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Sur la route de Pîtres à Andé, le porche d’entrée du domaine |
LE DOMAINE DE LOUIS RENAULT
A quelques kilomètres
de Pîtres, en remontant la Seine, on arrive dans ce qui a été le domaine de
Louis Renault, dont l’élément le plus reconnaissable est le porche monumental
qui menait au château de la Batellerie. C’est de la rive gauche de la Seine que
l’on aperçoit le mieux le château et ses dépendances.
Billancourt et Herqueville
Louis Renault est né
à Paris en 1877, fils de grand négociant en passementerie. Devenu dessinateur
industriel, il «bricole » dans un petit bâtiment au fond du jardin de leur
maison de campagne de Boulogne, où il fonde en 1898 sa première entreprise,
avec six ouvriers. En 1905 elle s’étend sur 24 hectares, en emploie huit cents
et produit 1200 voitures par an.
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La première « usine » Renault |
C’est en naviguant
sur la Seine qu’il découvre et décide d’acquérir en 1906 le domaine de la
Batellerie : un château sur une propriété de 428 ha dont seulement 15 sont
exploités, et un atout majeur : la chasse. A Herqueville même, le domaine
comprend le château de la Batellerie, construit une vingtaine d’années
auparavant, un parc de 13 ha, la ferme attenant au château et une maison
appelée le Chalet Laureau. Il y a, de plus, deux autres fermes situées à
Daubeuf : les Buspins, à restaurer, et Fretteville.
Dès l’achat, il
détruit une partie des édifices existants et fait construire trois bâtiments
qui vont donner un sens au domaine : un château pour se loger et recevoir, une
ferme pour produire et enfin la maison des Matelots pour pouvoir naviguer.
Ce domaine est confié
à un régisseur qui surveille les fermes et a la charge de tous les services :
maison, chasse, voitures et autres charrois, mécanique et menuiserie, yacht et
bateaux, bois coupés.
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Vus de Portejoie, le château et la maison des matelots |
En même temps qu’il
étend son domaine, notamment en achetant l’Ile aux Bœufs, Louis Renault
développe ses usines. Dès 1912 une troisième usine a été construite, qui occupe
4500 ouvriers. Après une visite des usines Ford aux États-Unis, il commence à
appliquer le taylorisme, notamment le chronométrage, ce qui provoque des grèves
en 1913.
La guerre 1914-1918
La Première Guerre
mondiale lui permet de développer ses usines : outre les camions, les voitures
utilitaires et les moteurs d’avions, il fabrique des chars, des ambulances, des
brancards, des groupes électrogènes, des caterpillars, des automitrailleuses,
des pièces détachées de fusils et de canons. Il construit des avions, mais
cette fabrication est arrêtée en 1917. Au sortir de la guerre, ses usines, au
nombre de six, sur 80 ha, emploient 22000 salariés, et utilisent 5000 machines.
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Le char Renault |
En septembre 1918,
c’est à Herqueville qu’il épouse Christiane Boullaire, 19 ans, fille d’un grand
notaire parisien. Elle règne, alors, avec son mari, sur un domaine de 800 ha,
essentiellement dans la boucle de la Seine, rive droite.
A Billancourt, il
doit reconvertir ses usines, ce qui passe par le recyclage du matériel de
guerre (des chars deviennent des tracteurs) avant de commencer la production de
nouveaux modèles comme la 6 cv KJ et une 40 cv haut de gamme.
Il veut une
production intensive : ‘‘un maximum de produits dans un minimum de temps, avec
le minimum d’efforts’’. Une première chaîne de montage est installée en 1922.
L’entreprise devient la Société Anonyme des Usines Renault, vaste trust
comprenant des industries de machines-outils, de ciment, de bois ou encore de
fonderies, de forges, d’aciéries, dont il détient 95% des parts,
Nouvelles acquisitions et agrandissement
Dans les années
1923-1926, Louis Renault acquiert cinq fermes. A Portejoie, sur la rive gauche,
le Mont Joyeux, dont les bâtiments, un logis du XVIIème et un grand hangar en
pierre, sont à restaurer, la plus grande ferme de Connelles, près de l’église,
avec son manoir du XVIIIe siècle et une vaste grange du XVe siècle qu’il
restaure. Il acquiert ensuite le Moulin d’Andé, dont une partie de la construction
date du XVe siècle, qui ne fonctionne plus depuis 1874 mais possède encore son
mécanisme particulier de moulin à roue pendante. A Muids, il fait construire en
1926, une ferme ex nihilo au milieu de ses terres : la Ferme Blanche.
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Carte du domaine dans les années 1930 (Archives Renault Histoire) |
Il décide alors d’agrandir
la Batellerie, pour accueillir les invités de plus en plus nombreux, qui
viennent souvent accompagnés de leurs domestiques. On prolonge le bâtiment
existant par une adjonction, construite sur le coteau face à la Seine.
L’élément phare de cette nouvelle construction est la piscine tout en mosaïque,
de style Art Déco. |
La piscine intérieure de style Art-déco |
Désormais, la
maîtresse de maison peut lancer des invitations pratiquement tous les
week-ends, pour un dîner, une chasse ou une fête sur un bateau, et le
propriétaire ne manque pas alors d’entraîner ses hôtes dans la visite du
domaine.
Le service des
jardins comprend sept jardiniers, pour les fleurs, les serres, le jardin
maraîcher. Le service autos a deux garages, deux automobiles, un camion, une benne basculante, un break qui va à Paris le
mardi pour emporter les provisions et apporter les commandes. Il va chercher
l’essence à Rouen pour tous les services et pour les fermes.
Le service menuiserie
a en charge l’entretien et, parfois la construction de toutes les parties en
bois du château, des fermes et des maisons. Il fabrique aussi des meubles. Le
service yacht et bateaux a un capitaine et cinq matelots, le service chasse est
assuré par trois gardes-chasse, le service bois d’exploitation s’occupe des
coupes en sélectionnant le bois de chauffage et de construction.
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L’escalier intérieur principal |
Organisation des fermes
Chaque ferme est
autonome et leurs exploitants touchent un fixe et une part des bénéfices. Ils
effectuent leurs propres achats et ventes directement, mais doivent en référer
au régisseur, représentant direct de Louis Renault sur le domaine, qui
surveille les cultures et les récoltes, fait un inventaire du mobilier, des
matériaux et des marchandises; reçoit les bons pour les fournitures des fermes,
paie les marchandises aux fermiers, les impôts sur les salaires et les
automobiles, reçoit les commandes des chefs de services, surveille les entrées
et les sorties de tous les véhicules, ainsi que les courses effectuées, et
veille au bon déroulement des expéditions à Paris. Son rôle est tellement
important aux yeux de Louis Renault que les deux hommes sont reliés directement
par un téléphone intérieur.
Les acquisitions
De 1906 à 1934,
pendant 28 ans, Louis Renault voit sa volonté d’extension bridée par les
propriétés de lfamille Lanquest, à Herqueville, Muids, Connelles, Daubeuf, où
elle possède 315 ha.
Après avoir procédé
avec Louis Lanquest à des échanges de terres parfois difficiles, Louis Renault
propose dès 1923 aux héritiers Lanquest, propriétaires en 1921, d’acheter
l’ensemble de leur domaine. Mais il lui faut dix ans pour venir à bout de leurs
réticences et la vente n’est conclue qu’en 1934, ce qui lui donne la
possibilité de réaliser trois grands projets : il agrandit le parc de la
Batellerie, démolit le château Lanquest, construit 35 ans auparavant, pour
faire bâtir une nouvelle demeure, le Manoir, et plus tard le Home, pour ses
nièces. Il déplace aussi la ferme de la Batellerie plus au nord en faisant
construire des bâtiments nouveaux qui vont devenir le cœur du domaine agricole
expérimental.
Nouvelle tranche de travaux : le Grand chantier
Des ouvriers des
usines sont envoyés à Herqueville, comme Domenico Cargnelli, chef maçon de
Billancourt, affecté à la construction de la nouvelle ferme et au mur bordant
la D 19. Il a besoin d’une soixantaine d’ouvriers et fait appel à des maçons
italiens, comme lui venus du Frioul. En 1934, ce sont 120 ouvriers qui
travaillent pour le ‘‘Patron’’ à Herqueville, auxquels il faut ajouter les
transporteurs qui effectuent d’incessants allers-retours entre Paris et la
Normandie.
Lors de démolitions,
le mot d’ordre est de « récupérer tout ce qui peut l’être sur place et de le
stocker dans le voisinage immédiat »: l’entrée de la ferme et la couverture de
la maison Patard sont exécutés avec des tuiles de réemploi.
Le parc du château
est agrandi sur l’ancienne ferme Lanquest démolie. On augmente ainsi l’espace
des occupants du château qu’on protège aussi des nuisances extérieures en
creusant un souterrain réservé aux livraisons : il part des caves du château,
passe sous le parc, puis sous la route n°11, pour aboutir devant les ateliers,
en particulier la scierie qui est agrandie et rénovée.
La ferme de la
Batellerie est abattue, une nouvelle est construite plus au nord. On construit
aussi la maison du régisseur, un magasin, une cantine. Le village change
d’aspect. L’achat Lanquest permet à Louis Renault d’englober dans son domaine
le chemin le long duquel se trouvaient plusieurs maisons dont la mairie. Il
fait déclasser le chemin, l’achète, démolit les constructions existantes et
fait reconstruire la mairie, à son emplacement actuel.
La production du domaine
A la lecture des
notes et courriers, on comprend que le but de Louis Renault est de rentabiliser
le domaine en lui appliquant les méthodes de production en usage dans ses
usines : réorganiser scientifiquement le travail afin d’éviter gaspillage et
perte de temps. Il veut aussi développer certaines productions (cidre, beurre,
porcs, volailles) pour limiter les achats à l’extérieur et obtenir l’autarcie
du domaine. Dans une note, par exemple, il donne ses instructions : « les
cours, écuries, étables, porcheries devront être dans un état de propreté
absolue.
A 9h 1/2, dans chaque ferme, les bêtes devront être toutes prêtes, lavées,
nettoyées entièrement, prêtes à être examinées. Les bêtes seront présentées à
la corde, soit dans la cour, soit dans un pré à proximité de la ferme et dans
l’ordre suivant : taureaux, vaches, génisses en allant de gauche à droite
devant les bêtes.
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Clapiers et bergerie de la ferme de Fretteville |
Toutes les fermes
pratiquent la polyculture (betteraves à sucre, blé, orge, avoine, maïs, pommes
de terre, betteraves fourragères) et l’élevage (vaches, moutons, porcs,
volailles). Ensemble, elles font travailler 52 personnes: conducteurs de
tracteurs, charretiers, vachers, bergers, manœuvres, bonnes... Bergers et
vachers travaillent 10h par jour, 365 jours par an, les autres 10h par jour,
6 jours ou 6 jours 1/2 par semaine. Le domaine assure la nourriture de 40
personnes, certaines sont logées ou couchées (les chambres se trouvent dans les
greniers ou dans les granges).
Les fermiers ne
peuvent embaucher ou débaucher sans avoir averti le régisseur et sans
l’autorisation de Louis Renault; Il est conseillé d’avoir un effectif strictement
minimum ». Le chef de ferme ne doit pas appeler le vétérinaire de sa propre
initiative, mais attendre la décision du régisseur quand une bête est malade.
En revanche, il lui reste quelques prérogatives : il paye ses ouvriers en
établissant une fiche de salaire, organise les congés par roulement (depuis
1936 et les lois du Front Populaire), de façon à ne créer aucune gêne dans les
travaux.
La femme du chef de
ferme a aussi un rôle important : tenir la maison d’habitation « en état de
propreté constant », nourrir le personnel, contrôler la production laitière,
élever, « avec l’accord du régisseur », porcs, lapins, oies, canards, dindes, à
nourrir avec les déchets de la ferme, et on lui demande « d’être économe
sur la nourriture du personnel et sur la consommation des produits d’entretien,
afin d’éviter le gaspillage ».
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Vue d’ensemble de la ferme de Fretteville |
Un service autonome
de la chasse effectue des rondes dans le domaine six jours par semaine, afin
d’interdire tout braconnage, et Louis Renault n’hésite pas à engager des
détectives pour démasquer les fraudeurs. Le garde chef doit aussi organiser les
chasses, lourd travail quand on sait que le ‘‘château’’ chasse pratiquement
tous les week-ends. Louis Renault y participe mais c’est plutôt Christiane qui
y prend plaisir : il n’hésite pas en effet à abandonner une chasse en cours
pour aller visiter ses fermes.
Mécanisation et motorisation
La réorganisation du
domaine passe aussi par la mécanisation, ce qui suppose la disparition des
chevaux et leur remplacement par des tracteurs. Mais il faut convaincre les
fermiers toujours très réticents. On vend les chevaux au plus offrant sur les
marchés aux bestiaux de la région. Ainsi en janvier 1937, 15 chevaux sont
vendus d’un coup, à un fort prix car Louis Renault a pris soin d’envoyer un
homme pour faire monter les enchères alors que les gros marchands n’avaient
offert qu’un prix dérisoire.
Dans un premier
temps, on conserve deux chevaux en secours. Ils sont loués à la journée dans
les fermes si besoin est. Mais après leur noyade en Seine lors d’une traversée
en bac, ils ne seront pas remplacés. En un an à peine, les 80 chevaux du
domaine disparaissent et chaque ferme se voit dotée de deux tracteurs.
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Tracteur type YL. 8/15 CV - 1934 © Musée Renault Billancourt |
Lait, beurre, porcs
En 1935, les fermes
possèdent en tout 150 vaches laitières qui produisent entre 1200L et 1500L de
lait par an vendus à la société Maggi, mais Louis Renault veut mettre fin à ce
système et rentabiliser ses vaches en fabriquant un produit fini : le beurre.
La production passe
par une sélection des vaches, « savoir éliminer les vaches qui ne font pas
ou qui se font mal remplir et les mauvaises laitières ». Les hollandaises sont
remplacées par des normandes dont le lait est plus riche en matières grasses.
Des prélèvements sont effectués tous les jours pour analyser la richesse en
crème. Le beurre produit est empaqueté par 500 grammes ou 1 kilo étiquetés
‘‘Laiterie d’Herqueville’’. L’élevage des porcs est une conséquence directe de
la fabrication du beurre : il faut écouler le petit lait qui en résulte.
Les volailles
L’élevage de
volailles est organisé « dans un but de centralisation, de propreté et
d’économies ». La ferme du Mont Joyeux est équipée de plusieurs parquets
d’élevage et de trois poulaillers qui accueillent 150 poules pondeuses et des
coqs à raison d’un coq pour quinze poules. Des couveuses à pétrole sont prévues
pour les œufs, des ‘‘radiateurs’’ pour les poussins nouveau-nés sont alimentés
par une chaudière à bois. On élève la ‘‘Sussex’’, petite poule robuste et
mangeant peu.
Moutons
L’élevage des ovins est
rationalisé selon les mêmes principes que celui des bovins. Le troupeau est
constitué en avril 1937 : on prend sans ménagement 20 agnelles par ferme, « que
les fermiers le veuillent ou non » et on en achète à l’extérieur une
cinquantaine en plus de 2 béliers de la race ‘‘Ile de France’’. Ce troupeau
d’ovins est chargé d’éliminer les mauvaises herbes et de fumer les champs, mais
aussi de donner de la laine et de fournir de la viande.
Effectivement les
moutons évitent d’avoir à brûler constamment les mauvaises herbes et permettent
d’obtenir de belles prairies à moindre coût, sans avoir à les retourner, les
herser ou les semer. C’est cette méthode anglaise que veut suivre Louis Renault
en concluant « les moutons feront la prairie ».
Cidre
L’organisation d’une
cidrerie naît d’un constat simple : les chefs de ferme achètent du cidre à
l’extérieur pour leur famille et le personnel, alors que le domaine regorge de
pommiers ! La cidrerie est installée à l’extrémité d’un grand hangar
d’Herqueville. Les pommes sont montées par élévateur, puis déversées sur un
plancher incliné qui les conduit vers la presse, le jus coule directement dans
une citerne vitrifiée avant d’être repris par électro pompe pour être pulsé
dans une remorque citerne qui transporte le jus jusqu’à des grottes aménagées
dans la falaise surplombant la plage d’Herqueville, pour y être stocké dans des
fûts de chêne ayant contenu du porto, achetés sur le port de Rouen. Il mûrit
tranquillement avant d’être mis en bouteilles.
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La cidrerie, largement mécanisée |
Louis Renault fait
apposer des affiches : « le domaine d’Herqueville offre à son personnel de
l’eau de vie de cidre à 69° aux conditions suivantes : le prix du litre à 5F
plus les droits 17,50F, soit 22,50F. Prière de se faire inscrire à la régie du
domaine et d’apporter des litres étiquetés à son nom. »
Agrandissements, méthodes et bilan
Les agrandissements
successifs ont été le résultat d’achats continuels, parcelle après parcelle et,
d’un travail patient d’acquisitions au coup par coup. La réalisation d’un
ensemble cohérent a pris 40 ans, de 1905 à 1944.
L’opération la plus
spectaculaire est sans doute l’acquisition de la mairie d’Herqueville en 1934 :
celle-ci, incluse dans le domaine après l’achat de la propriété Lanquest, est
démolie et reconstruite à l’identique, même superficie, même disposition
intérieure et mêmes matériaux que l’ancienne.
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La mairie d’Herqueville sur le point d’être démolie pour reconstruction
de l’autre côté du mur. L’arche d’entrée est en construction (Archives
Renault Histoire) |
Mais la grande
affaire est l’achat des chemins communaux. Sa stratégie est simple : d’abord
acquérir toutes les parcelles qui les bordent, puis les faire déclasser avant
de tenter une démarche d’achat auprès des municipalités. Pour amener les
municipalités à traiter ce sujet, il peut mettre en avant plusieurs arguments :
d’abord son poids financier, ensuite son rôle d’intermédiaire dans les
négociations avec des administrations ou des entreprises et enfin des
améliorations du réseau routier. C’est en partie grâce à lui qu’est reconstruit
le pont de Saint Pierre du Vauvray, dont la disparition en 1913 bloquait toutes
les communes riveraines de la Seine.
Municipalités
Pour se concilier les
municipalités ou les maires des communes concernées, Louis Renault n’hésite pas
à faire preuve de générosité. Ses libéralités vont d’abord à Herqueville. Ainsi
en 1918 il fait un don de 1000F à la commune à l’occasion de son mariage. Dans
son testament un codicille léguait
60 000F à la commune, somme à rente perpétuelle avec capital inaliénable, dont
les arrérages devaient être versés chaque année aux diverses œuvres sociales, à
savoir les caisses des écoles, les cours d’éducation professionnelle, l’assistance
aux nouveau-nés, les retraites, les hôpitaux, les asiles, les bureaux de
bienfaisance.
Il faut préciser que
Louis Renault a peu à redouter d’un conseil municipal constitué d’hommes qui
lui étaient dévoués et d’un maire qui lui doit beaucoup : il est logé dans une
maison qui appartient à Louis Renault et dont il garde la jouissance sa vie
durant. De plus il paie les marchandises du domaine au même prix que le
personnel et dispose d’une voiturette.
Propriétaires privés
Auprès des
propriétaires privés, c’est à une véritable guerre d’usure que se livre Louis
Renault.
Comme dans toute
guerre, il faut des alliés : les notaires, les notables locaux, maires et curés
en particulier, sont récompensés selon leurs mérites. Mais, les libéralités ont
des limites ainsi que le montre l’histoire du curé de Muids, chargé de faire
comprendre à l’une de ses paroissiennes qu’il serait intéressant de vendre un
petit bois. Le service rendu, le curé demandait une voiture « pour son
évêque » et précisait qu’il faudrait « une 10 CV, 6 places, 4 à
l’intérieur, 2 à l’extérieur », étayant sa requête d’un argument de poids : ce
don de Louis Renault serait sa contribution au diocèse, son denier du culte en
quelque sorte, mais celui-ci répond qu’il valait mieux que l’évêque se tournât
vers une voiture d’occasion ou que, à la rigueur, on pouvait lui céder une
automobile au prix de gros. Un jour il reçoit au château le même curé et,
jugeant sa soutane un peu miteuse, n’hésite pas à prendre lui-même les mesures
de l’ecclésiastique pour lui faire tailler de nouveaux habits.
L’arme principale de
Louis Renault face aux propriétaires privés est à l’évidence la puissance
financière qu’il représente. Mais pour ne pas acheter à n’importe quel prix, il
utilise des prête-noms et des formulaires tout préparés, destinés à être
employés quand on doit laisser ignorer que l’acquéreur sera Louis Renault.
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Le château de la Batellerie après son agrandissement |
Néanmoins, il doit
parfois faire face à des propriétaires récalcitrants, ceux qui ne veulent pas
vendre par principe, soit parce que selon le ‘‘bon sens paysan’’, on ne vend
pas la terre, soit parce que l’acquéreur potentiel est Louis Renault ; ceux
qui, sachant Louis Renault demandeur, attendent que les prix grimpent ; ceux,
concurrents, qui veulent aussi acheter des terres et des maisons.
La guerre
Dès avant le début du
conflit officiel, le 3 septembre 1939, le domaine doit faire face à une
situation de guerre, même s’il n’y a pas de combat sur place. En effet les
nouvelles données sont marquées par la pénurie et d’abord la pénurie de
main-d’œuvre.
La mobilisation grève
lourdement le domaine, chaque ferme perd environ 30 à 40% de son personnel. Il
faut donc faire travailler le domaine avec ceux qui restent : les non
mobilisables en raison de leur grand âge, de leurs charges familiales, de leur
jeunesse, et les étrangers, comme les maçons italiens déjà cités, le vacher de
Connelles ou un ouvrier agricole de Portejoie, tous deux polonais.
On utilise les
compétences des épouses des mobilisés et en premier lieu, les conjointes des
fermiers. La main-d'œuvre de remplacement est assurée aussi par des ouvriers
venus de l’usine.
On trouve d’autres
solutions encore : 12 soldats de Vernon sont affectés à l’arrachage des pommes
de terre, puis à l’enlèvement des betteraves en septembre et octobre 1939. Leur
troupe est grossie par l’arrivée de dix-sept Alsaciens après l’évacuation de
Strasbourg en 1939.
A Paris aussi il faut
faire face aux problèmes posés par la mobilisation qui supprime 14000 salariés
sur les 30 000 que comptent les usines. Elles repartent avec une main-d'œuvre
constituée de jeunes et de femmes auxquels on adjoint des affectés spéciaux et,
en avril 1940, Billancourt emploie autant de salariés qu’en 1939. L’usine se
tourne vers une production de guerre en reconvertissant les machines et en
faisant travailler les ouvriers jusqu’à
77 heures par semaine. On fabrique notamment du matériel blindé, des pièces de
rechange pour l’aviation, des chenillettes, des chars R 35 et des chars B, des
gros camions de 5 tonnes, des mines, des grenades, des tôles pour abris, des
sacs de masques à gaz.
A cette pénurie
d’hommes et de véhicules, il faut ajouter la pénurie de produits nécessaires au
fonctionnement du domaine: les engrais, le bois de chauffage et surtout le
carburant pour les véhicules.
Les hébergements
Dès la déclaration de
guerre le 2 septembre 1939, des hébergements pour enfants sont organisés sur le
domaine. C’est Christiane Renault qui en est le maître d’œuvre. A Billancourt
même, elle était déjà intervenue dans les œuvres sociales des usines en mettant
en place notamment, une maison d’accueil pour les enfants du personnel.
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Christiane Renault et les infirmières qui dirigent les cinq centres
d’hébergement |
Les premiers
hébergements doivent accueillir des enfants dont le père a été mobilisé, mais
tous les enfants concernés ne peuvent venir à Herqueville, et seuls seront
accueillis les plus chétifs « qui ont besoin de grand air et
d’alimentation abondante ».
Sur place il faut
aménager les sites : chambres, salles d’eau, réfectoires, cuisines… Il faut
également assurer la scolarisation des plus âgés : à Daubeuf l’ancienne salle
des fêtes servira d’école. On y aménage deux salles de classe, l’une pour les
garçons, l’autre pour les filles. Aux heures de cours normaux dispensés par
deux institutrices s’ajoute l’étude après la classe, car avec la guerre les
enfants ont déjà perdu un trimestre.
En tout, c’est une
cinquantaine de personnes qui travaillent pour les hébergements, en plus des
employés habituels du domaine qui consacrent une partie de leur temps à
l’accueil des enfants. L’œuvre de Christiane Renault est admirée et soutenue.
En octobre 1939, tout le personnel du domaine propose de faire, le dimanche, un
travail supplémentaire non payé pour le bien-être des enfants.
De septembre 1939 à
mai 1940 environ cinq cents enfants sont accueillis à tour de rôle, bénéficiant
d’un séjour à la fois revigorant et paisible, jusqu’aux journées de la fin mai
et du début juin 1940.
L’exode
Les Allemands
attaquent la France le 10 mai 1940. La déroute de l’Armée Française et les
menaces d’invasion de Paris entraînent sur les routes de l’exode une partie de
la population, y compris celles de Billancourt et d’Herqueville.
A Paris, les usines
sont évacuées le 11 juin, saisies provisoirement le 24 juin et définitivement
le 1er septembre. Elles travailleront donc sous contrôle allemand. Elles
rouvrent le 27 juin et réembauchent dès le 10 juillet.
A Herqueville,
l’avancée des troupes allemandes précipite les habitants du domaine sur les
routes. Le domaine est évacué le 10 juin et la plupart de ses employés se
retrouvent dans l’Allier. Les bâtiments sont abandonnés et le bétail laissé
sans soins divague sur les terres des voisins ou des communaux.
Quand partent les
gens du domaine, il n’y a déjà plus d’enfants hébergés, car devant la tournure
des événements, Christiane Renault a loué dès la fin du mois de mai le château
de Chaballeyret en Lozère pour pouvoir les évacuer.
Le domaine est occupé
par les Allemands qui arrivent le 12 juin. Le château est investi, des troupes
campent dans le parc, les fermes sont pillées et des soldats logés dans les
maisons du domaine.
Le retour
Après la demande
d’armistice le 17 juin, le personnel rentre à Herqueville. La comptabilité
assure le paiement des salaires de juin, juillet et août, en enlevant cependant
les jours d’exode. A ce personnel se joignent peu à peu les soldats démobilisés
qui ne sont pas prisonniers.
Ces prisonniers,
Louis Renault va les aider en leur faisant parvenir des colis, puis en obtenant
la libération de ceux dont il a besoin pour la bonne marche du domaine.
En arrivant à
Herqueville, on trouve des bâtiments endommagés voire pillés, mais les
Allemands ont évacué le domaine depuis le 20 juillet. Après nettoyage, on
établira les dégâts et on s’active à récupérer le bétail gyrovague, dans des
fermes mêmes ou dans les prairies, ainsi que de la volaille.
Pour les
hébergements, il faudra désormais se contenter de deux sites, car les Allemands
ont réquisitionné les deux fermes de Daubeuf et le château des Buspins.
Désormais, ne seront hébergés que les enfants des veuves de guerre ou de pères
prisonniers dont l’état nécessite un séjour à la campagne.
La production des usines pendant la guerre
Louis Renault refuse
d’abord de travailler à la production militaire pour l’Allemagne et n’accepte
même pas de réparer les chars français qui pourraient être utilisés par le
Reich. Mais devant les menaces des Allemands qui brandissent le possible
remplacement de la direction française par une direction allemande et, devant
l’inertie du gouvernement français qui laisse les industriels sans véritables
directives, il finit par céder aux Allemands deux ateliers indépendants de
l’usine.
Il expose son
programme de fabrication dans une note du 13 novembre 1940 : camions et voitures
particulières pour concurrencer Citroën et Peugeot et machines agricoles dont
la France est fortement dépourvue. Enfin, puisque le pays manque de carburant,
il faut aussi fabriquer des moteurs diesel ou à essence interchangeables, et
surtout développer le gazogène. Pour les tracteurs, il faut faire vite avant
que les Allemands n’inondent le marché français avec leurs propres productions.
Louis Renault a
toujours essayé de maintenir les fabrications civiles malgré les Allemands qui
en limitent la production et préféreraient des véhicules militaires. Il refuse
de fabriquer pour eux des armes et tout ce qui n’est pas du ressort de
l’industrie automobile et il s’est efforcé de prolonger les retards volontaires
pour toutes les autres commandes sous différents prétextes : manque de matières
premières, de pneumatiques, de main d’œuvre. C’est donc en secret, avec une
équipe réduite qu’il met au point le prototype d’une ‘‘petite voiture’’, la 4 CV, dont les premiers essais eurent lieu discrètement à Herqueville durant
l’automne 1943.
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La « 4 cv » |
Sur le domaine
Les circonstances
permettent d’obtenir des travailleurs à moindre coût, à savoir des prisonniers.
Ceux-ci viennent au château de Gaillon utilisé comme centre de détention par
les Allemands depuis le 11 juin 1940. Ils y ont installé un stalag de
prisonniers français et un site de prisonniers nord-africains : ces derniers
sont envoyés dans les fermes, sous la responsabilité de la Kommandantur des
Andelys et des maires des communes.
Le personnel doit
avoir un comportement correct avec les Allemands, sous peine de se voir
congédié immédiatement. On veut éviter les rixes avec les soldats occupants
comme celles qui ont éclaté à Connelles en décembre 1940, entre des ouvriers
agricoles enivrés et des soldats d’occupation.
On supprime les
voitures qui ne sont pas indispensables et on limite leurs trajets. C’est ainsi
que le vétérinaire qui vient de Beaumont-le-Roger reçoit un vélomoteur pour ses
déplacements. A partir de décembre 1940, tous les camions à essence du domaine,
notamment le camion de lait, sont remplacés par des véhicules gazogènes. Et
puisque le domaine dispose de vastes forêts, ce carburant sera produit sur
place.
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Renault Viva Grand Sport de 1935 |
A partir de 1942, les
usines sont plusieurs fois détruites, et la région d’Herqueville quant à elle
subit de nombreux bombardements alliés en 1944, qui visent particulièrement la
gare de Saint Pierre du Vauvray, la ligne de chemin de fer des Andelys et le
pont d’Andé (celui de Saint Pierre avait été détruit en 1940 par les Français
pour retarder la progression allemande et était remplacé par une simple
passerelle.
La Libération
C’est finalement un
régiment écossais qui libère la région d’Herqueville en août 1944. Le
lendemain, Christiane Renault organise un bal de la Libération sur les pelouses
du château de la Batellerie. Entre-temps on apprend la Libération de Paris, le
25 août. Mais dans la capitale libérée, une campagne de presse se déchaîne
contre Louis Renault. On reproche au patron de Billancourt sa ‘‘collaboration’’
avec les Allemands et on exige son arrestation. La machine judiciaire prend
rapidement le relais de la presse et une lettre de dénonciation permet à un
juge d’obtenir un mandat d’amener. Louis Renault, qui se présente spontanément
et repart libre le 22 septembre 1944, est finalement arrêté le lendemain et
incarcéré à la prison de Fresnes. Son état de santé se dégradant, il est
transféré à la clinique Saint Jean de Dieu à Paris où il décède le 24 octobre.
C’est à Herqueville
qu’il est enterré le 30 octobre 1944, dans le petit cimetière qui entoure
l’église paroissiale.
Après la mort de Louis Renault
Quand une ordonnance
crée la Régie Nationale des Usines Renault, seule l’usine est nationalisée,
tandis que les autres propriétés reviennent à ses héritiers, c’est-à-dire
Christiane et Jean-Louis Renault.
Après la mort de son
père, Jean-Louis Renault reprend le domaine. Christiane séjourne de moins en
moins à Herqueville, et finit par épouser un marquis en Espagne, mais sera
enterrée dans le cimetière d’Herqueville. Jean-Louis Renault continue d’exploiter
le domaine de son père, mais le transforme profondément en réduisant sa
superficie, en orientant différemment l’agriculture et en diversifiant les
productions.
Il se tourne d’abord
vers l’agro-alimentaire et se lance dans la déshydratation de la luzerne en
1950. Pour ce faire il construit une usine située sur le domaine, le long de la
D19 entre la ferme de la Batellerie et le Manoir. En arrière de l’usine, sont
installés des silos enterrés pour le stockage de la luzerne. L’usine déshydrate
la plante, en extrait le ‘‘protène’’ commercialisé sous forme de granulés, de
croquettes ou de poudre.
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Réclame Royco de 1954 |
En 1954, il fabrique
aussi des potages déshydratés pour Royco à partir de volailles qu’il achète
vivantes, puis, en 1956, travaille pour Heudebert, avec cette fois-ci les
légumes du domaine comme matière première. De l’agro-alimentaire, il passe à la
production industrielle : portes isoplanes, meubles métalliques, machines
agricoles, avec des succès certains, mais temporaires...
En 1966 il quitte
Herqueville pour s’installer à Cannes où il a créé une société de croisières.
C’est là qu’il meurt en 1982, laissant une succession difficile après quatre
mariages. Les fermes du domaine sont vendues l’une après l’autre à différents
exploitants et les maisons Renault cédées à des particuliers.
Sources
Cet article n’est que le très rapide résumé d’un livre de 224 pages, Louis Renault et son domaine agricole en Normandie, d’Yvette Petit-Decroix et Eric Catherine dit Duchemin (photographe, auteur de la plupart des photos originales en couleurs), que vous pouvez obtenir auprès de notre association ou des auteurs. Vous y trouverez sources et bibliographie complète.
L’ouvrage contient une grande quantité de photographies, de plus ou moins grande taille, reproduites ci-après.
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La salle de bains verte. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et
fabriqué à Billancourt |
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La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis
Renault et fabriqué à Billancourt |
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La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis
Renault et fabriqué à Billancourt |
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Le bureau-atelier, bien intégré quand il est fermé |
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Le bureau-atelier, bien intégré quand il est ouvert |
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La cuisine, avec son immense cuisinière |
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La grande halle, de plus de 800 mètres carrés est composée d’éléments
préfabriqués à Billancourt. Inutilisée depuis 50 ans, elle résiste au passage
du temps |
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« L’Annexe »
construite en 1926 prolonge le château |
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Le corridor en
colombages conduit à l’Annexe |
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La piscine intérieure de style Art-déco |