L’AFFAIRE KRATZ
Une poussée de
xénophobie
Le 16
mars 1916, Henri Kratz, patron de l'usine Euréka (voir bulletin n°5), maire de
Douville sur Andelle, élu en 1908, réélu en 1910 et 1912 envoie au ministre sa
lettre de démission :
" J’ai l’honneur de
vous adresser ma démission de maire de la commune de Douville s/Andelle.
Ce n'est pas sans regret que je résigne volontairement ces fonctions et que je me sépare des braves gens et des bons républicains qui me les avaient confiées. Il y a trois mois dans une adresse de respectueuses protestations contre la mesure de suspension qui m'a frappé, ils ont bien voulu rappeler les quelques services que j’ai pu rendre à la commune, à l'école laïque, aux œuvres patriotiques que j'ai fondées à Douville.
Il n'ont pas hésité, eux qui me connaissent depuis 10 ans, à se porter garants de mon loyalisme patriotique et républicain.
Ce témoignage suffit à faire justice des injures dont m'honore le journal des Camelots du roi et me console des attaques d’adversaires politiques sans scrupule et de concurrents sans vergogne qui sous le couvert du patriotisme essaient de me démolir.
Permettez-moi, Monsieur le Ministre, en vous adressant ma démission, d’affirmer, après mes collègues du conseil municipal, la fidélité et la sincérité de mon attachement à mon pays d’adoption et de vous donner l’assurance que malgré l’épreuve que je traverse je resterai un citoyen et un bon français.
Veuillez agréer Monsieur le Ministre l'hommage de mon profond respect."
Henri Kratz, comme le suggère son
patronyme, n'est pas d'origine française, mais cela n’avait pas jusqu’alors
posé de problèmes, comme le laisse penser l’éloge publié dans le Figaro
lorsqu'il reçoit la Légion d’honneur en 1909 :
" Il a créé dans la commune qu'il administre une usine modèle, admirable par le confort qu'il offre au personnel ouvrier.
Il y a honoré le travail en lui réservant des installations remarquables par le souci de l'hygiène et du bien-être. Il a, au cours. d'une carrière de vingt années de pratique commerciale et industrielle, rendu lès plus grands services à l'industrie dont il a toujours et partout poursuivi le progrès et le développement.
L'industriel a mis au service de la commune ses qualités d'ordre, de travail, de méthode. Le maire et le commerçant étant également aimés et estimés, tous furent unanimes à applaudir au ruban rouge qui vient de récompenser les services exceptionnels de M. O.-Henri Kratz, maire de Douville-sur-Andelle. "
En installant son usine à Douville, H.Kratz avait effectivement donné du travail à de nombreuses familles et avait la réputation d'être un "bon patron".
Mais la
guerre approchant, des esprits s'échauffèrent…
Dénonciations
Le premier document que nous
trouvons aux archives de l’Eure, daté du 9 août 1914, émane du Contrôleur
général des services de recherches judiciaires, adressé au Préfet de l’Eure, il
fait savoir que le maire de Douville est signalé comme étant d'origine
prussienne, et qu'il y aurait intérêt à le faire surveiller.
En fait, Henri Kratz est né en Bavière, en 1859 à Weidorf, donc pas vraiment en Prusse, et a été naturalisé Français en 1900, mais une carte postale de 1912 préférait encore le considérer comme "juif-allemand", ajoutant "pauvre France!" Les séquelles de l'affaire Dreyfus font que certains assimilent encore juif et traître…
Il avait créé en 1883, la société Les
Inventions Nouvelles, s'était installé en 1905 dans l’usine des Terrasses,
qu'il avait construite à Douville-sur-Andelle. Maire de la commune depuis 1908
il avait été nommé Chevalier dans l'ordre national de la Légion d'honneur en
1909.
Henri
Kratz a déposé de nombreux brevets, comme cette mini lampe électrique pour
examens médicaux, ou des bocaux à fermeture pour conserves, et bien sûr de
nombreux jouets, et même un "taximètre (compteur de vitesse) pour
voitures", mais c'est avant tout un industriel dont le génie consiste à
faire un choix dans la masse des propositions des inventeurs et à sélectionner
celles qui sont susceptibles d'être produites à un prix compétitif et donc
d'avoir un succès commercial, ce qui n'est pas si simple.
Roman d'espionnage.
Le 5
août 1914, soit deux jours après la déclaration de guerre, un télégramme codé,
avec fort heureusement des éléments de traduction indique que M. Kratz, parti
chercher son fils en Allemagne dans les derniers jours de juillet, est revenu à
Douville le 1er août. "après avoir réuni son conseil municipal
et versé une somme de 1000 francs au bureau de bienfaisance de la commune, il
s'est rendu à Paris, à son domicile, 14 rue Martel, et ensuite à Mers, Somme,
villa des tourelles, dont il est propriétaire "…
Le 11
août 1914, une lettre du préfet de l’Eure rappelle que M. Krazt s'est marié,
jouirait d'une fortune importante, est titulaire de la légion d’honneur : il
n'y aurait donc guère de raisons de s'inquiéter.
Enquête aux Terrasses
Mais les courriers se succèdent : on
dénonce le fait que M. Kratz a un dépôt de marchandises à Paris (y a-t-il de
quoi s'étonner de la part d'un industriel en jouets ?), et on décrit son usine
comme une vraie machine de guerre conçue pour bombarder Rouen...
La chose est prise au sérieux, ce
qui est normal, et une enquête demandée par la préfecture de l'Eure au
Contrôleur général des services des recherches judiciaires est menée par les
services du Génie qui rend sa conclusion : les terrasses ne résisteraient même
pas au recul de pièces de moyen calibre, et les "fosses secrètes"
sont un autre fantasme. Pas de canons allemands à Douville, il faut faire une
croix sur les fantasmes de grosse Bertha.
Les maires s'en mêlent
La baudruche semble s'être dégonflée
d'elle-même quand en août 1915 a lieu la grande offensive : dans une lettre
adressée au préfet de l’Eure, les maires du canton de Fleury sur Andelle
exposent qu’ils ne pourront plus avoir aucun rapport personnel ou administratif
avec "le nommé Kratz Othon Wilhem Heinrich" pour les raisons
suivantes : il est arrivé en France en 1885 et n'a été naturalisé que seulement
vingt ans après, en 1904 ; il "possède" toute sa famille en Allemagne,
y était huit jours avant la déclaration de guerre, "ses frères et tous les
siens en état de porter les armes combattent contre nous", "déjà au
moment d'Agadir il s'était éclipsé" (c'était en 1905, point chaud dans les
relations franco-allemandes), il tient des "propos désobligeants"
contre la France et les Français, et en conclusion représente "le type
parfait de l'agent de pénétration allemand"…
Dénonciation par le maire de Pont-Saint-Pierre |
Cette lettre, qui porte sans preuves
toute une série d'accusations peu probantes, des paroles rapportées ("les
Anglais auraient mieux fait de ne pas se mêler de cette guerre") est
signée de la totalité des maires du canton.
H.Kratz imiterait-il le Kaiser même quand il pêche à la ligne ? |
Le sous-préfet minimise l'affaire
Le sous-préfet des Andelys, à qui le
préfet a transmis la protestation des maires, lui répond qu'il a procédé
lui-même à enquête, convoqué le patron du débit de tabac de Douville où les
propos incriminés auraient été tenus, mais que celui-ci est actuellement
mobilisé, que ni le maire de Pont-Saint-Pierre ni ses deux amis, convoqués,
n'avaient eux-mêmes entendu les dits propos, que l'adjoint de Douville n'aurait
pas manqué de rapporter, que M.Kratz s'occupe de sa commune, donne aux œuvres
de bienfaisance, que ses administrés sont satisfaits, que sa présence ne cause
aucune agitation, que la fabrique de jouets a son activité habituelle, que sa fille
est fiancée à un capitaine d'Etat-major français, par ailleurs fils d'un ancien ministre de la justice…
Pour éviter que les esprits
s'échauffent, il fait interdire la publication d'un article mentionnant la
protestation des maires.
En
octobre, il fait part au préfet de la suite de son enquête concernant l'usine
Kratz : on n'y fabrique que des carabines pour enfants, le tir aux pigeons et
les couvercles de bocaux. "En ce qui concerne le tir aux pigeons, la
flèche ne serait même pas fabriquée à Douville". Par contre, la femme de
l'ancien directeur de l'usine, celui-ci étant mobilisé, lui dit penser que M. Kratz était resté allemand et qu'il tenait à visiter lui-même son
fournisseur de charbon, vice-consul d'Allemagne à Rouen, avant la guerre.
Quant au
maire de Pont-Saint-Pierre, il ne peut justifier son expression "agent de
pénétration" que par son impression personnelle. Par ailleurs, si M. Kratz
utilise effectivement des machines allemandes, c'est le cas de beaucoup
d'usines de la région.
Bref, le sous-préfet rend un rapport parfaitement équilibré et garde son sang-froid, mais va alors commencer une campagne de presse orchestrée par la droite nationaliste qui aura raison de cette sérénité.
Lynchage médiatique
Dès 1915, l'affaire devient nationale,
la presse d'extrême-droite s'en empare, particulièrement l'Action française
du monarchiste Charles Maurras, dont un premier article avait été censuré.
L'Allemand
–ou boche, prussien, teuton, uhlan– Kratz est chargé de tous les maux.
On
suggère alors qu'une "puissance mystérieuse veille sur lui", on
suggère qu'il a acheté sa légion d'honneur, son décret de naturalisation. On
lui attribue des propos du genre "Je suis venu en France pour gagner de
l'argent sur le dos de ces imbéciles de Français", "L'administration
française s'achète, et il suffit de payer les fonctionnaires selon leur
grade" (malheureusement beaucoup de "bons Français" auraient pu
dire la même chose…) ; il se vante d'avoir donné de l'argent à la Préfecture de
Police de Paris pour obtenir certaines autorisations (on devrait alors plutôt
s'interroger sur l'état de la Préfecture de police…); il déclare "mon
conseil municipal est composé de moi, d'un jésuite et de huit imbéciles"
Léon
Daudet lui-même s'en mêle : après avoir rappelé que Kratz était membre du
Comité Mascuraud*, ce qui bien sûr ne pouvait le lui rendre sympathique...
* Alfred Mascuraud est le créateur du Comité républicain du
commerce, de l'industrie et de l'agriculture, appelé "comité
Mascuraud", relais de lobbying pour petits patrons et commerçants, très
lié aux radicaux.
Il ne manquait
évidemment que l'accusation de pornographie pour compléter le tableau !
D'ailleurs
le cynique Kratz s'attaque aux enfants en leur vendant "froidement"
des jouets allemands.
Mais la
presse locale n'avait pas non plus été très tendre : le Journal des Andelys du
mai 1915 avait déjà appelé à l'insurrection contre "cet homme à l'accent
tudesque".
Par ailleurs contrairement à ce
qu'affirmait une des premières dénonciations anonymes, Kratz n'était juif en
aucune manière, sinon les injures auraient rempli certains journaux, l'affaire
Dreyfus n'ayant pas été totalement digérée et l'antisémitisme restant très vif
à l'époque.
Une autocritique de l'Action Française
La direction du journal l'Action
Française s'aperçoit avec horreur qu'elle a laissé passer de la réclame
(publicité) pour les jouets Euréka ! Elle rectifie aussitôt, et appelle au
boycott et à la mise sous séquestre…
Les Maisons étrangères
…une annonce relative au Tir Eurêka,
"d'invention et de fabrication exclusivement françaises ", s'est
glissée dans notre journal.
...le propriétaire de cette marque serait
un Allemand, le herr Kratz-Boussac, maire de Douville (Eure), condamné en
police correctionnelle -pour vente de- jouets et cartes postales obscènes,
chevalier de la Légion d'honneur grâce à des relations politiques dont nous ne
voulons pas parler à l'heure actuelle, naturalisé le 13 juin 1904.
...s'abstenir d'acheter dans les magasins
le jouet intitulé " Tir Eurêka ", ainsi que la Mitraileuse Eurêka
" et la Carabine Eurêka. sortant des officines du Kratz-Boussac.
...le retrait de la naturalisation
s'impose avec, comme conséquence, la mise sous séquestre des entreprises
Kratz-Boussac.
Pourtant il serait difficile d'affirmer que ces jouets, de marque Euréka,
paraissent pro-allemands...
|
Un tir bien placé amène le ridicule Prussien à lever les bras en tremblant... |
La libre parole, le journal de l'ultra-nationaliste et antisémite Edouard Drumont, joue avec les K… (voir la campagne anti-bouillon Kub, dont nous traiterons dans le n°8):
La libre parole, 25 mai 1916 |
Nous n’avons pas retrouvé l’article
d’une « feuille régionale », sans doute le Journal des Andelys dans
lequel le « boche naturalisé » s’est défendu. Par contre d’autres ont
continué à s’indigner :
Le Vexin du 23 avril 1916 |
La curée : la pétition des maires du canton
La campagne de presse nationaliste,
le climat de méfiance général et une bonne dose de jalousies aboutiront à ce
que tous les maires du canton de Fleury sur Andelle, excepté Douville bien sûr,
adressent en août 1915 une pétition au préfet de l'Eure, demandant la démission
de "l'Allemand Kratz".
Nous reproduisons ce texte qui appelle quelques commentaires :
– à aucun moment, il n'est question
de demander l'avis de la population de Douville, alors même que l’expression
"la situation qui est faite à l'une des communes de notre arrondissement
" semble la poser en victime gémissant sous la botte prussienne…
– la formule «naturalisé seulement
vingt ans après» est mal employée : les auteurs de la lettre veulent en fait
mettre en cause le temps qu’a mis H. Kratz à demander sa naturalisation, et non
la brièveté de cette durée, alors même que par ailleurs ils suggèrent que cette
naturalisation a été achetée : "nous n'avons pas à rechercher dans quelles
conditions fut faite cette naturalisation". C'est le refrain classique de
l'extrême-droite contre la république pourrie, les fonctionnaires et les élus
qu'on achète, etc.
Suspension pour trois mois
Le Garde des Sceaux propose le
retrait de naturalisation en décembre 1915, et une suspension des fonctions de
maire pour un mois, puis pour trois mois.
Après les deux suspensions, les maires s'acharnent et exigent qu'il n'y ait pas réintégration à la fin de la période de suspension : cela suggère qu'on envisageait de le faire et donc qu'on estimait qu'il n'y avait pas grand-chose dans le dossier.
Les habitants de Douville ne semblaient pas si mécontents
de la "situation" qui leur était faite, puisqu'ils avaient élu Kratz
trois fois. D'après des témoignages oraux, leurs enfants recevaient des jouets pour Noël, et
pas seulement une orange et un bonhomme en sucre comme dans les communes
voisines, ce qui était peut-être encore une raison de jalousie...
En mars 1916, ils demandent au
Préfet de l’Eure la révocation définitive de leur collègue. A noter que dans
cette lettre, le fait que la fille d’Henri Kratz ait épousé un officier
français est considéré comme une preuve supplémentaire de duplicité, «pour
embarrasser les pouvoirs publics »…
Dans ces circonstances, devant cet
acharnement et ce climat de haine, Henri Kratz jette l'éponge et envoie le 16
mars sa lettre de démission…
Conséquence tragique
D'après plusieurs témoignages,
c’est en réaction à la campagne menée contre son père, et pour montrer
l'attachement de sa famille à la France, que Maxime Kratz se serait engagé
volontaire à 17 ans, en 1916. Il meurt au combat en avril 1917.
Epilogue
En 1934, Henri Kratz est proclamé
bienfaiteur de la commune de Douville-sur-Andelle par le Conseil Municipal. En
1938, il fait un don de 15 000 francs pour la construction de la deuxième
classe de l'école, devenue le groupe scolaire «Henri Kratz». Il meurt le 31 mai
1940, juste à temps pour ne pas voir l’invasion allemande, ayant légué 150 000
francs à la commune. Une rue porte aujourd’hui son nom.
Sources :
Archives Départementales de l'Eure,
26 R 12
Témoignages individuels
Documents de la famille
Michel Bienvenu
Philippe Levacher
Annexe
Ce tract anonyme, datant de 1915, est un bon exemple d'accumulation
d'allégations non vérifiables, parfois sans rapport avec le sujet. Elles
suffiront pourtant à alimenter un lynchage médiatique et politique.