son testament un codicille léguait
60 000F à la commune, somme à rente perpétuelle avec capital inaliénable, dont les arrérages devaient être versés chaque année aux diverses œuvres sociales, à savoir les caisses des écoles, les cours d’éducation professionnelle, l’assistance aux nouveau-nés, les retraites, les hôpitaux, les asiles, les bureaux de bienfaisance.

Il faut préciser que Louis Renault a peu à redouter d’un conseil municipal constitué d’hommes qui lui étaient dévoués et d’un maire qui lui doit beaucoup : il est logé dans une maison qui appartient à Louis Renault et dont il garde la jouissance sa vie durant. De plus il paie les marchandises du domaine au même prix que le personnel et dispose d’une voiturette.

Propriétaires privés

Auprès des propriétaires privés, c’est à une véritable guerre d’usure que se livre Louis Renault. 

Comme dans toute guerre, il faut des alliés : les notaires, les notables locaux, maires et curés en particulier, sont récompensés selon leurs mérites. Mais, les libéralités ont des limites ainsi que le montre l’histoire du curé de Muids, chargé de faire comprendre à l’une de ses paroissiennes qu’il serait intéressant de vendre un petit bois. Le service rendu, le curé demandait une voiture « pour son évêque » et précisait qu’il faudrait « une 10 CV, 6 places, 4 à l’intérieur, 2 à l’extérieur », étayant sa requête d’un argument de poids : ce don de Louis Renault serait sa contribution au diocèse, son denier du culte en quelque sorte, mais celui-ci répond qu’il valait mieux que l’évêque se tournât vers une voiture d’occasion ou que, à la rigueur, on pouvait lui céder une automobile au prix de gros. Un jour il reçoit au château le même curé et, jugeant sa soutane un peu miteuse, n’hésite pas à prendre lui-même les mesures de l’ecclésiastique pour lui faire tailler de nouveaux habits.

L’arme principale de Louis Renault face aux propriétaires privés est à l’évidence la puissance financière qu’il représente. Mais pour ne pas acheter à n’importe quel prix, il utilise des prête-noms et des formulaires tout préparés, destinés à être employés quand on doit laisser ignorer que l’acquéreur sera Louis Renault.

Le domaine de Louis Renault - Le château de la Batellerie après son agrandissement
Le château de la Batellerie après son agrandissement

Néanmoins, il doit parfois faire face à des propriétaires récalcitrants, ceux qui ne veulent pas vendre par principe, soit parce que selon le ‘‘bon sens paysan’’, on ne vend pas la terre, soit parce que l’acquéreur potentiel est Louis Renault ; ceux qui, sachant Louis Renault demandeur, attendent que les prix grimpent ; ceux, concurrents, qui veulent aussi acheter des terres et des maisons.

La guerre

Dès avant le début du conflit officiel, le 3 septembre 1939, le domaine doit faire face à une situation de guerre, même s’il n’y a pas de combat sur place. En effet les nouvelles données sont marquées par la pénurie et d’abord la pénurie de main-d’œuvre.

La mobilisation grève lourdement le domaine, chaque ferme perd environ 30 à 40% de son personnel. Il faut donc faire travailler le domaine avec ceux qui restent : les non mobilisables en raison de leur grand âge, de leurs charges familiales, de leur jeunesse, et les étrangers, comme les maçons italiens déjà cités, le vacher de Connelles ou un ouvrier agricole de Portejoie, tous deux polonais.

On utilise les compétences des épouses des mobilisés et en premier lieu, les conjointes des fermiers. La main-d'œuvre de remplacement est assurée aussi par des ouvriers venus de l’usine.

On trouve d’autres solutions encore : 12 soldats de Vernon sont affectés à l’arrachage des pommes de terre, puis à l’enlèvement des betteraves en septembre et octobre 1939. Leur troupe est grossie par l’arrivée de dix-sept Alsaciens après l’évacuation de Strasbourg en 1939.

A Paris aussi il faut faire face aux problèmes posés par la mobilisation qui supprime 14000 salariés sur les 30 000 que comptent les usines. Elles repartent avec une main-d'œuvre constituée de jeunes et de femmes auxquels on adjoint des affectés spéciaux et, en avril 1940, Billancourt emploie autant de salariés qu’en 1939. L’usine se tourne vers une production de guerre en reconvertissant les machines et en faisant travailler les ouvriers jusqu’à
77 heures par semaine. On fabrique notamment du matériel blindé, des pièces de rechange pour l’aviation, des chenillettes, des chars R 35 et des chars B, des gros camions de 5 tonnes, des mines, des grenades, des tôles pour abris, des sacs de masques à gaz.

A cette pénurie d’hommes et de véhicules, il faut ajouter la pénurie de produits nécessaires au fonctionnement du domaine: les engrais, le bois de chauffage et surtout le carburant pour les véhicules.

Les hébergements

Dès la déclaration de guerre le 2 septembre 1939, des hébergements pour enfants sont organisés sur le domaine. C’est Christiane Renault qui en est le maître d’œuvre. A Billancourt même, elle était déjà intervenue dans les œuvres sociales des usines en mettant en place notamment, une maison d’accueil pour les enfants du personnel.

Le domaine de Louis Renault - Christiane Renault et les infirmières qui dirigent les cinq centres d’hébergement
Christiane Renault et les infirmières qui dirigent les cinq centres d’hébergement

Les premiers hébergements doivent accueillir des enfants dont le père a été mobilisé, mais tous les enfants concernés ne peuvent venir à Herqueville, et seuls seront accueillis les plus chétifs « qui ont besoin de grand air et d’alimentation abondante ».

Sur place il faut aménager les sites : chambres, salles d’eau, réfectoires, cuisines… Il faut également assurer la scolarisation des plus âgés : à Daubeuf l’ancienne salle des fêtes servira d’école. On y aménage deux salles de classe, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Aux heures de cours normaux dispensés par deux institutrices s’ajoute l’étude après la classe, car avec la guerre les enfants ont déjà perdu un trimestre.

En tout, c’est une cinquantaine de personnes qui travaillent pour les hébergements, en plus des employés habituels du domaine qui consacrent une partie de leur temps à l’accueil des enfants. L’œuvre de Christiane Renault est admirée et soutenue. En octobre 1939, tout le personnel du domaine propose de faire, le dimanche, un travail supplémentaire non payé pour le bien-être des enfants.

De septembre 1939 à mai 1940 environ cinq cents enfants sont accueillis à tour de rôle, bénéficiant d’un séjour à la fois revigorant et paisible, jusqu’aux journées de la fin mai et du début juin 1940.

L’exode

Les Allemands attaquent la France le 10 mai 1940. La déroute de l’Armée Française et les menaces d’invasion de Paris entraînent sur les routes de l’exode une partie de la population, y compris celles de Billancourt et d’Herqueville.

A Paris, les usines sont évacuées le 11 juin, saisies provisoirement le 24 juin et définitivement le 1er septembre. Elles travailleront donc sous contrôle allemand. Elles rouvrent le 27 juin et réembauchent dès le 10 juillet.

A Herqueville, l’avancée des troupes allemandes précipite les habitants du domaine sur les routes. Le domaine est évacué le 10 juin et la plupart de ses employés se retrouvent dans l’Allier. Les bâtiments sont abandonnés et le bétail laissé sans soins divague sur les terres des voisins ou des communaux.

Quand partent les gens du domaine, il n’y a déjà plus d’enfants hébergés, car devant la tournure des événements, Christiane Renault a loué dès la fin du mois de mai le château de Chaballeyret en Lozère pour pouvoir les évacuer.

Le domaine est occupé par les Allemands qui arrivent le 12 juin. Le château est investi, des troupes campent dans le parc, les fermes sont pillées et des soldats logés dans les maisons du domaine.

Le retour

Après la demande d’armistice le 17 juin, le personnel rentre à Herqueville. La comptabilité assure le paiement des salaires de juin, juillet et août, en enlevant cependant les jours d’exode. A ce personnel se joignent peu à peu les soldats démobilisés qui ne sont pas prisonniers.

Ces prisonniers, Louis Renault va les aider en leur faisant parvenir des colis, puis en obtenant la libération de ceux dont il a besoin pour la bonne marche du domaine.

En arrivant à Herqueville, on trouve des bâtiments endommagés voire pillés, mais les Allemands ont évacué le domaine depuis le 20 juillet. Après nettoyage, on établira les dégâts et on s’active à récupérer le bétail gyrovague, dans des fermes mêmes ou dans les prairies, ainsi que de la volaille.

Pour les hébergements, il faudra désormais se contenter de deux sites, car les Allemands ont réquisitionné les deux fermes de Daubeuf et le château des Buspins. Désormais, ne seront hébergés que les enfants des veuves de guerre ou de pères prisonniers dont l’état nécessite un séjour à la campagne.

La production des usines pendant la guerre

Louis Renault refuse d’abord de travailler à la production militaire pour l’Allemagne et n’accepte même pas de réparer les chars français qui pourraient être utilisés par le Reich. Mais devant les menaces des Allemands qui brandissent le possible remplacement de la direction française par une direction allemande et, devant l’inertie du gouvernement français qui laisse les industriels sans véritables directives, il finit par céder aux Allemands deux ateliers indépendants de l’usine.

Il expose son programme de fabrication dans une note du 13 novembre 1940 : camions et voitures particulières pour concurrencer Citroën et Peugeot et machines agricoles dont la France est fortement dépourvue. Enfin, puisque le pays manque de carburant, il faut aussi fabriquer des moteurs diesel ou à essence interchangeables, et surtout développer le gazogène. Pour les tracteurs, il faut faire vite avant que les Allemands n’inondent le marché français avec leurs propres productions.

Louis Renault a toujours essayé de maintenir les fabrications civiles malgré les Allemands qui en limitent la production et préféreraient des véhicules militaires. Il refuse de fabriquer pour eux des armes et tout ce qui n’est pas du ressort de l’industrie automobile et il s’est efforcé de prolonger les retards volontaires pour toutes les autres commandes sous différents prétextes : manque de matières premières, de pneumatiques, de main d’œuvre. C’est donc en secret, avec une équipe réduite qu’il met au point le prototype d’une ‘‘petite voiture’’, la 4 CV, dont les premiers essais eurent lieu discrètement à Herqueville durant l’automne 1943.

Le domaine de Louis Renault - La « 4 cv »
La « 4 cv »

Sur le domaine

Les circonstances permettent d’obtenir des travailleurs à moindre coût, à savoir des prisonniers. Ceux-ci viennent au château de Gaillon utilisé comme centre de détention par les Allemands depuis le 11 juin 1940. Ils y ont installé un stalag de prisonniers français et un site de prisonniers nord-africains : ces derniers sont envoyés dans les fermes, sous la responsabilité de la Kommandantur des Andelys et des maires des communes.

Le personnel doit avoir un comportement correct avec les Allemands, sous peine de se voir congédié immédiatement. On veut éviter les rixes avec les soldats occupants comme celles qui ont éclaté à Connelles en décembre 1940, entre des ouvriers agricoles enivrés et des soldats d’occupation.

On supprime les voitures qui ne sont pas indispensables et on limite leurs trajets. C’est ainsi que le vétérinaire qui vient de Beaumont-le-Roger reçoit un vélomoteur pour ses déplacements. A partir de décembre 1940, tous les camions à essence du domaine, notamment le camion de lait, sont remplacés par des véhicules gazogènes. Et puisque le domaine dispose de vastes forêts, ce carburant sera produit sur place.

Le domaine de Louis Renault - Renault Viva Grand Sport de 1935
Renault Viva Grand Sport de 1935

A partir de 1942, les usines sont plusieurs fois détruites, et la région d’Herqueville quant à elle subit de nombreux bombardements alliés en 1944, qui visent particulièrement la gare de Saint Pierre du Vauvray, la ligne de chemin de fer des Andelys et le pont d’Andé (celui de Saint Pierre avait été détruit en 1940 par les Français pour retarder la progression allemande et était remplacé par une simple passerelle.

La Libération

C’est finalement un régiment écossais qui libère la région d’Herqueville en août 1944. Le lendemain, Christiane Renault organise un bal de la Libération sur les pelouses du château de la Batellerie. Entre-temps on apprend la Libération de Paris, le 25 août. Mais dans la capitale libérée, une campagne de presse se déchaîne contre Louis Renault. On reproche au patron de Billancourt sa ‘‘collaboration’’ avec les Allemands et on exige son arrestation. La machine judiciaire prend rapidement le relais de la presse et une lettre de dénonciation permet à un juge d’obtenir un mandat d’amener. Louis Renault, qui se présente spontanément et repart libre le 22 septembre 1944, est finalement arrêté le lendemain et incarcéré à la prison de Fresnes. Son état de santé se dégradant, il est transféré à la clinique Saint Jean de Dieu à Paris où il décède le 24 octobre.

C’est à Herqueville qu’il est enterré le 30 octobre 1944, dans le petit cimetière qui entoure l’église paroissiale.

Après la mort de Louis Renault

Quand une ordonnance crée la Régie Nationale des Usines Renault, seule l’usine est nationalisée, tandis que les autres propriétés reviennent à ses héritiers, c’est-à-dire Christiane et Jean-Louis Renault.

Après la mort de son père, Jean-Louis Renault reprend le domaine. Christiane séjourne de moins en moins à Herqueville, et finit par épouser un marquis en Espagne, mais sera enterrée dans le cimetière d’Herqueville. Jean-Louis Renault continue d’exploiter le domaine de son père, mais le transforme profondément en réduisant sa superficie, en orientant différemment l’agriculture et en diversifiant les productions.

Il se tourne d’abord vers l’agro-alimentaire et se lance dans la déshydratation de la luzerne en 1950. Pour ce faire il construit une usine située sur le domaine, le long de la D19 entre la ferme de la Batellerie et le Manoir. En arrière de l’usine, sont installés des silos enterrés pour le stockage de la luzerne. L’usine déshydrate la plante, en extrait le ‘‘protène’’ commercialisé sous forme de granulés, de croquettes ou de poudre.

Le domaine de Louis Renault - Réclame Royco de 1954
Réclame Royco de 1954

En 1954, il fabrique aussi des potages déshydratés pour Royco à partir de volailles qu’il achète vivantes, puis, en 1956, travaille pour Heudebert, avec cette fois-ci les légumes du domaine comme matière première. De l’agro-alimentaire, il passe à la production industrielle : portes isoplanes, meubles métalliques, machines agricoles, avec des succès certains, mais temporaires...

En 1966 il quitte Herqueville pour s’installer à Cannes où il a créé une société de croisières. C’est là qu’il meurt en 1982, laissant une succession difficile après quatre mariages. Les fermes du domaine sont vendues l’une après l’autre à différents exploitants et les maisons Renault cédées à des particuliers.


Sources

Cet article n’est que le très rapide résumé d’un livre de 224 pages, Louis Renault et son domaine agricole en Normandied’Yvette Petit-Decroix et Eric Catherine dit Duchemin (photographe, auteur de la plupart des photos originales en couleurs), que vous pouvez obtenir auprès de notre association ou des auteurs. Vous y trouverez sources et bibliographie complète.

L’ouvrage contient une grande quantité de photographies, de plus ou moins grande taille, reproduites ci-après.

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains verte. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains verte. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - Le bureau-atelier, bien intégré quand il est fermé
Le bureau-atelier, bien intégré quand il est fermé

Le domaine de Louis Renault - Le bureau-atelier, bien intégré quand il est ouvert
Le bureau-atelier, bien intégré quand il est ouvert

Le domaine de Louis Renault - La cuisine, avec son immense cuisinière
La cuisine, avec son immense cuisinière

Le domaine de Louis Renault - La grande halle, de plus de 800 mètres carrés est composée d’éléments préfabriqués à Billancourt. Inutilisée depuis 50 ans, elle résiste au passage du temps
La grande halle, de plus de 800 mètres carrés est composée d’éléments préfabriqués à Billancourt. Inutilisée depuis 50 ans, elle résiste au passage du temps

Le domaine de Louis Renault - « L’Annexe » construite en 1926 prolonge le château
« L’Annexe » construite en 1926 prolonge le château

Le domaine de Louis Renault - Le corridor en colombages conduit à l’Annexe
Le corridor en colombages conduit à l’Annexe

Le domaine de Louis Renault - La piscine intérieure de style Art-déco
La piscine intérieure de style Art-déco