19 mars 2023

La cartoucherie de Pîtres, Harlé, Gévelot, SFM : explosifs

 

La cartoucherie, Harlé, Gévelot, SFM

Harlé frères


L’usine de fabrication de mèches de sureté et de cordeau (ou cordon) de détonateur pour les mines et les carrières, fondée par les frères Harlé*, s'installe à Pîtres en 1927 dans la vallée Galantine, le caractère isolé du site étant propice à ce genre d'activité.

* leur mère est une Davey-Bickford, descendante de William Bickford, inventeur du célèbre cordon en 1831. Le groupe Harlé-Bickford est resté en pointe sur le marché des détonateurs électroniques.
Roger Harlé sera de 1941 à 1945 le président de la commissions spéciale (soit l’équivalent de maire, mais nommé par le Préfet) à Pîtres .


PLAN MASSE DE L’USINE EN 1969

L’usine de Pîtres est en effet implantée sur un site intéressant de par sa situation géographique, au fond d’une vallée (la Vallée Galantine) et bénéficie ainsi d’une protection naturelle grâce aux collines qui l’entourent. L’entreprise occupe une surface totale de 15 ha tout en longueur sur une largeur variant de 400 à 600 m, à cheval sur deux départements, 27 et 76, ce qui par contre ne manque pas de poser des problèmes d’un point de vue administratif.

En 1958, le site est racheté par la société Gévelot pour produire des détonateurs électriques de mines et des détonateurs à retard.

Gévelot

Joseph Marin Gévelot (786-1843) avait fondé une entreprise de fabrication d'armes blanches et d'équipements militaires à Paris.

En 1820, il produisait en série des amorces pour armes de chasse et pistolets, et avait déposé un brevet d'amorce au fulminate de mercure,

La Société Française de Munitions

En 1884, la S.F.M. (Société Française des Munitions de chasse, de Tir et de Guerre) développe la fabrication d’amorces, de cartouches de chasse et de munitions de guerre.

Quand une nouvelle technologie, le déclanchement électrique, remplace le cordon, qu'il fallait enflammer, elle fusionne, en 1960 avec Gévelot, et se met à fabriquer des cartouches à Pîtres.

En 1973, un incendie éclate dans l'usine d'Issy-les-Moulineaux. Il s'agit du plus important incendie qu'ait connu Paris en temps de paix, qui détruira la moitié des bâtiments. Le gouvernement tirera les enseignements de cette journée noire instaurant le Plan rouge, mais c’est la fin de la production de cartouches pour Gévelot qui cessera définitivement 10 ans plus tard.

Inflammateurs, amorces et détonateurs

En 1978 la S.F.M., filiale du groupe Gévelot, emploie 1800 personnes à Paris, Issy-les-Moulineaux, Survilliers, Valence et Pitres. En 1980 elle est mise en liquidation, ne s'étant pas remise de l'incendie de l'usine principale d'Issy-les-Moulineaux.

L’usine est reprise par la Société Nouvelle Cartoucherie de Survilliers pour la fabrication d’initiateurs électriques divers (inflammateurs, amorces, détonateurs etc…)

A la fin de l’année 1990, la Société NCS arrête les activités de Pitres et procède à un regroupement de ses productions sur le site de Survilliers, puis, lors de la fermeture de son usine d’Issy les Moulineaux, reprend le site de Pitres pour y transférer, à partir de décembre, son activité de production de munitions de petits calibres qui démarre dès le mois d’avril de l’année .

Pour faire face à ses besoins, elle investit alors près de dix millions de francs dans la construction d’un stand de tir et dans l’aménagement de l’atelier d’encartouchage.

Mais le déclin des activités minières, la fin de la guerre froide, la chute de l’URSS, puis l’embargo décrété contre l’Irak de Saddam Hussein, sont sources de difficultés, et ce d’autant plus que divers scandales liés aux exportations clandestines d’armes font que les contrôles seront sérieusement renforcés.

En 1993, le Groupement Industriel de l’Armement Terrestre, devenu propriétaire du site, liquide en mai-juin le site de Pitres, organisant le transfert des activités vers le Mans.

Un rapport de visite du site, organisée par GIAT industries, qui a déjà décidé du transfert des activités au Mans, dresse un tableau peu encourageant, mais n’est-il pas volontairement noirci ?

Le stockage maximum autorisé est de 130 tonnes de poudre, la consommation annuelle de 522 tonnes, pour une production de 318 millions de cartouches, mais les conditions de sécurité ne sont pas optimales : c’est ainsi qu’il n’y a pas de postes de garde à la porte d’entrée, mais un simple système de télésurveillance dont le moniteur, placé à plusieurs centaines de mètres, se trouve dans un bureau, dans le dos de la secrétaire.


Quarante-trois personnes travaillent à la SFM de Pitres dont trente anciens de Gévelot, et six embauchés en 1992.

Le rapport souligne un ensemble de dysfonctionnements qui peuvent nuire à la sécurité, évoque la situation démotivante dans laquelle se trouve le personnel, préconise un ensemble de mesures à prendre pour la sécurité, et se termine par cette phrase peu encourageante : « bien qu’aucune situation vraiment catastrophique ne soit prévisible, Giat industries devrait cependant se sentir soulagé lorsque le transfert des activités au centre du Mans sera terminé. »

Deux témoignages

Elle entre chez Gévelot en 1960, d’abord à l’entretien, puis au pliage de fils de détonateurs, avant de finir par manipuler les explosifs. Un peu inquiète au départ, elle finit par s’habituer au dépôt de gouttes de pâte explosive dans les détonateurs, ou au remplissage de cartouches. Les risques sont réels, mais il n’y a pas d’incident grave, les consignes de sécurité y aident. Avec elle, une large majorité de femmes, considérées comme plus adroites. Les hommes sont plutôt affectés aux réparations de machines, au labo, et au magasinage. Elle échappe à la vague de licenciements de 1980, et participe activement à l’occupation de l’usine lors de la fermeture en 1993. C’était, dit-elle, un peu la fête, pendant presque un mois, avec un soir une grande paella organisée par une ouvrière espagnole. La brutalité de l’annonce faite par des gens venus du siège, dont l’avocat de GIAT industries, avait conduit à leur séquestration dans le réfectoire pendant une journée entière, et ce de manière spontanée. Les gendarmes et les Renseignements Généraux étaient accourus, puis repartis après avoir constaté qu’il n’y avait pas de blessés et pas de violence. Pour elle, il s’agissait effectivement d’un mouvement plutôt bon enfant, de gens  qui n’admettaient cependant pas d’être traités de betteraviers (c’est du moins le sentiment que l’on avait à Pîtres, d’être méprisés par ces envoyés de la capitale).

La séquestration de maître Ferrari, syndic, et M. Leduc, administrateur (le directeur a déjà quitté son poste)


Le second témoin était spécialisé dans les compositions pyrotechniques : en clair, c’est lui qui prépare les différentes formes de pâtes et de poudres explosives, Et il y en a des dizaines, obtenues par le mélange d’un produit de base extrêmement puissant et instable avec différents produits secondaires. Il faut se méfier de tout : chaleur, choc, frottement, électricité statique (on ne porte que des vêtements de coton), et le risque principal, c’est l’habitude qui émousse la vigilance. Il n’y a pas à proprement parler de formation à l’époque, mais régulièrement l’inspection des poudres et explosives rappelle les incidents passés pour conscientiser le personnel (l’incendie de Moulineaux, les quarante morts de Survilliers, ou de Bourg-lès-Valence).  Un directeur lui dit d’ailleurs un jour : « vous entrez dans l'usine le matin, mais vous n'êtes jamais sûr de repartir vivant le soir ... »

Les emboutis (obtenus pas emboutissage) sont utilisés dans de nombreux domaines civils

Tous les explosifs n’étaient pas seulement à vocation militaire : on en retrouve dans les amorces d’airbags, ou comme moyen d’ouverture d’urgence de porte de sécurité dans le nucléaire, et bien sûr dans les mines et le bâtiment.

Il se souvient bien des 93 licenciements de 1980, du temps de la SFM, avant son rachat par la Cartoucherie française qui avait entraîné une première occupation, et de la réponse de la direction, considérée comme une provocation : elle menace de procès à cause de la rétention de matériel, en particulier les moules, pièces de haute précision et donc très couteuses, que les ouvriers ont cachées. Le travail reprendra, mais avec seulement  la moitié des effectifs.


En 1993, il hésite à accepter l’offre faite par Gévelot d’aller travailler au Mans, participe avec un certain nombre d’autres employés à une visite organisée de l’entreprise, puis comme tous, renonce à la mutation. Pour l’anecdote, son dernier bulletin de paye émanera du fabricant de matelas Epéda... : le groupe Gévelot ne faisait pas que dans la poudre, mais aussi dans le vin (le Gévéor de nos épiceries), les matelas, les véhicules tout-terrain etc.
Manifestation à Evreux contre la fermeture du site

Sources

- Archives départementales de l’Eure

- Inventaire du patrimoine de Normandie

- archives personnelles

- témoignages oraux

- presse locale  (Paris –Normandie, La dépêche)

 

 

Michel Bienvenu
Philippe Levacher