Les cinq ponts du Manoir
Cet article doit tout à une
brochure réalisée par l'Amicale des retraités des chemins de fer de Pont-de-l'Arche,
Saint-Pierre-du-Vauvray et Louviers, signée de René Avril, qui en une
soixantaine de pages retrace avec des données techniques très précises la
construction de ce pont, ses remaniements, ses destructions et reconstructions
successives, le tout accompagné de nombreuses illustrations.
L'association expose depuis 2001 à
Igoville le Mini-réseau,
visible les mercredis et samedis non fériés.
La ligne
Paris-Rouen
L'histoire du pont du Manoir, c'est
d'abord celle du chemin de fer de Paris à la mer, Le Havre ou Dieppe, dont le
premier tronçon jusqu'à Rouen est concédé en 1840 à une compagnie à majorité
anglaise, dont le personnel est lui-même britannique. Cette Compagnie du
chemin de fer de Paris à Rouen, qui doit s'embrancher sur la ligne
Paris-Saint-Germain doit, dans son cahier des charges, traverser la Seine avant
son confluent avec l'Eure, suivre la rive droite, franchir le col de Tourville
en tranchée ou souterrain, retraverser la Seine à Oissel pour arriver à
Saint-Sever, gare rive gauche de Rouen.
Le
premier pont
Il est construit en 1842, sur cinq
piles de pierre fondées sur du béton. Les six travées, d'environ 30 m chacune,
sont en bois, constituées par de grands arcs en sapin de Memel. Ce modèle
servira au pont d’Oissel et au pont d’Eauplet.
Le pont est construit dans les
délais prévus, malgré quelques incidents opposant le personnel et les
entrepreneurs anglais.
Inauguration
de la ligne
Le 3 mai 1843 a lieu le voyage
inaugural, attendu en grande pompe à Rouen Saint-Sever, qui transportait les
ducs de Nemours et Montpensier, représentant Louis-Philippe, qui venaient
d'inaugurer la veille la ligne Paris-Orléans.
La rançon
du succès
La ligne étant des plus rentables,
l'augmentation du nombre de trains, de leur poids et de leur vitesse font que
l'on doit envisager de remplacer le bois par du métal, et ce d'autant plus
qu'en février 1848, dans l'ardeur de la révolution, deux arches du pont ont été
incendiées, comme à Oissel et au pont d’Eauplet.
On commence donc à remplacer les
arcs en bois par de la fonte, mais quelques mois après les travaux on constate
que les tympans de fonte présentent des fissures. En effet, quand un train
s'engage sur une arche, il produit une déformation, proportionnelle à la
vitesse, qui entraîne de grands efforts de torsion, surtout quand deux trains
se croisent.
Deuxième
pont
On finit donc par décider du
remplacement intégral des arcs de fonte par des arcs de tôles, qui ne sont pas
sujets à la fissuration, mais on s'aperçoit très vite que la mise en œuvre de
cette modification n'était pas possible sans atteindre gravement l'équilibre
des piles.
L’utilisation de poutres* droites
est possible, mais cette opération pourrait demander six ou neuf ans, et il
n’est pas question d'arrêter ou de ralentir aussi longtemps l'exploitation de
la ligne. On envisage bien un pont provisoire pendant ce changement mais il
aurait coûté 9 millions de francs de l'époque, chiffre colossal, et la
compagnie décide alors d'une mesure radicale : construire un autre pont, le
pont de 1842 devenant pendant ce temps le pont provisoire.
*N.B. Ce que l'on appelle une
poutre, c'est l'ensemble de la poutrelle inférieure et de la poutrelle
supérieure, reliées par des entretoises, ce qui donne au pont son aspect
Meccano. La résistance d'une poutre, quel que soit le matériau, étant fonction
du carré de sa hauteur, on voit donc bien pourquoi ce genre de construction est
extrêmement solide eu égard à la quantité de matériau (ici le fer) mise en
œuvre.
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Le pont aux anglais à Rouen |
1893 Look
Meccano
Les mêmes décisions sont prises
pour les deux autres ponts et c'est ainsi que l'on aboutit à leur aspect actuel
de grand meccano, là où bien sûr on aurait préféré de la maçonnerie et des
arches. Mais une autre contrainte doit être prise en compte : la navigation sur
la Seine à laquelle il faut laisser une hauteur libre au-dessus du niveau de
l’eau, telle que la pierre n’est pas envisageable. Seul le béton armé permet
aujourd'hui ces grands franchissements
élevés.
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Le pont en fer de 1893 en
cours de lancement, avec en arrière-plan le pont de 1842 modifié en 1854 |
Le pont
en fer de 1893
Ce nouveau pont ne comporte plus
que deux piles dans le lit du fleuve, au lieu de cinq pour le pont précédent,
net avantage pour la navigation.
Ces deux piles, de 15 m de long sur
4 m d'épaisseur permettent d'établir un pont en trois travées d'une longueur
totale d'un peu plus de 200 m.
Elles reposent sur le substrat de
craie, environ 10 ou 13 m sous le niveau de la Seine. Leur parement est en
pierres de taille, assemblée au mortier de ciment au-dessous du niveau de l'eau
et à la chaux au-dessus.
Le tablier se compose de deux
poutres principales en treillis de 8 m de haut, distante de 9 m, qui supporte
les voies par l'intermédiaire de longerons et de pièces de pont espacées de 4 m
45.
Les points les plus bas du tablier
sont à presque 14 m au-dessus de l'eau, ce qui laisse une marge à la navigation
même en période de hautes eaux.
Le moment le plus important la construction
de ce genre de pont, c’est le lançage, sur des galets de roulement, au-dessus
du vide, en porte-à-faux tant qu'il n'a pas atteint la pile ou la culée
suivante, et qu'à ce moment il subit des contraintes violentes et
inhabituelles.
N.B. Dès sa mise en place, un
dispositif de mines et de rupture des éléments est incorporé dans une pile et
sur le tablier métallique, de manière à pouvoir couper le pont pour des raisons
stratégiques.
Ce sont 2 300 000 fr. de
l'époque qui sont engagés dans cette construction, auxquels il faut ajouter les
frais de démolition de l'ancien pont, que les communes proches auraient bien
voulu conserver pour l'utiliser comme chaussée vers la gare de Léry-Pose qui
venait d'être ouverte au trafic. Le poids du conseil général de l’Eure et des
élus locaux ne suffit pas à obtenir son maintien, les cinq piles et la trop
faible hauteur du tablier présentant une trop grande gêne pour la navigation.
Bons et
loyaux services
De 1893 à 1940 il y a peu à
signaler, si ce n'est en 1911 le déraillement d'un train sur le pont, à la
suite d'un attentat, qui impose à quelques réparations. Le reste, ce sont les
obligatoires réfections de peinture.
Tentative
allemande de sabotage
Cependant, le pont aurait pu sauter
pendant la guerre 1914-1918 : Un commando du génie allemand (voir notre
bulletin numéro 8), en septembre 1914, soit un peu plus d'un mois après la
déclaration de guerre, déjà repéré à Gournay-en-Bray, attire les soupçons en
rodant près du pont d’Oissel, est pris en chasse, et arrêté à
Sotteville-sous-le-val. Six Allemands sont fait prisonniers, dont un capitaine
du génie, et on trouve dans leur voiture et un camion, des piles et des fils
électriques, du cordon Bickford et quelques centaines de kilos d'explosifs. Le
pont du Manoir était le premier objectif désigné, les autres devaient suivre.
1940 Le
pont est coupé par les Français
En 1940, c'est le génie français qui se charge de couper le
pont, juste après le passage d'une dernière division de cavalerie, le 8 juin,
peu de temps après avoir fait sauter le pont routier de Pont-de-l'Arche à 6h30.
C'est la première travée côté Paris
qui est coupée, sectionnée par des explosifs près de la pile : somme toute du
travail propre, qui n'obère pas l'avenir et n'interrompt pas la circulation sur
la Seine.
Bien entendu les Allemands vont
s'empresser de construire une estacade provisoire, après avoir découpé au
chalumeau les parties de tablier du pont qui font obstacle. Ils ne finiront
néanmoins par rétablir pleinement la circulation à vitesse normale qu'en
novembre 1941, opération qui aurait nécessité 224 000 heures de travail et
125 t d'acier, pour une dépense de 5 300 000 francs.
Bref
sursis
Environ trois ans plus tard, le
pont est condamné par l'Etat-major allié, dans le cadre de l'opération de
débarquement, car il n’est pas question de lui permettre d'assurer
l'acheminement de renforts allemands venant du Nord et passant par la ligne de
Gisors.
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Après le bombardement de mai
1944 |
À partir du 24 mai 1944 il sera
bombardé 18 fois (voir bulletin n°1), avec malheureusement les dommages collatéraux que l'on sait
sur la commune du Manoir, sans que la Flak (défense antiaérienne des Allemands)
installé au nord-ouest de Pîtres réussisse à s'y opposer. Le pont est
complètement détruit le 27 mai et les Allemands reconstruisent aussitôt une
estacade provisoire, aussitôt bombardée, puis réparée plusieurs fois, qui ne
peut être utilisée que du 27 aux 31 juillet. On voit par-là l'importance
stratégique du pont, essentiel pour les Allemands pendant la bataille de
Normandie.
Le pont
anglais
La bataille de Normandie s’achève,
Cherbourg est devenu le grand port de logistique militaire allié, les ponts de
Rouen sont en grande partie détruits, c'est donc au Manoir que les Anglais
décident que ce fera le franchissement de la Seine.
Ils vont donc construire en aval du
pont détruit un pont provisoire sur piles métalliques, chacune d’entre elles
composée de 12 montants réunis par des entretoises et dont les pieds reposent
sur des camel feet, pieds de chameau en français, posés directement sur
le fond du lit. Ce pont provisoire est construit en un temps record, et remplit
bien son office, mais par malchance la crue qui va durer de décembre 1944 à
février 1945 fait de lui un barrage à la navigation (un homme est placé en
permanence pour signaler l'obstacle à tout bateau approchant).
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Le pont provisoire du Génie
anglais, menacé par la crue |
Second
pont provisoire
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Les essais sur le deuxième
pont provisoire |
En février 45 la navigation est
interrompue, et on laisse un train stationné en permanence sur le pont pour
assurer sa stabilité face au courant. Les trains commencent d'ailleurs à avoir
les roues dans l'eau. Quelques piles se sont enfoncées, dont l'une de plus d'un
mètre. La situation ne peut durer, d'autant plus que l'on craint que les objets
dérivants menacent la stabilité du pont. C'est pourquoi dès mars 1945 on
entreprend, et cette fois-ci c'est la SNCF qui est à la manœuvre, la
construction d'un second pont provisoire, constitué de poutres en N, donc
identique à celle du pont anglais. La construction est terminée dès la fin du
mois de juin. La circulation s'effectue sur une voie unique, à 10 km/h, et ce
pont nécessite une surveillance constante, chaque jour une équipe de six hommes
est chargée de resserrer les boulons à chaque passage. Malgré tout, le pont
permet un débit satisfaisant du trafic ferroviaire et aussi de la navigation,
même si, là encore, le passage de la passe navigable ne se fait que dans un
seul sens à la fois, mais l'ouverture d'une seconde passe est conditionnée au
déblaiement du pont détruit…
Le pont
actuel
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14 mai 1948, première
travée, sur la première pile |
La circulation des trains étant
assurée, on peut maintenant entreprendre la reconstruction d'un pont définitif.
Auparavant il faut démolir et déblayer le pont détruit en 44. Ces travaux
durent jusqu'en avril 1947, avant que l'on puisse envisager la reconstruction.
De plus, le projet « Paris port de mer » impose un relèvement de plus
de 2 m pour assurer la navigation : on veut disposer d'un tirant d'air (hauteur
disponible au-dessus du niveau de l'eau) de 7 m au moins par rapport au niveau
des plus hautes eaux navigables. Il faut donc relever culées et piles, et donc
remblayer les rampes d'accès.
Le
tablier métallique
Pendant ces travaux, l'usinage du
tablier se fait en atelier, de janvier à septembre 1947, dans la compagnie Five
Lille, et le transport des pièces usinées dure d'avril 1947 à juillet 1948.
Le montage du tablier et son
lançage nécessite la construction d’une palée provisoire en bois qui reçoit les
roulements pour soutenir le pont avant qu'il n'atteigne la rive gauche. En
décembre 1948, le pont est lancé, la dalle de béton est coulée et les rails
peuvent être posés.
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Une travée va rejoindre les
galets sur la pile |
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L’équipe pose devant une
travée en cours de lancement |
Le 12 décembre 1948, le pont est
soumis au passage de quatre locomotives Pacific à 10, 30, et 80 km. L'ouvrage
réagit normalement et est aussitôt mis en service. On va alors pouvoir
commencer le démontage du pont provisoire.
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locomotive Pacific |
René Avril, après avoir fait
constater à quel point le pont de 1947 était une réplique fidèle de celui de
1893, la seule différence étant le remplacement des poutres verticales par un
treillis oblique et du plancher en tôle par une chape de béton armé, conclut en
saluant « le coup d'œil des ingénieurs de la Compagnie des chemins de fer de
l'Ouest, qui dès 1890 avaient su, sans trop s'embarrasser de considérations
esthétiques, imaginer et mettre en œuvre une technique, d'une sûreté telle
qu'elle assure, encore aujourd'hui et sans doute encore pour longtemps, la
continuité de la ligne Paris-Le Havre. »
Sources
- la brochure citée en introduction, de René Avril et
l'Amicale des retraités des chemins de fer (vous pouvez les rencontrer au
Mini-réseau d'Igoville)
- photos personnelles
- illustrations internet
Michel Bienvenu, Philippe Levacher