9 mars 2023

Le « pont de Pîtres » à Pont-de-l’Arche

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche
Pont de l'Arche

Le pont fortifié dit « de Pîtres »
à Pont-de-l’Arche

Extraits d’un article de Jacques Le Maho

 

Jacques Le Maho est historien et archéologue chargé de recherche au CNRS, spécialisé dans le moyen-âge, plus précisément sur le territoire de la basse Seine, en castellologie et architecture religieuse (il a particulièrement travaillé sur les fouilles des abords de la cathédrale de Rouen).

Nous tenons à le remercier de nous avoir permis de reprendre de larges extraits de son article Un grand ouvrage royal du IXème siècle : le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche, paru dans E.Lalou, B.Lepeuple et J.L.Roch Des châteaux et des sources: archéologie et histoire de la Normandie médiévale, publications des universités de Rouen et du Havre.

Il nous demande de préciser que depuis la publication de son article en 2008, les recherches sur le pont de Pîtres ont beaucoup progressé, notamment grâce aux fouilles effectuées sur la rive droite par Cyril Marcigny et son équipe qui feront l'objet de la publication d'un ouvrage collectif aux Presses Universitaires de Caen où il présentera une contribution dans laquelle il exposera les nouveaux éléments qui l'amènent à réviser plusieurs hypothèses formulées en 2008 sur le tracé du pont et la datation de l'enceinte repérée par Brian Dearden *

* Spécialiste d’archéologie médiévale, il a travaillé sur le Fort d’Igoville, dit de Limaye

 

Jacques Sorel

Nous sommes responsables du sous-titrage et des notes de bas de colonne


Barrer la route aux Normands

Une des mesures les plus originales en réponse aux incursions des Normands en Francie sous le règne de Charles le Chauve (840-877) fut la construction de ponts fortifiés sur les fleuves pour tenter de barrer la route aux flottes nordiques. […] Il semble que Charles le Chauve en ait eu l’idée durant une opération militaire en 862, quand il réussit à stopper les Normands en coupant leur retraite sur la Marne avec un pont fortifié construit à la hâte, à Trilbardou (Seine-et-Marne). Il décida alors d’exploiter sa découverte en projetant la construction d’un pont fortifié dans la partie du val de Seine alors appelée le Val-de-Pîtres, aux confluents de la Seine, de l’Eure et de l’Andelle.

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Charles le Chauve
Charles le Chauve


Le Val-de-Pîtres

Il correspond au territoire d’un domaine royal dont le siège se trouvait à Pîtres au débouché de la vallée de l’Andelle. Le roi Charles tint dans cette villa plusieurs plaids* généraux à partir de 862, date à laquelle fut décidée la construction du pont sur les terres du domaine. Les travaux, d’une importance considérable, mobilisèrent chaque année une énorme main-d’œuvre et durèrent plus de dix ans, suscitant l’admiration unanime des contemporains. Cela nous vaut de disposer d’une documentation écrite qui, en dépit de son caractère fragmentaire et d’une certaine dispersion entre sources narratives, textes diplomatiques, conciliaires et épistolaires, reste sans équivalent pour un ouvrage de « génie civil » de cette époque en Francie.

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Le val de Pîtres sur la carte de Cassini
Le val de Pîtres sur la carte de Cassini

* le plaid mérovingien est une assemblée d'hommes libres que le souverain convoque au moins une fois par an, souvent au printemps

Le pont carolingien

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche

A emplacement présumé du castellum rive gauche - B emplacement présumé du castellum rive droite - C axe présumé du pont de Charles le chauve - D pont de Philippe-Auguste, écroulé en 1856 - E pont actuel, inauguré en 1955 par Pierre Mendès-France


Les éléments réunis par Brian Dearden et son équipe les conduisirent à localiser le pont carolingien sur le site de la commune actuelle de Pont-de-l’Arche, au confluent de l’Eure et de la Seine. Un sondage archéologique sur la rive droite, au lieu-dit « Le Fort » (commune d’Igoville) leur livra les restes d’une structure de bois qu’ils proposèrent d’interpréter comme un vestige du castrum* évoqué dans les sources carolingiennes. […] Quant au châtelet de la rive gauche, il correspondrait à l’enceinte du bourg médiéval de Pont-de-l’Arche, enceinte traditionnellement attribuée, de même que le pont de pierre, au roi Philippe Auguste, et dont les vestiges décrivent un arc de cercle d’environ 400 m de diamètre autour de la ville.

* le fameux château de Charles le Chauve ?

Les incursions vikings 

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Le vitrail dit « du halage » (1605) à l’église Saint-Vigor
Le vitrail dit « du halage » (1605) à l’église Saint-Vigor, et sa correspondance avec les données archéologiques (voir plan c-dessus)

De mai 841, date de la première incursion nordique dans la Seine, à 862, date à laquelle fut décidée la construction du pont, la basse Seine et la région parisienne furent les cibles de plusieurs raids. Le 18 juillet 855, Sydroc* remonta la Seine jusqu’à Pîtres. Le 17 août de la même année, Bjorn* entra dans le fleuve avec une flotte importante. Puis, ayant fait leur jonction, les deux pirates allèrent porter leurs attaques sur le Perche et, de là, jusqu’à Chartres. En 856, Sydroc sortit du fleuve tandis que Bjorn construisait un camp fortifié sur l’île d’Oscellus, identifiable à l’actuelle île Sainte-Catherine, à la hauteur d’Oissel, en amont de Rouen.
Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Drakkar
* chefs vikings. Sydroc a commandé jusqu’à 250 navires, et Björn Côtes de Fer est l'un des quatre fils de Ragnarr aux Braies Velues.

Recours à un mercenaire

Après une première tentative infructueuse d’assaut du camp en 859, Charles se résolut à faire appel à un mercenaire normand, Wéland, pour déloger les Normands de la place. Wéland, qui se trouvait alors en Angleterre, accepta le marché. En 861, il traversa la Manche et remonta la Seine, puis, s’installant dans la villa royale de Pîtres ou aux abords immédiats de ce palais, il attendit pendant plusieurs semaines la somme d’argent qui lui avait été promise. Quand ce tribut lui fut versé, il entreprit un blocus de l’île d’Oissel, en usant d’un stratagème pour faire passer une partie de sa flotte en aval de la place. Privés de secours, les défenseurs durent se rendre ; au début de l’hiver 861, ils se dispersèrent en différents ports de la Seine, avant de reprendre la mer.

Assemblées et synodes, l’édit de Pîtres

Charles le Chauve n’attendit pas longtemps pour mettre à exécution son projet. Il convoqua le plaid général annuel à Pîtres pour la seconde quinzaine de juin, avec ordre aux grands de venir avec une multitude d’ouvriers et de chars, et l’on commença à construire les fortifications des têtes de pont (munitiones). Dès lors, presque chaque année, le roi convoqua en ce lieu, pendant l’été, des assemblées et des synodes qui constituaient le placitum generale et lui permettaient de poursuivre les travaux, grâce aux fournitures en nature et aux dons annuels que lui apportaient ses sujets. L’une des assemblées les plus importantes fut celle de juin 864 à l’issue de laquelle fut promulgué le célèbre édit de Pîtres en 37 articles, portant notamment sur la réglementation des émissions monétaires et le droit de fortification. (voir l'article du n°2)

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - monnaie de Charles le Chauve
monnaie de Charles le Chauve

Les travaux étaient fort peu avancés, car l’année suivante, au mois d’août, cinquante barques normandes remontaient la Seine et venaient s’échouer à Pîtres même. À cette nouvelle, Charles emmena l’ost et se dirigea précipitamment vers Pîtres, mais trop tard. Il était impossible de songer à continuer les travaux en présence de l’ennemi et les Francs, d’autre part, n’osaient forcer les Normands dans leurs retranchements. Sur le conseil de ses fidèles, Charles se décida à reporter provisoirement son système de défense en amont et à barrer l’Oise à Auvers, la Seine et la Marne à Charenton. De toute ancienneté des ponts existaient en ces deux localités, mais ils étaient en ruine et les habitants, par crainte des pirates, n’osaient les relever. Charles résolut d’utiliser dans ce but les ouvriers et les matériaux qu’on lui avait envoyés de fort loin pour les travaux de Pîtres. Il donna ordre, en outre, que les deux rives de la Seine fussent gardées par des troupes ; mais celles-ci n’empêchèrent pas les Normands de mener de nouveaux raids dans la région parisienne, et ce n’est qu’en juillet 866 que les pirates reprirent la mer.

Achèvement des travaux

Sans plus attendre, l’ost fut convoqué à Pîtres avec les ouvriers et les matériaux nécessaires pour achever les travaux commencés. En août 868, nouveau plaid à Pîtres ; les travaux à exécuter pour l’ouvrage fortifié furent soumis à une estimation et il fut assigné à chacun des grands une section d’une certaine longueur à construire. L’année suivante, il leur fut demandé de dresser l’inventaire de leurs honores * en vue du plaid annuel de Pîtres. Des « esteaudeaux » (jeunes serfs ou vassaux non mariés) à raison d’un pour cent manses** et des chars avec des bœufs, chacun à raison d’un pour mille manses, devaient être rendus à l’assemblée, sans compter les autres fournitures. Les esteaudaux devaient tenir garnison dans les « châteaux » de pierre et de bois, dont le roi ordonnait la construction. En 873, en rentrant du siège d’Angers, le roi se rendit à Amiens par Le Mans et Évreux, ce qui lui permit de visiter en passant, à la fin du mois d’octobre, le « château neuf de Pîtres ».

* type de fief, dont la possession donnait lieu à une redevance sous forme de service militaire. Suivant sa taille, le seigneur devait fournir un nombre déterminéde chevaliers pour un temps donné
** à l'origine une parcelle agricole suffisamment importante pour nourrir une famille

Il avait donc fallu un peu plus de dix ans pour mener le chantier à son terme. Les difficultés inhérentes à l’organisation des travaux publics (operationes) de l’époque carolingienne, la complexité administrative de la répartition des corvées et leur rythme saisonnier furent sans doute à l’origine d’une accumulation de retards. Il n’en reste pas moins que le résultat était de nature à forcer l’admiration. Au-delà de la prouesse technique, la puissance défensive de l’ouvrage semble avoir particulièrement impressionné les contemporains. De divers recoupements fournis par les sources, il résulte que le pont était doté, à chacune de ses extrémités, d’un châtelet (castellum). Le rôle de ces fortifications était de protéger les entrées du pont, mais aussi d’abriter les garnisons (praesidia) chargées de la défense de l’ouvrage. C’est peut-être à celles-ci qu’étaient destinés, à terme, les logements (heriberga) construits pour les ouvriers avant l’été 864. Enfin, nous savons que les matériaux utilisés furent le bois et la pierre (ex ligno et lapide). Si le bois dut principalement servir à la construction du pont lui-même, de ses piliers, du tablier, des palissades et des crénelages des fortifications, la mention d’ouvrages de maçonnerie laisse supposer la présence de tours-porches aux deux entrées du pont. C’est vraisemblablement à une construction de ce type que correspondait la turris du pont de Paris, tour célèbre par les combats acharnés qui s’y déroulèrent lors du grand siège de 885-887 et dont Abbon, moine de Saint-Germain-des-Prés, nous a laissé un récit détaillé. Si, en l’occurrence, il n’est fait mention que d’une seule tour, précisons que les travaux de fortification du pont de Paris étaient encore en cours lorsque débuta le siège ; au dire d’Abbon, la tour elle-même n’était pas terminée.

Le site de Pont-de-l’Arche

Aucun texte de l’époque carolingienne n’indique la localisation exacte du pont. Rappelons que le nom de « pont de Pîtres » se refère à la situation de l’ouvrage sur les terres de la villa royale. On ne saurait donc en déduire que le pont se trouvait à Pîtres même, et pas davantage que le castellum novum apud Pistas mentionné dans les Annales de Saint-Bertin* en 873 correspond à une fortification élevée sur le site du palais. A priori, il est du reste assez difficile d’imaginer un franchissement de la Seine à la hauteur de Pîtres, la zone fluviale présentant à cet endroit une largeur considérable : l’ouvrage aurait dû traverser successivement la Seine, une vaste étendue de marais, puis le cours de l’Eure. En outre, aucun axe routier ne passe dans ce secteur.
* les annales Saint-Bertin, et non de saint Bertin, puisqu’il s’agit seulement du nom de l’abbaye où on les a trouvées

En revanche, le site de Pont-de-l’Arche, au point de rencontre des deux cours d’eau, correspond à un lieu de franchissement très ancien. C’est là qu’aboutit, venant du sud-ouest, une voie antique issue du Vieil-Évreux. De la rive droite, sur la commune actuelle d’Igoville, devait partir une autre voie en direction de l’agglomération gallo-romaine de Pîtres.

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Gisacum, au Vieil-Evreux
Gisacum, au Vieil-Evreux

Selon toute vraisemblance, c’est à Pont-de-l’Arche que correspond le Portus Devenna où, selon la chronique carolingienne de Fontenelle*, le maire du palais de Neustrie Rainfroy, en fuite après avoir été battu par Charles Martel à Vinchy en 717, aurait franchi la Seine ; toujours d’après cette chronique, il venait de descendre la vallée de l’Andelle après une halte à Noyon-sur-Andelle (aujourd’hui Charleval), propriété de l’abbé de Fontenelle, et se dirigeait vers Angers. Si l’authenticité de l’anecdote prête à discussion, il n’en reste pas moins que ce passage de la chronique nous fournit un précieux témoignage sur le site de Pont-de-l’Arche au début du IXe siècle, époque de la rédaction des Gesta Abbatum Fontanellensium. Le vocable de Portus Devenna, littéralement « le Port-de-la-Venne » (du mot venna, qui signifie une pêcherie fluviale) s’applique plutôt, a priori, à un lieu de passage d’eau qu’à un pont.
Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Abbaye de Fontenelle
Abbaye de Fontenelle

Dans la « Vie de saint Condède », récit hagiographique qui fut rédigé avant le début du IX
e siècle par un moine de la même abbaye de Fontenelle, on trouve une description du phénomène de la marée en baie de Seine ; la montée des eaux est perceptible, est-il dit, jusqu’à Pîtres. La zone des confluents était donc aisément accessible aux navires de mer, ce qui, outre sa position de carrefour de voies fluviales et terrestres, en faisait un site d’une grande importance stratégique : de même que les convois de bateaux marchands utilisaient la marée pour remonter la Seine au IXe siècle, les flottilles nordiques entrées dans l’estuaire étaient en mesure d’atteindre ce lieu très rapidement et d’en faire une base pour des expéditions vers le pays de Chartres et la région parisienne.

* même remarque : l’abbaye de Fontenelle, c’est aujourd’hui Saint-Wandrille

Le pont fortifié dit « de Pîtres » à Pont-de-l’Arche - Reconstitution du pont
Reconstitution du pont sur https://raidsvikings.wordpress.com/

Pour l’instant, l’archéologie n’a livré aucune donnée sur le port du haut Moyen Âge. Comme pour tout site de franchissement fluvial, on peut supposer qu’il était double, avec, sur les deux rives, des appontements pour les bacs, des maisons de passeurs et des
hospitia pour les voyageurs, sans compter les habitations de pêcheurs, certainement nombreuses sur ce site de confluent, réputé de tout temps pour son abondance en saumons. C’est peut-être le souvenir de ces habitats que représentent, sur la rive gauche, l’église Saint-Vigor de Pont-de-l’Arche et, sur la rive droite, la chapelle disparue du château de Limaye, dédiée à saint Étienne. […]

Les observations faites à l’occasion d’un sondage dans la prairie d’Igoville, sous une légère surélévation pouvant correspondre à l’angle nord-ouest du châtelet de la rive droite, ont fourni d’autres arguments aux archéologues britanniques. À faible profondeur, cette fouille a fait apparaître un réseau de cavités correspondant à une structure de poutres entrecroisées, enfouie dans un remblai compact ; les cavités présentaient des bords rubéfiés, comme si cette structure avait été détruite par un violent incendie. Interprétant ces restes comme les vestiges d’un des castella du pont de Charles le Chauve, Brian Dearden suggère que les traces de feu pourraient être en rapport avec le raid normand de 876 ou avec celui de 885, au cours desquels la flotte nordique réussit à forcer le passage.[…]

Côté rive gauche, un examen attentif des plans cadastraux de Pont-de-l’Arche montre que le bourg comprend non pas une, mais deux enceintes, imbriquées l’une dans l’autre ; selon toute apparence, elles correspondent à deux étapes du développement du bourg. La plus petite, et donc la plus ancienne, se situe à la hauteur de l’église paroissiale. Son tracé est perpétué par une rue qui décrit un arc-de-cercle d’un centaine de mètres de rayon autour de l’église. Ce tracé paraît marquer le souvenir d’un rempart fossoyé tendu contre la rive, avec une porte au sud-est. À l’intérieur de cette enceinte, on note la présence d’un important remblai en forme de tronc de cône, dont le point culminant se situe immédiatement à l’ouest de l’église ; l’élévation par rapport au niveau de la berge actuelle de la Seine est de plus de dix mètres. Situé au centre de l’enceinte, ce point correspond vraisemblablement à l’emplacement d’une des deux tours-porches assurant la protection des têtes de pont. On peut supposer que la base en fut emmottée et que cette tour fut réutilisée comme tour-porche pour l’église paroissiale Saint-Vigor. À l’origine, cette dernière devait être un simple oratoire pour les voyageurs, comme on en voyait souvent aux entrées des ponts et des passages d’eau ; c’est à partir du Xe siècle que la chapelle annexée à la tour aurait été agrandie pour servir d’église paroissiale. L’enceinte paraît avoir comporté deux entrées, respectivement situées à l’est et à l’ouest. Devant la première, une petite place triangulaire pourrait correspondre à une ancienne place de marché, comme en Flandre, où l’une des caractéristiques des castella de l’époque carolingienne était la présence d’un marché devant la porte principale ; souvent, la halle était destinée au commerce du poisson.