Deux-amants : le point de vue des mythologues
LE LAI DES «DEUS AMANZ» ET LA SURVIE EN NORMANDIE D’UN
MYTHE CELTIQUE AUTOCHTONE
Plutôt qu’une collection de motifs folkloriques, le lai des
Deus Amanz est un fort ancien mythe de la souveraineté et de la fécondité dont
on retrouve la structure similaire dans un passage de l’Asvamedha (Inde) et
dans le rite d’inauguration de Pelops (Grèce), et des motifs identiques dans
les Aventures d’Art fils de Conn (Irlande) et les troménies (Bretagne).
Le lai des Deus Amanz situé en plein cœur
de la Normandie, attaché à la colline qui domine Pîtres, aurait donc préservé
un mythe gaulois, plus précisément belge, dont la structure fut reconnue
celtique par les conteurs bretons ou par Marie de France.
C’est ainsi que le Bibliographical
Bulletin of the International Arthurian Society résume un article de Yolande de Pontfarcy,
professeur à l'University College de Dublin, publié en 1985, dans le Bulletin de la Société de Mythologie Française.
Y. de Pontfarcy commence par rappeler les thèmes principaux
du mythe :
- un roi incestueux qui refuse de
marier sa fille
- une épreuve impossible imposée aux
prétendants (le transport de la jeune
fille en haut d'une montagne)
- la jeune fille comme prix de
l'épreuve
- cette jeune fille aidant le
prétendant qu'elle aime (potion magique)
- la mort du survivant sur le corps
de l'autre
Mais elle fait remarquer que l'ascension d'une montagne avec une jeune fille dans les bras ne se trouve pas dans le catalogue des thèmes folkloriques de Stith Thompson, autorité en la matière*, et que dans les récits folkloriques, le jeune homme réussit toujours l'épreuve impossible et épouse la princesse : la légende n’est donc pas seulement un arrangement des thèmes folkloriques classiques.
* La classification d’Aarne-Thompson est la référence en matière de structure des contes
** le mot vient de tro-menez, chemin autour de la montagne,
ou de tro-minihy, chemin autour du refuge : il s’agit de processions,
héritières des cérémonies druidiques, transformées en pardons par l’Église
catholique.
Elle rappelle aussi l'existence de sacrifices humains, des jeunes hommes précisément, pour restaurer la fertilité de la terre, remplacés par des sacrifices d'animaux domestiques, et établit une correspondance avec le mythe grec de Pélops, dans lequel un roi impose aux prétendants une victoire dans une course de chars, d'autant plus impossible que dans certaines versions la jeune fille doit monter en surcharge dans le char du prétendant, ou avec le sacrifice du cheval dans l'Inde ancienne, dans lequel un officiant proclame, en parlant de l'épouse du roi : « lève-la haut, comme quelqu'un qui porte un fardeau sur la montagne »
Pélops (d’où vient le nom du Péloponnèse) et sa surcharge… |
On retrouve dans ces mythes les trois fonctions sociales qu'a repérées Dumézil chez les Indo-européens : fonction sacrée (la montagne et le fardeau), guerrière (force physique et sexualité) et agricole (assurer la fertilité par le sacrifice).
Le guerrier, le prêtre et le paysan. |
La jeune fille qu'il faut porter sur la montagne serait donc, d'après Yolande de Pontfarcy, le symbole de la souveraineté : montagne à gravir, coupe à boire, royaume à gagner : la source du lai des deux amants serait un rituel d'élection royale lié à un rite de fertilité et de sacrifice humain, autochtone datant de l'époque gauloise.
Le chaudron celte de Gundestrup, qui montre un sacrifice humain. (2ème siècle av.JC, Danemark) |
L'auteur conclut : « L'archéologie et l'histoire de la région confirment que Pîtres et sa colline, située au confluent de l'Andelle et de la Seine, là où s'arrête l'action de la marée montante, a été ressentie, jusqu'à la fin du XIIe siècle, comme un centre important. Est-ce un héritage des peuples des temps les plus reculés, qui ont habité cette région et ont été sensibles au potentiel symbolique de la configuration topographique de ce lieu ? On ne saurait dire. Néanmoins il vaut la peine de remarquer que, datant de l'époque de la Tène***, on a découvert à Alizay des objets provenant d'une sépulture à inhumation, et au pied de la colline de deux amants, mais du côté opposé à Pîtres, à Amfreville-sous-les-monts, le casque d'or étudié en détail dans ce numéro.
*** La Tène, ou Second âge du fer, tire son nom d'un site
archéologique en Suisse. La fin de cette période correspond au début de la
guerre des Gaules en 58 avant J-C : grâce à César, qui écrit « La guerre
des gaules », nous entrons dans l’histoire.
Michel Bienvenu
A propos de mythes et de mythologie
Anne
Marchand, vice-présidente de la société de Mythologie française, que nous avons
rencontrée en juin au salon du livre de Romilly sur Andelle, où elle présentait
son livre Légendes, Croyances, traditions et curiosités de Seine-Maritime,
et qui prépare le même travail sur l’Eure, serait prête à venir nous entretenir de ses
recherches. Elle travaille entre autres sujets sur la correspondance entre les
noms de lieux, les dieux celtes, et les
noms de saints, que l’on retrouve dans la date des fêtes, les dédicaces des
églises : Taranis/Saint Georges,
Belenos/Saint Michel, etc...