Les droits seigneuriaux
Un étonnant fatras
Avant la Révolution de 1789, une
grande partie de la basse vallée de l’Andelle dépend de la baronnie de
Pont-Saint-Pierre, ce qui signifie que, outre des terres, le baron possède
différents droits, presque tous source de revenus.
La liste de ces
droits donne une bonne idée de l'importance qu'avait le système seigneurial.
L'ouvrage de Paul
Duchemin, La baronnie de Pont-Saint-Pierre, publié en 1894, permet d'en dresser une liste
impressionnante, parfois étonnante.
D'abord les droits
liés à la justice, qui peuvent rapporter gros : "Il est dû au baron :
relief, treizième, amendes, forfaiture, aubaine, confiscation, et généralement
toute et telle droiture appartenant à baronnie et haute justice selon la raison
et la coutume du pays."
Traduisons :
relief et
treizième : droits sur les achats et ventes de propriétés, pouvant représenter une
année de revenu du bien
forfaiture : droit de
reprendre un fief lors d'une transaction
aubaine : droit
d'héritage en cas de décès d'un propriétaire étranger
confiscation : en cas de
condamnation à mort ou à une peine perpétuelle, le seigneur s'empare des biens
du condamné.
Ensuite les droits
liés au commerce : « le seigneur de Pont-Saint-Pierre a droit de marché
pour toutes denrées et marchandises [...] Il se tient le samedi aux halles du
bourg de Pont Saint-Pierre. Il a aussi droit de faire tenir deux foires au
dit bourg, la première le jour de Saint-Nicolas le 9 mai, la seconde le dit
jour de Saint-Nicolas le 6 décembre ; auxquels marchés et foires il a droit de
toute ancienneté de faire prendre tribut sur toutes les denrées,
marchandises, pied fourché pour les bestiaux et autres choses mises en
vente, comme il est connu par les us et coutumes anciennes, avec droit de
coutume pour toutes sortes de grains qui étalent en ladite halle.»
C'est aussi le
seigneur qui contrôle les poids et mesures :
« droit de havage[...],
droit de mesurage des grains, tous ceux qui vendent aux halles de Pont
Saint-Pierre doivent payer pour chaque boisseau, comme de tout temps et
ancienneté, quatre deniers tournois. Ce droit est et a toujours été baillé à
ferme [...], droit de poids sur toutes sortes de marchandises [...],
droit de jauge, mesure particulière tant pour héritages et grains que
pour le vin et autres boissons […] droit de commettre un voyer pour
avoir l'œil et le regard sur les rues et chemins, de manière à ce qu'il n'y
soit rien entrepris, de les faire tenir en leur largeur et bien entretenir pour
la communauté du public, ainsi que de tout temps il est accoutumé, sous peine
d'amende, comme aussi de mettre un mesureur pour mesurer les terres et
bois de la baronnie ; d'avoir un jaugeur pour le fait des mesures des
grains et du vin, et un peseur pour peser les marchandises, même de faire
le prix tant des vins et autres boissons qui sont vendues en détail [...] »
Il
serait à désirer qu'il y eût par tout le royaume la même coutume, la même
mesure, le même poids, le même aunage et le même arpentage", lit-on dans les
doléances de Pîtres, et cette demande se retrouve dans tout le royaume.
Dans Le
mètre du monde, histoire de la mise au point d'un système de mesures unifié
autour du mètre, et donc de la mesure du méridien, Denis Guedj présente ainsi
la situation avant la Révolution : « Si les poids ne sont pas justes, c'est
parce qu'ils constituent l'un des privilèges majeurs des seigneurs qui les
choisissent à leur gré. Chaque prince, duc ou marquis, chaque comte ou
vicomte, chaque possesseur d'un petit bout de territoire dont il est le maître
veut sa propre mesure, [...] un des attributs de la féodalité le plus
insupportable, principalement dans les campagnes"
Bien entendu, ces droits établissent
un monopole : quand en 1747 les
paroissiens de la Neuville Chant d'Oisel établissent un marché le dimanche dans
leur bourg, le baron réussit à le faire interdire, en s'adressant au bailli de
la haute justice, ce qui au passage montre qu'il n'est pas seul maître sur le
territoire : il dépend de la justice royale.
Mais en 1765 la Neuville rouvre un
marché, bientôt suivie par Pîtres et Romilly. À nouveau le baron obtient du
bailli une interdiction, dont Pierre Duchemin ne nous dit pas ce qu'il advint.
Il faut dire que ces trois communes tenaient marché le dimanche, le meilleur
jour puisque le travail était interdit et que la population rassemblée pour la
messe pouvait venir acheter et vendre.
Droit de banalité : le blé devait
obligatoirement être porté à moudre dans le moulin du seigneur, dit pour cela moulin
banal, sous peine d'amendes, voire saisie du grain, de la farine, et même
du cheval ou de l'âne qui faisait le transport. Les meuniers qui acceptaient de
recevoir des grains à moudre, et le faisaient à meilleur marché, encouraient
les mêmes peines, d'où de nombreux procès.
Le passage de
Pîtres (sur l'Andelle) rapporte aussi à la baronnie : trois deniers pour une
personne à pied, neuf deniers pour un cheval et son cavalier, un sou pour un
cheval ou un âne chargés, mais l'accompagnateur est gratuit, six deniers pour
les bêtes non chargées. Pour les utilisateurs du bac, on pourrait considérer
que ce tarif se justifie puisqu'il paie un travail, en revanche on comprend
moins que chaque bœuf, vache, ou porc passant la rivière à la nage paie trois
deniers, si on ne se souvient pas que l'on est dans la logique de l'Ancien
régime : le seigneur, même s'il ne possède pas la terre ou l'eau selon
le droit notarial, bourgeois, qui s'est peu à peu imposé dans la société, en
garde la maîtrise.
Récapitulons…
brénée : obligation pour le vassal de nourrir et
loger les chiens de chasse de son seigneur.
havage : prend une part des produits vendus
Minage, ou mesurage sur les mesures des
grains et du vin vendus sur le marché.
rouage sur le transport du vin vendu en gros panage sur les
bestiaux paissant dans les bois.
terrage sur le champ avant la récolte
pellage pour les seigneurs possédant terres et
ports le long de la Seine, sur chaque muid de vin chargé ou déchargé.
péage pour le passage de pont, gué, ou tout autre obstacle
naturel (dit aussi de "travers").
geôlage payé pour la nourriture du prisonnier.
grurie sur le bois et produits tirés de la forêt.
carrière sur l'extraction des pierres
échanges sur les héritages de terre.
lods & ventes sur le prix des ventes en roture.
Four sur le four banal à usage imposé.
moulin sur le moulin banal à usage imposé.
pressoir sur le pressoir banal à usage imposé.
marché sur les marchandises et les transactions
aunage : droit de mesurage à l'aune (tissus)
ban : autorisation de vente exclusive pour une marchandise
donnée, et en un lieu défini.
pêche sur pêche en rivière ou en étang.
garenne : droit de chasse à petit gibier
portage sur le transport à dos d'homme dans les
ports, par bête de somme ou par barque.
pontage sur le passage d'un pont.
entretien pour entretenir le bord des routes.
amarrage droit d'attacher un bateau sur une rive
pacage : mener paître ses bestiaux
glandée : taxes sur le nourrissage des porcs.
Les droits
d'échangeage des cordes
respectent cette logique : un bateau qui remontait la Seine, même si les chevaux
qui le tiraient restaient sur une rive de l'Andelle et étaient relayés sur
l'autre, devait bien faire passer la corde, et payait pour ce faire.
Le baron a aussi
le droit de pallage, sur les pieux installés pour arrêter le bois avant
la Seine, et le droit de pellage, sur les bateaux chargeant ou
déchargeant.
Les plus gros
revenus tirés de l' Andelle sont liés au commerce des bois. Le baron contrôle
en effet le flottage des bois : « les marchands qui voulaient faire flotter
leur bois sur l'Andelle jusqu'à la Seine pour le mener à Rouen ou à Paris
étaient tenus, avant de le jeter à l'eau, de venir en demander permission au
seigneur ou à ses officiers en son absence et de payer certains droits pour le
flottage. »
Le seigneur de
Radepont, lui, avait le droit de prendre, sur les marchands faisant flotter
"son chauffage pour toutes les cheminées de son manoir, ou la somme de 50
sols, à son choix."
S'y ajoute le
droit typiquement normand de brémenage sur les vins déchargés sur la
rivière ou dans les dépendances de la baronnie : 15 deniers par pièce de 20
points.
En 1503 les droits
de flottage avaient été baillés à ferme pour 100 livres par an. La pêche
du moulin de Perpignan (à l'emplacement de la future fonderie) jusqu'au quai
Gallais était affermée en 1555 pour 55 livres (sur donc la moitié de la rivière
appartenant au baron), les moulins à fouler rapportent 700 livres et le droit
de pêche aux poissons et du bois noyé 30 livres. (La valeur de la livre a
varié au cours des siècles, mais on peut grossièrement l'estimer à une journée
de travail.)
Pont-Saint-Pierre, baronnie et bourg.
Depuis le
XIIIème siècle existait une baronnie de
Pont-Saint-Pierre, « première baronnie de Normandie », qui passa de
la famille des Hangest aux Roncherolles, et s'étendait de Radepont à Pîtres,
incluant de plus La Neuville-Chant-d'Oisel.
Avant la
Révolution, Pont-Saint-Pierre comprenait deux paroisses, Saint-Pierre et
Saint-Nicolas. En 1809, Saint-Nicolas-de-Pont-Saint-Pierre absorbe Saint-Pierre-de-Pont-Saint-Pierre.
et prend le nom de Pont-Saint-Pierre en
1905.
Bibliographie
Paul
Duchemin La baronnie de Pont-Saint-Pierre,Gisors,1894,
réédition 1997, Editions Page de garde, Elbeuf
...une mine de renseignements sur la vallée de
l'Andelle, 270 pages d'histoire locale
Jonathan
Dewald, Pont-Saint-Pierre 1398-1789, Seigneurie, communautés
villageoises et capitalisme en France au début de l'époque moderne.
Il s'agit
de la thèse d'un universitaire américain, publiée aux Presses de l'Université de Californie en 1987, traduite et publiée à l'initiative des associations "Connaître
la Neuville-Chant-d'oisel" et "Cercle philatélique et toutes
collections de Pont-Saint-Pierre"
Profitons-en
pour signaler, même si article ne l'utilise pas, un autre travail universitaire
de grande importance pour notre territoire de recherches :
Maryvonne
Pichon Recherches
monographiques sur la Basse Vallée de l'Andelle pendant la Révolution
française, 1789-1799, thèse de doctorat, et Un village haut-normand en révolution :
Romilly-sur-Andelle, dans En Hommage à Claude Mazauric, pour la
Révolution française, Publications de l'Université de Rouen, 1998