Le Manoir
de l'an III à l'an
VI (1795-1798)
Après la chute de Robespierre le 9
Thermidor, la Convention cède la place à une République plus bourgeoise, avec
la Constitution de l'an III qui délègue le pouvoir à un Directoire de cinq
membres ; celui-ci est marqué par la lutte contre les royalistes d'un côté et
les jacobins de l'autre, les tentatives de relever l'économie et les finances,
et la conduite de la guerre, front sur lequel il est victorieux. Il disparaît
lors du coup d'Etat de Bonaparte, le 18 brumaire an VIII.
Dans le bulletin n°2, nous avions
laissé le conseil municipal du Manoir en nivôse an III (décembre 1794), six
mois après la chute de Robespierre, en proie aux nombreuses réquisitions
qu'exige la guerre et le ravitaillement des villes.
Régulièrement, même quand il n'y a
pas de réunion, le greffier, Nicolas Yves Pelletier, continue à noter les
réceptions de "paquets" de bulletins des lois. Une centaine avait été
reçue les années précédentes, et dans ces trois années il en arrivera encore
une cinquantaine, marque de la forte activité législative de cette période.
Dans un pays en
guerre.
Dans la continuité des deux années
précédentes, ce qui apparaît en premier plan, ce sont les recensements, les
réquisitions, mais aussi les secours aux familles des conscrits, la
surveillance de ceux qui rentrent du front, et les morts au combat. Les
greniers et les caves du presbytère sont encore occupées à l'extraction du
salpêtre.
Recensements et
réquisitions.
On recense les grains et farines, et
après les récoltes, ce sont les réquisitions : foin, avoine, par exemple "15 quintaux de grains réquisitionnés pour
Pont-de-L'arche" ou " 25
quintaux d'avoine et 50 quintaux de foin à envoyer à Mantes", seront
payés 100 livres le quintal, avoine ou foin, ce qui montre à quel point la
monnaie s'est dévaluée, puisque cela correspond à plus de deux livres le kilo,
alors que la livre était auparavant le prix moyen d'une journée de travail !
Quand le 10 nivôse an IV on publiera le prix des grains fixé pour la
contribution frontière de l'an III (567 livres par quintal de froment, soit 12
livres le kilo environ), on pourra mesurer l'ampleur de l'inflation : ces prix
sont multipliés par plus de 50 par rapport à leur moyenne avant la Révolution.
Et
ce prix du blé est tellement élevé, ou plutôt le pouvoir d'achat de la monnaie
est tellement bas, que l'on ne veut plus travailler pour de l'argent. Ainsi, le
10 germinal an III, on apprend que Revert, "qui loue un bois à Bizet, de
Rouen", "ne peut faire la coupe en son entier, selon la réquisition,
car il ne peut trouver d'ouvriers, car on ne peut leur fournir du pain."
La réquisition est répartie entre
les cultivateurs les plus importants : François Revert, fermier du sieur Bizet,
doit à lui seul fournir plus que les trois suivants réunis (la veuve Bisson,
fermière de Levavasseur, Jean Baptiste Leclerc, maire, et François Milliard,
tous deux gros acheteurs de biens
nationaux).
Secours
Ils sont d'abord destinés aux
familles des "défenseurs de la République", qui sont au nombre de
onze, ce qui est beaucoup pour une commune d'environ 300 habitants. Ces
familles reçoivent de 30 à 50 livres, ce qui ne représente plus que quelques
kilos de grains. Les Dienis reçoivent 800 livres, mais on a vu que leur fils
venait d'être tué à Wissembourg.
Puis on reçoit 1535 livres « pour les
parents des défenseurs de la patrie », dont 1025 livres pour Michel Revert,
journalier, dont le fils « est mort à Arras le 16 prairial suite à des blessures
reçues au combat ».
Désertions ?
En
thermidor, on trouve une « liste des militaires en activité ayant quitté leur
bataillon » : un convalescent, qui sera réquisitionné aux manufactures de
Romilly, un qui était « revenu pour ses affaires», et qui va repartir, et deux
qui ne comparaissent pas. Mais il est difficile de savoir s'il s'agit de
désertions. Sous le Directoire, écrit Albert Soboul dans La Révolution
française, « le mal de l’insoumission et de la désertion rongea les armées
de la République... La flamme n’étant plus entretenue, l’enthousiasme
révolutionnaire peu à peu s’assoupit »
L'enthousiasme
de l'an II, qui, nous l'avons vu était parfois de façade, cède décidément le
pas à la morosité : ainsi, par exemple, le 6 messidor an III, à l'assemblée des
électeurs pour désigner la municipalité, ne se présentent que très peu de
citoyens, on attend de deux à quatre heures, on remet au 10, ce jour-là se
présentent cinq citoyens, on laisse donc les choses en l'état.
Le retour du curé Leblond !
Coup
de théâtre : le 16, on assiste au retour de « Bruno Jacques Jérémie Leblond ex-curé constitutionnel. » qui
reprend, « à la demande des habitants », les fonctions qu'il avait laissées il
y a 15 mois. On se souvient qu'après des rapports souvent houleux avec les
notables du Manoir, qui n'avaient pas hésité à le désigner comme un fauteur de
troubles qui allait même jusqu'à les injurier en chaire, il avait fini par
remettre sa lettre de prêtrise et rejoindre les rangs des armées
révolutionnaires. On pourrait donc s'étonner de le voir revenir. Le Manoir
va-t-il grâce à lui retrouver l'ardeur révolutionnaire ?
La garde nationale, on ne se
bouscule pas...
En
fait, ce retour n'aura sans doute pas suffi à dynamiser la population, puisque
le premier thermidor, pour réorganiser la garde nationale, conformément à la
loi du 28 prairial, quand on convoque en l'église au son de la cloche, on
attend de deux heures à quatre heures, et il ne vient que quinze citoyens « qui ont représenté qu'ils étaient pauvres et
qu'ils auraient plus besoin d'avoir des subsistances que de se soumettre à la
réorganisation de ladite garde nationale ». Le compte-rendu note que le
procureur a fait tout son possible, mais qu'il n'est plus resté personne que le
corps municipal …
Quelle
claque ! pourrait-on penser, mais ce n'est pas si sûr, car cette réorganisation
de la garde nationale, qui faisait suite à une tentative de soulèvement jacobin
à Paris, avait surtout pour but de la débarrasser d'éléments potentiellement
dangereux; Elle reste ouverte à tous, mais des dispositions concernant le
domicile en éloigne les ouvriers, ambulants, travailleurs des manufactures,
etc., et surtout les citoyens peu fortunés « ne doivent être inscrits que
sur leur réclamation expresse ». Comme l'avait souligné le rapporteur de la
loi, il ne fallait plus confier les armes « qu'à des mains pures » et «
ne pas distraire la vertueuse indigence de son labeur ». Tout est donc pour
le mieux dans le meilleur des mondes...
La
garde nationale va donc s'organiser, avec à sa tête Jean-Baptiste Depîtres1,
dit Arlinquin, élu capitaine par 18 voix sur 30 ; Jean-Baptiste Deshayes,
dit Monneau, lieutenant par 16 voix ; Pierre Depîtres dit Bon Jean,
sous-lieutenant par 17 voix, Jean-Baptiste Revert dit Verdas fils et François
Leclerc, tous deux sergents par 16 voix, plus quatre caporaux et neuf hommes.
1. Ce score semble bien modeste pour J.B. Depîtres,
laboureur, qui était déjà capitaine... Il y avait donc de l'opposition, mais
s'agissait-il de conflits de familles, ou de divergences politiques ?
Cette
élection nous permet de disposer d'une « liste
des citoyens de la commune du Manoir domiciliés en ladite commune, de l'âge de
18 jusqu'à 80, qui se sont présentés pour être inscrits sur le présent registre
et devant composer la garde nationale sédentaire du Manoir ». Cette liste
recense 96 hommes, ce qui est cohérent avec le nombre de 257 habitants de plus
de douze ans que nous trouvons l'année suivante. Quatre patronymes (Revers,
Leclerc, Depîtres et Grenier) représentent plus des deux tiers de la liste (58
sur 96). Si l'on ajoute les Tesson, Deshayes, Dienis, Milliard, on passe aux
trois-quarts et il ne reste plus que vingt places pour les Bécu, Bisson,
Cuvier, Tolmet, Benard, Bourgeois... le greffier Pelletier et notre curé Bruno
Jacques Jérémie Leblond.
On s'arrache l'herbe...
Le
18 thermidor an III, Nicolas Yves Pelletier, le greffier, rapporte qu'il a été
traité de « fils de putain d’aristocrate » par Marie Louise Depîtres, femme de
Jean-Louis Grenier. Il s'agit d'un conflit autour d'un paquet d'herbe, que la
femme Grenier venait de couper sur le terrain de N-Y Pelletier. On en est venu
aux mains, Pelletier a été pris au collet par la femme qui criait « il faut que je t'étrangle », et
l’aurait finalement laissée garder son herbe « de peur de se mettre trop en
colère ». Il est intéressant de noter que le même type d'accrochage avait eu
lieu environ un an auparavant entre la femme Lesueur et un Tesson, laboureur.
L'herbe était donc un bien suffisamment précieux pour alimenter ce genre
d'incident. Rappelons au passage que les prairies étaient beaucoup plus
imposées que les terres labourables. C'est donc qu'elles rapportaient plus...
La
semaine suivante, on dit que des cadavres ont été trouvés sur le bord de
"la rivière" (la Seine) proche de l'île, mais il s'agira en fait d'un
squelette, sur lequel il reste "un morceau de toile bleue".
L'église du Manoir en 1787. On remarque le beau jardin, sous le triège du jardin montier (=monastère) et d'importants bâtiments, peut-être les charreteries ? |
Le 6 vendémiaire an IV arrive une pétition :
« Liberté égalité fraternité,
les
habitants de la commune du manoir appelés et représentés par les citoyens
Revert et Deshayes,
au
citoyen maire, officiers municipaux, notables, et procureur de la commune :
d'urgentes
réparations sont à faire au presbytère... [il faudrait] vendre des bâtiments
pour financer les réparations et un local d'éducation de la jeunesse... »
et convocation pour le prochain décadi
(le dixième jour de la semaine du calendrier révolutionnaire, qui remplace le
dimanche).
Quatre
jours plus tard, la vente est décidée et le curé Leblond «entrera en jouissance
du presbytère, et du local». Bien joué sans doute... Leblond sait se servir des
armes traditionnelles de la Révolution, (la pétition) pour parvenir à ses fins.
En
cinq jours, les ventes sont faites : une charreterie à François Leclerc pour
380 livres, un bâtiment à Jean-Louis Grenier pour 660 livres, une autre
charreterie à J. Depîtres pour 450 livres, le tout payé comptant, les
démolitions devant être faites sous huit jours, ce qui semble
suggérer qu'il s'agit de récupération...
En
brumaire, les bulletins que l'on reçoit font, entre autres, référence à la loi
du 5 fructidor an III sur les « moyens de terminer la révolution » (il s'agit
en fait de la Constitution de l'an III), et « l'arrestation des courriers et
exemplaires envoyés dans les départements par les assemblées primaires ou
assemblées de sections de Paris » : il faut empêcher les jacobins mécontents et
les sans-culottes parisiens d'essayer de relancer la Révolution.
15 brumaire an IV 60 livres du district
pour les indigents, que l'on partage entre 13 personnes. On y retrouve des
Tesson, des Milliard, des Grenier, ce qui montre que les grandes familles recouvraient
des conditions sociales très différentes.
Elections
Ou
bien le greffier est particulièrement scrupuleux, ou bien il s'agit d'un très
grand moment, toujours est-il que les comptes-rendus d'élections sont
particulièrement détaillés, et s'étalent sur plusieurs pages, ainsi le 15
brumaire an IV, on apprend que l'assemblée a lieu dans l'église, que le
président est Jean-Baptiste Garnier, doyen d'âge, que Jean-Louis Dienis, P.
Leclerc, et Bruno Jacques Jérémie Leblond sont scrutateurs, et que Jean-Baptiste
Deshaies, le plus jeune, est secrétaire; sur 36 votants Jean-Baptiste Grenier
obtient 26 voix « pour le fauteuil », mais ce n'est que celui de président du
scrutin, qui donc ne fait que conforter sa légitimité de doyen...
Ces 30 signatures montrent que déjà de nombreux adultes savent écrire |
Sur 38 votants, il y a 34 voix pour élire Jean-Baptiste Tesson agent municipal, et 32 pour élire Leblond adjoint municipal.
L'ancien
maire, J.B. Leclerc, adversaire principal du curé en l'an II, est donc évincé,
et cède la place à son adjoint, qui est remplacé par Bruno Jacques Jérémie
Leblond, redevenu curé. Le lendemain celui-ci prête serment « Je reconnais que
l'universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission
et obéissance aux lois de la République », et publie ce jour-là les horaires
pour « l'exercice du culte : 8 h à 10 h tous les matins, 9 h à midi et 2 h à 5
h les dimanches et fêtes, "vieux stile"(sic) ». BJJ Leblond
abandonne donc le calendrier révolutionnaire, reprend le presbytère, qui ne
servira plus à faire du salpêtre, et offre abondance de services religieux aux
paroissiens du Manoir, sans doute frustrés en son absence : on ne trouve pas
mention qu'un autre ait été nommé à sa place, il y avait pénurie de prêtres, et
les fidèles ont vraisemblablement dû se rabattre sur Pîtres.
J.B
Tesson se voit donc remettre les pouvoirs d'agent municipal, l'État civil, le
greffe, et les titres de propriété la semaine suivante, mais dès le lendemain,
comme pour la plupart des séances à venir, le compte-rendu est signé du seul
Leblond…
Au
Manoir, la Révolution est terminée, et y a mis fin celui qui l'y avait amenée.
Une estimation du nombre
d'habitants
Le
22 frimaire, on annonce qu'a été dressé un «tableau de la population de plus de
12 ans», qui dénombre 257 habitants, ce qui suggère une population d'environ
300 habitants.
L'impôt
Le
27 nivôse on convoque « au son de la cloche » à l'adjudication pour la
perception de l'impôt, mais personne ne se présente, on remet donc au 30, encore personne, puis au 4
pluviôse, encore personne…
L'impôt aura du mal à rentrer...
Le
10 germinal an V a lieu un nouveau scrutin, et on assiste aux élections des
scrutateurs, secrétaire, aux différents "dépôts dans la boete",
"dépouyement", aux serments individuels de « haine à la narchie
(sic) et de fidélité et d'attachement à la République et à la Constitution de
l'an III ».
Sans aucune surprise, Jean-Baptiste
Tesson est élu agent pour la commune, c'est-à-dire maire, par 26 voix sur 28
voix, et Bruno Jacques Jérémie Leblond, auparavant élu président de
l'assemblée (mais par 14 voix sur 20 seulement) est élu adjoint, lui aussi par
26 voix.
Mais, sans qu'une nouvelle date ait été
inscrite, ou trouve mention dans les lignes suivantes, de l'élection de
Philippe Deshayes comme agent municipal de la commune pour deux ans, par 27
voix sur 35, ce qui indique bien qu'il s'agit bien d'un autre scrutin. On est
conforté dans l'impression qu'il y a eu un problème dans la tenue du registre
par le fait que, sans aucun blanc ni vraie séparation, on passe en 1834...
Les difficultés monétaires et
financières.
Pendant
cette période, comme on l'a vu, la valeur de la monnaie en cours, l'assignat,
n'ayant cessé de baisser, on trouve partout des monceaux de papier qui ne
valent plus rien, et que le gouvernement décide parfois d'éliminer pour
assainir la situation monétaire. Ainsi, le 27 prairial an III, on trouve
mention de la nomination d'un commissaire, « pour constater les assignats démonétisés se trouvant chez le receveur
».
Ces
assignats étaient ensuite brûlés, pour redonner confiance dans ceux qui ne
l'avaient pas été, mais on sait que cela n'a vraiment jamais fonctionné.
En conséquence, on
tente une autre solution pour sortir de la crise financière, l'emprunt forcé,
et c'est ainsi qu'au Manoir, le 19
floréal, on élit « quatre commissaires
chargés de l'emprunt forcé » : les assignats ne valant décidément plus
rien, le Directoire a décidé d'un emprunt forcé sur les hauts revenus, et pour
disposer de trésorerie, il fait imprimer des "rescriptions", gagées
sur le futur emprunt, qui connaîtront le même sort que les assignats quand il
s'avérera que sur les 600 millions escomptés de l'emprunt forcé, il n'est
rentré que 12,5 millions au bout de trois mois. Il décide de faire détruire
publiquement et solennellement la planche à billets, mais remplace l'assignat
par un "mandat territorial" qui se dépréciera encore plus rapidement
et sera retiré de la circulation au bout d'un an.
Ce qui sauvera au bout du compte les
finances, ce seront les victoires militaires et les énormes "contributions
de guerre" exigées des pays conquis, ce qui le livrera au pouvoir des
généraux, et l'amènera à tomber aux mains du vainqueur de l'Italie et grand
pourvoyeur de butin : Napoléon Bonaparte…
Michel Bienvenu
Jacques Sorel
Un autre registre
sera rempli pendant la période du 2 prairial an VIII à 1837, recouvrant donc la
période du premier Empire, de la restauration, et du début de la monarchie de
Juillet. Ce sera l'objet du prochain article.