1 décembre 2018

Petromantalum est-il Pîtres ?

Petromantalum = Pîtres ? - Sur cette portion de la table de Peutinger, nous avons entouré en bleu Petrum viaco. Tout en bas, on repère l’Afrique du Nord, au-dessus, l’Espagne, le sud de la France, le Golfe de Gascogne, dans lequel se jette la Loire, puis la Seine, la Somme et le Rhin.
Sur cette portion de la table de Peutinger, nous avons entouré en bleu Petrum viaco. Tout en bas, on repère l’Afrique du Nord, au-dessus, l’Espagne, le sud de la France, le Golfe de Gascogne, dans lequel se jette la Loire, puis la Seine, la Somme et le Rhin.


Petromantalum = Pîtres ?



Pîtres se trouverait-il mentionné dans le premier guide voyage connu, puis sur la carte à laquelle il a servi de référence ?
Petromantalum, ce n'est qu'une mention sur une carte ancienne, dite Table de Peutinger, mais comme il s'agit de la première carte précise du monde connu au IVe siècle de notre ère, on comprend que la présence de Pîtres peut nous paraître un sujet d'importance.

L’itinéraire d’Antonin, guide Michelin du fonctionnaire impérial

Cet Itinéraire est le document à partir duquel a été élaborée la carte. Il décrit des trajets, plutôt que le tracé de voies romaines sur toute leur longueur. Il recense et décrit 372 voies sur 85 000 kilomètres dans tout l'Empire romain, de la Grande Bretagne à l'Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Petromantalum = Pîtres ? - Deux éditions françaises de l’Itinéraire. Ci-dessus on repère les étapes de Paris à Lillebonne
Deux éditions françaises de l’Itinéraire. Ci-dessus on repère les étapes de Paris à Lillebonne et ci-dessous on compare avec la carte de Cassini.

Petromantalum = Pîtres ?  - Deux éditions françaises de l’Itinéraire. ci-dessous on compare avec la carte de Cassini.
Il s’agit vraisemblablement d’un recueil de mansiones (haltes) comportant des greniers où l’on stockait des approvisionnements, qui servaient de relais, à l'usage des officiels et des fonctionnaires amenés à parcourir l'Empire.

Datation

Bien qu'on le désigne sous le nom d'Itinéraire d'Antonin (donc datant du IIème siècle de notre ère), il date plutôt du règne de Dioclétien, c’est-à-dire de la fin du IIIème siècle. Malgré les erreurs qu’il comporte, surtout de chiffres, c’est une source très précieuse sur la géographie de l’Empire, plus précise que la Géographie de Ptolémée, rédigée vers 150.
Petromantalum = Pîtres ? - Le monde connu de Ptolémée, reconstitué d’après les coordonnées de sa Géographie
Le monde connu de Ptolémée, reconstitué d’après les coordonnées de sa Géographie, et ci-dessous-un agrandissement de la partie qui deviendra la France

Petromantalum = Pîtres ? - Le monde connu de Ptolémée, reconstitué d’après les coordonnées de sa Géographie, un agrandissement de la partie qui deviendra la France

La carte de Peutinger

Dessinée en 1265 par un moine de Colmar et constituée de onze parchemins hauts d'environ 34 cm qui, mis bout à bout, font une bande de 6,74 m.de long. Elle se retrouve en 1507 chez un érudit d'Augsbourg, Conrad Peutinger, d'où le nom qui lui est resté.
C'est manifestement le résultat de copies successives avec des surcharges de diverses époques, à partir d'originaux antiques. Les informations les plus anciennes datent vraisemblablement d'avant 79 apr. J.-C. puisque Pompéi est indiquée.
Elle compile différents itinéraires écrits sous forme de catalogues, dont l'Itinéraire d'Antonin. Il en résulte qu'elle fonctionne comme un plan de métro. Les trajets sont dessinés de façon à être clairement lisibles sans tenir compte de l'échelle ni de l'exacte orientation géographique, l'essentiel étant de montrer les distances et les croisements de voies et non la topographie des lieux.
Ce sont ces caractéristiques qui engendreront, entre autres, les débats sur la position réelle de Petromantalum, qui sur la carte est devenu petrum-viaco.

Etymologie

Le toponyme Petromantalum qui se trouve sur l'itinéraire d'Antonin viendrait du gaulois petro, quatre et mantalum route, ce qui expliquerait qu'un millénaire plus tard, viaco (de via, route en latin), ait remplacé mantalum.
On remarquera que de nombreux sites ont porté ce genre de nom, qui après romanisation complète devient quadrivium, qui donnera en français nos carrouges, carouge, etc. : le carrefour.
D'autre hypothèses existent, mais moins probables : matalum = station, halte, ou vient d'une racine signifiant balance, ce qui suggérerait un péage.

Les hypothèses les plus fréquentes

Elles se centrent, il faut bien le reconnaître sur le Vexin, puisque l'Itinéraire situe Petromantalum entre Pontoise (Briva Isara) et Radepont (Ritumagus).
Les candidats au titre sont Magny, Mantes, Tillet, Cléry, Saint-Clair sur Epte. Entre les diverses conversions que l’on adopte pour les milles romains ou les lieues gauloises, et ce que l’on accepte ou dénonce comme des erreurs de transcription, les hypothèses convaincantes ne manquent pas.
Le Compte-rendu des travaux de la Conférence des Sociétés Savantes, Littéraires et Artistiques du département de la Seine-et-Oise, septième session tenue à Mantes en 1924, fait le point dans un article de Léon Plancouard intitulé : « La question du véritable emplacement de Petromantalum-Petrum-Viaco »
Celui-ci déclare : " il est étrange que le vocable petromantalum ne se soit pas perpétué. Son souvenir paraissait encore vivant à l'époque carolingienne. On croyait alors que Pîtres, localité célèbre, était l'antique petromantalum. Cette opinion n'a jamais été discutée, ni anciennement, ni même récemment. Pour l'importante question qui nous intéresse, elle n'est pas soutenable."  On restera donc en Seine-et-Oise, ou plutôt dans le Vexin.

Et pourtant…

Les annales de Saint-Bertin, dites aussi Chronique de Fontenelle (aujourd'hui Saint-Wandrille), qui relatent les incursions des vikings en 855 disent qu'ils étaient arrivés jusqu'au camp retranché (castrum) de Pîtres, « qui autrefois était appelé petremamulum ».
Or, petremamulum, petromantalum, surtout en écriture caroline, c'est à peu près la même chose. Le problème est que l'auteur des annales, moine dans l’abbaye de Fontenelle, avait fort peu de chances de connaître l'itinéraire d'Antonin, ce n’était pas le genre de document qu’on devait trouver dans la bibliothèque du monastère, et évidemment pas la table de Peutinger.
Seule autre explication envisageable : si Bertin fait cette assimilation de Pîtres à petremamulum/petromantalum, c’est qu’il devait y avoir encore au IXe siècle le souvenir d'une localité importante, Pîtres-Petromantalum, bien avant la carte de Peutinger.

 Retour rapide sur l’étymologie

L’étymologie supposée Pîtres = Pistis = meules, moulins, entre en contradiction avec Pîtres = Petromantalum, qui a d’un autre côté l’avantage d’expliquer l’apparition inopinée d’un « r » dans l’hypothèse traditionnelle, qui souffre d’une autre faiblesse : comment se fait-il que l’on ne trouve que cette seule attestation, alors que d’innombrables moulins donnent en France des toponymes transparents : Moulins, Molins, etc. ?

La chaussée Jules César

Petromantalum = Pîtres ? - chaussée Jules Cesar
C’est un des principaux arguments des partisans de telle ou telle location dans le Vexin : la présence sur la voie romaine, dite chaussée Jules César, qui reliait Lutèce (Paris) à Juliobona (Lillebonne) en passant par Briva Isarae (Pontoise) et Rotomagus (Rouen), et qui est largement parallèle à l’actuelle nationale. Il est admis que cette voie passait à Radepont, le Ritumagus de l’Itinéraire d’Antonin, soit à une petite dizaine de kilomètres de Pîtres, agglomération, elle, de réelle importance, possédant théâtre et bains, et donc tout à fait susceptible de figurer comme une étape à recommander avant Rouen, et ce d’autant plus qu’on y trouve un passage moins abrupt sur le plateau (l’actuelle côte d’Ymare) que si on aborde le relief à Radepont ou Fleury.

Un soutien inattendu à Pîtres

L’archéologue Jean-Pierre Laporte écrivait, dans un article du Bulletin archéologique du Vexin français de 1976-77 intitulé « Pîtres (Eure), un nouveau Petromantalum» :
« Pîtres est bien le Petromantalum de la voie antique Paris-Rouen, qui ne réduisait pas à la voie directe [...]
Par un malicieux paradoxe, est écarté du débat le seul site de la région qui présente les trois caractéristiques minimales à exiger des « candidats », en plus d’une proximité de la voie antique Paris-Rouen :
- continuité toponymique (assurée par la Chronicon Fontanellense)
- site d’un intérêt géographique certain expliquant son occupation (ici les points de passage de la Seine et de l’Andelle)
- occupation importante à l’époque romaine (découvertes de Léon Coutil)
Pour tous les autres sites proposés à ce jour, sans exception, manquent soit l’une, soit l’autre de ces conditions, voire les trois pour les hypothèses les plus fantaisistes. » 
Saluons l’ouverture d’esprit de cette publication du Vexin qui publie de tels propos ! On sait effectivement que sur le site de Pîtres existait une importante agglomération gallo-romaine, avec un théâtre, des thermes, et vraisemblablement des fortifications (voir à ce sujet nos premiers bulletins), c’est ensuite largement une question d’appréciation de le rejeter ou non car il ne se trouve pas exactement sur la chaussée Jules César.

Une hypothèse qui pourrait tout changer

C’est la direction dans laquelle s’est engagé l’archéologue Thierry Lepert.
« Une nouvelle hypothèse de travail se dessine quant à l’évolution de l’organisation du chef-lieu de Cité des Véliocasses. A la fin de l’âge du Fer cette fonction pourrait être assurée par le binôme Pîtres-Orival. L’émergence de Rouen, dans les deux décennies précédant notre ère et le faible développement de Pîtres au Haut Empire est compatible avec un transfert du site de Pîtres vers Rouen, vraisemblablement pour des raisons d’approvisionnement en eau »
(Th. Lepert et C. Basset, Regards croisés sur l'oppidum d'Orival et la boucle du Rouvray in Association française  pour l'étude de l’âge du fer, bulletin n°31, 2013)

Mais par ailleurs, que d’eau, que d’eau !

Dans les Annales de Normandie, en 1953, Paul Mansire vantait la situation de Pîtres en ces termes :
« [...] plus riche nœud de routes hydrographiques de la Seine, entre Paris et la mer. Cette vaste cuvette dont la partie plane dépasse en superficie celle de Rouen, - et de loin ! - est le cœur de quatre vallées larges et profondes [...] : l'Andelle est un spacieux couloir qui s'enfonce [...] jusqu'au centre du pays de Bray. [...] cette voie se poursuit au sud par l'Eure, chemin du pays d'Evreux et de la Beauce, habitée par les Carnutes, l'une des plus actives peuplades gauloises. La Seine complète ce système qui dépasse en ampleur le site rouennais, moins largement dégagé... »
Alors, pourquoi Rouen ?
« L'abondance des marais dans la vallée de Pitres. Au temps des Gaulois, elle est impraticable, endroit insalubre que les hommes fuient. Toute cette plaine n'est que sable et gravier, lie, vase et roseaux : aucune vie ne peut s'y acclimater avant le Moyen âge.» Mais pourquoi un théâtre, alors …. ?


Michel Bienvenu