usine d'impression sur étoffes Martin Liesse |
L'essor industriel de Charleval
Les moulins de Noyon
Noyon est le nom que portait Charleval jusqu'à ce que Charles IX, qui y
venait fréquemment chasser, le rebaptise en 1573.
Deux rivières, l'Andelle et son affluent, la Lieure, l'arrosent et ne se rejoignent définitivement qu'après la traversée du bourg, situation particulièrement favorable à l'implantation d'établissements industriels à une époque où les cours d'eau fournissaient l'essentiel de la force motrice.
La manufacture de John Law
En 1720, le célèbre contrôleur général des
finances du Régent, l'écossais John Law, acheta le pavillon que
Charles IX avait fait construire en attendant l'achèvement de son grand
château, pour y établir une manufacture de laine. Il fit venir d’Angleterre des
ouvriers qualifiés qui furent logés dans le « château », et
leur installation contribua à détériorer l’édifice.
En plus de la main
d’œuvre étrangère, beaucoup de journaliers des environs furent embauchés et
l’effectif atteignit bientôt près de 150 personnes. Le paiement de leur salaire
nécessitait chaque semaine une somme de 2000 livres selon un mémoire « pour
les manufactures de Monseigneur Law », établi en vue de convertir en
menu monnaie les billets de banque qui venaient d'être créés par lui et n'existaient
qu'en grosses coupures. On connaît la triste fin de l'histoire : le 12 juillet
1720, la panique commençait à gagner l’opinion qui avait perdu confiance dans
les billets. Il fallut réglementer leur conversion en espèces métalliques.
L’intendant de Rouen fixa un calendrier hebdomadaire pour les paiements. Seuls
les gardes syndics des métiers et les maîtres de manufacture, à l’exclusion de
leurs ouvriers, étaient autorisés à se présenter à l’hôtel de la monnaie avec
leurs billets de 100 livres pour être convertis, à charge de fournir la liste
de la répartition qu’ils devaient faire entre les membres de leur personnel.
Ainsi la manufacture de Charleval reçut 500 livres lors d’une première
distribution, puis 600 livres ensuite. Ces mesures n’ont pas empêché la
banqueroute ; Law dut s’enfuir et ses biens furent confisqués. La
manufacture de Charleval ferma ses portes et les familles anglaises ont sans
doute aussi quitté la paroisse car aucune trace ne subsiste d’elles par la
suite.
Le moulin à foulon de Flavigny
C'est le vieux moulin en ruine du Pont
d'Andelle, pris à fief par le sieur Louis de Flavigny, entrepreneur de la
manufacture royale d'Andely, dans l'intention de construire un moulin à fouler
les draps. Il détourna le cours de la rivière par un canal et utilisa l’ancien
lit pour alimenter la roue de son moulins.
Les draps provenaient d’Elbeuf et de Louviers, par charrois traversant Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre.
D'abord on les laissait tremper douze à quinze jours au fond de la rivière. Pendant ce séjour dans l'eau, il fallait exercer une surveillance continuelle du débit : en cas d’étiage, les draps surnageaient et ondulaient à l’air libre, ce qui pouvait détruire les couleurs. De plus, l’eau de la rivière, chargée de limon, risquait de tacher les draps et il fallait chaque jour les retirer des trempoirs pour les laver. Ensuite ils étaient battus à l’eau chaude et au savon, puis, pliés et placés dans le vaisseau (la cuve) d’une pile (elle va y être pilée, foulée) où ils étaient soumis à des coups de maillets. A plusieurs reprises, ils étaient retirés et dépliés afin d’éviter tout rétrécissement inégal de l’étoffe.
En premier, Pierre Doré a mené le moulin
jusqu’à sa mort en 1743. Plus tard, le moulinier Robert Lancelevée prit la
succession. Il appartenait à une famille de foulonniers; son père et son oncle
dirigeaient à Romilly les moulins de Perpignan, du Pont et de Bétille. Sous sa
conduite, le moulin prospéra et un second fut construit à une trentaine de
mètres du premier sur un autre canal dérivé.
Tous les moulins à foulon de Romilly ont
fermé vers 1782 sans qu’on en sache la cause. Il semble bien qu’à Charleval
aussi ils ont cessé leur activité car l’état civil de la paroisse ne cite plus
d’ouvriers foulonniers et deux d’entre eux ont changé de profession : l’un est
devenu charretier et l’autre journalier. Cependant, après avoir connu cette
période de chômage, les deux moulins appelés “le grand et le petit moulin à
foulon”, étaient de nouveau en activité au début du XIXème siècle, toujours aux
mains de la même famille de Flavigny, fabricant de drap aux Andelys.
En rouge, le site de l'ancien moulin à blé |
Le fils ajouta, en 1814, près du pont, un troisième moulin destiné à moudre le grain qui n'eut qu'une existence éphémère.
La fonderie de Jean-Pierre Koly
Le
fermier général* Jean Pierre Koly avait créé une fonderie à Déville lès Rouen
et envisageait d’en transférer une partie dans un site où il disposerait de
beaucoup d’eau. Les Grands Jardins que jadis Charles IX avait fait aménager
correspondaient à ce qu’il recherchait. Il y fit creuser un canal les
traversant en diagonale, afin d’alimenter les deux roues d'un moulin destiné à
la fonte des terres provenant des fabriques de monnaies et des orfèvres pour en
récupérer l'or. Mais un important flottage de bois se pratiquait sur la Lieure
et l’Andelle depuis le XVème siècle et un ancien marchand de bois, consulté,
répondit que le fonctionnement simultané des roues ne laisserait pas assez
d'eau dans la rivière pour le passage des bûches. Toutefois, le flottage
étant saisonnier, si le sieur Koly acceptait de munir l’entrée de son canal de
vannes et de les fermer pendant les quelques semaines, au printemps et en
automne, où le bois flottait, il pourrait, en dehors de ces périodes, prendre
sans causer de préjudice autant d’eau qu’il le voudrait. À ces conditions, un
arrêt du Conseil Royal l'autorisait en 1768 à réaliser son projet.
* Les fermiers généraux étaient des
financiers privés chargés de la collecte
des impôts, qu'ils conservaient, moyennant le versement à l'Etat d'une somme d'argent.
Service photographique des Archives Nationales NIII Eure 31 |
La fonderie fut construite dans l’angle sud-ouest, un canal de 3,90 m de large alimentant les roues qui actionnaient les soufflets des fours afin de fondre les particules de métaux précieux.
Cette activité ne semble pas avoir donné les résultats espérés car l'obligation de fermer les vannes d’alimentation en eau, lors du flottage du bois, contraignait la fonderie au chômage près de trois mois par an. C'est pourquoi Koly a bientôt revendu l’affaire à un négociant parisien, Guyot, qui connut les mêmes déboires et, par suite, des difficultés de trésorerie comme le prouve la plainte d'un marchand charbonnier de Perruel devant le bailli de Charleval à propos d'une somme de 200 livres pour la fourniture de charbon restée impayée plus d’un an après le marché. À son tour, Guyot chercha à se débarrasser de la fonderie deux ans plus tard et finit en 1776 par trouver acquéreur en la personne de François Lefan, fabricant à Sotteville lès Rouen, qui convertit la manufacture en moulin à farine et entreprit de détourner complètement l’Andelle au moyen d’un batardeau hermétiquement fermé pour qu’elle s’écoule entièrement par le canal qui amenait l’eau à ses roues de moulin, de sorte que le lit de la rivière se trouva à sec sur une grande longueur. Le marquis engagea un procès contre lui devant la maîtrise d’Andely.
La fabrique de Martin Liesse, premier établissement à caractère industriel
La Seine à Eauplet au 18ème siècle |
Né en 1744 à Rouen, Martin Liesse fut apprenti dans une fabrique à Eauplet, où il fut initié aux secrets, jalousement gardés, de la préparation des couleurs. La police d'engagement qu'il avait signée lui prescrivait de consacrer tout son temps au service de son patron plusieurs années après la fin de sa formation. Les longues journées de travail, de 5 heures du matin à 9 heures du soir, ne le rebutaient pas mais, conscient de sa valeur professionnelle, il songea bientôt à créer sa propre entreprise.
En juillet 1772, il vient d'avoir 28 ans, il voudrait obtenir son congé avant l'expiration du contrat qui le lie à Noël Fleury. Ce dernier refuse de le laisser partir. Alors il s'entend, pour cesser le travail, avec quatre compagnons, dont Louis Goutan, appelé lui aussi à fonder sa fabrique de toiles peintes à Lyons la Forêt. Leur maître les fait condamner, pour esprit de cabale, par la justice échevinale. Ils doivent retourner dans leur atelier et payer 30 sols d'amende. La sentence est imprimée, lue et affichée sur les principales places de Rouen aux frais des ouvriers séditieux.
Enfin l'année suivante Martin Liesse obtint satisfaction et, associé à son frère Guillaume et à son beau-père, il s'installa comme fabricant de toile peinte rue d'Eauplet à Saint Paul lès Rouen et l'entreprise connut un rapide succès. L'activité de la fabrique ne cessant de croître, manquant de place, il envisageait de s'installer ailleurs et son choix s'est porté sur Charleval, sur une belle prairie qui prolongeait les jardins du "château ", au bord de la Lieure.
La fabrication de toiles peintes
Les
différentes opérations étaient exécutées en trois endroits différents :
Sites reportés sur le plan Jourdheuil de 1949 |
En
1 apprêt des toiles : les calicots étaient soumis à un trempage dans la rivière
puis dans une chaudière et battus à la force des bras.
En
2 étendage des toiles: il fallait les arroser fréquemment, veiller à ce
qu'elles restent bien tendues et ne
soient pas salies. Ce travail était confié à des enfants.
En
3 garancerie, où l'on effectuait la préparation des couleurs, gravure,
où les graveurs, à l'aide de gouges et du maillet reproduisaient les modèles
sur des planches de tilleul, impression, où les imprimeurs appliquaient
la planche, enduite d'une composition de couleur épaissie de mordant, sur la
toile posée à même la table, puis renouvelaient l'opération en ayant soin de
juxtaposer avec précision les motifs décoratifs tandis qu'un tireur,
généralement un enfant, déplaçait la toile à mesure, et retouche,
travail minutieux confié à une main d'œuvre féminine.
C'est l'hiver, un graveur réchauffe ses doigts engourdis |
Un graveur forme un apprenti à manier le maillet |
Tables d'impression
A tireurs (enfants)
B imprimeurs
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L'épinceuse répare les défauts de la toile.
La pinceauteuse retouche les défauts d'impression.
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Une abondante main-d'œuvre
En
1789, la fabrique employait déjà une centaine d'ouvriers et cet effectif n'a
pas cessé de croître jusqu'en 1800. Tout le travail s'effectuait à la main. La
rivière n'était utilisée que pour la qualité de ses eaux, nécessaire à l'apprêt
des toiles, et non pour sa force motrice. Pendant les mois d'hiver les
intempéries empêchaient d'étendre les toiles sur pré et la fabrique
fonctionnait au ralenti.
Pendant la période d'activité, beaucoup d'ouvriers venant des alentours trouvaient un hébergement chez un logeur. Certains ouvriers imprimeurs originaires de régions lointaines se sont fixés à Charleval où ils se sont mariés.
Ce fut, pour Martin Liesse, un souci constant de trouver à loger ses ouvriers; à cet effet, il a loué ou acheté plusieurs maisons à Charleval, en particulier la majeure partie du « château », ancien pavillon de Charles IX. qu'il a loué puis acquis au titre de bien national.
L'ancienne galerie joignant le pavillon du roi à celui de la reine avait été aménagée en logements |
Pendant la période révolutionnaire la fabrique de toiles peintes a continué à prospérer et devint, sous le Consulat, la plus florissante de la région avec ses 30 tables d'impression. Liesse s'approvisionnait en calicots et siamoises aux halles de Rouen où il tenait aussi une maison de commerce pour écouler les 12 000 pièces imprimées chaque année.
Chef de pièce (début d'impression) conservé au musée de Jouy-en-Josas |
En 1806, le déclin a commencé, le nombre d'ouvriers s'est abaissé à 260, alors qu'en 1804 Martin Liesse disposait encore de trente tables d'impression qui produisaient 9000 pièces annuellement, deux ans plus tard, il n'en utilisait plus que douze, si bien que la production s'était réduite à 3600 pièces. Alors espérant redresser la situation, il s'est associé en 1807 à Jean-Baptiste Vacossin sous la raison sociale « Liesse & Vacossin ».
Mais depuis le début du siècle, la concurrence se faisait de plus en plus redoutable. Sur le territoire même de Charleval, au hameau du Petit Nojon, venait de s’établir une autre fabrique d’indiennes, appartenant à deux frères, Pierre et Charles Anty, venant de Canteleu, qui utilisait la force hydraulique pour battre les toiles, ce qui procurait un indéniable avantage à la fabrique.
Finalement
Martin Liesse s’est résolu à céder ses parts à son associé. Il avait dû
renoncer à produire des grandes pièces d’indiennes car la riposte anglaise au
blocus imposé par l’Empereur empêchait d’importer les produits d’outre-mer. La
toile de coton, qui valait 10 francs le quintal avant la crise, atteignait le
prix exorbitant de 160 francs, quant aux teintures exotiques il devenait
presque impossible de s’en procurer.
Mais en 1811 l’espoir renaissait, on avait remis en service quinze tables supplémentaires, et embauché du personnel : deux graveurs, treize imprimeurs, vingt tireurs et dix hommes de pré et, chez les femmes, sept rentreuses et cinq épinceuses. Malheureusement cette embellie fut de courte durée; la fabrique a de nouveau connu un déclin cette fois irrémédiable. Liesse assiste aux vains efforts de son successeur, avant de mourir le 16 mars 1815. Pour moderniser la manufacture, un barrage informe avait été hâtivement construit sur la Lieure, afin de mouvoir une machine à battre les toiles mais cette innovation ne put éviter la faillite et la vente par adjudication aux Andelys le 3 novembre 1819, à Michel Hutrel
Celui-ci trouve la machine à battre les toiles que ses prédécesseurs avaient expérimentée sans trop de succès et de plus sans autorisation. D'ailleurs l'installation se révélait assez rudimentaire. Un canal ouvert à partir de la Lieure alimentait la roue motrice et sur la rivière un barrage irrégulier, construit grossièrement de pieux et de planches, assurait une chute de 57 cm de hauteur. Le nouveau propriétaire entendait mieux utiliser cette retenue et, dans l'intention de se conformer à l'instruction ministérielle du 9 thermidor an 14, il adresse une pétition au préfet le 19 avril 1823, afin d'être autorisé à conserver la machine à battre, formalité que ses prédécesseurs avaient négligée.
Plan de la cité ouvrière et de la vieille fabrique dressé pour la vente des biens de l'héritière de Michel Hutrel par adjudication publique en 1886 |
Michel Hutrel, riche propriétaire rouennais, n'exploitait pas lui-même l'usine, il la loue à Victrix Delanos. Ce fut lui qui assista le 18 mai 1834 à la vérification des ouvrages exécutés.
Près de la manufacture, Michel Hutrel
avait fait construire une cité ouvrière qui a longtemps porté son nom. Limitée
par la Lieure et la rue du Pont d'Andelle, elle était viabilisée par deux
voies : la rue Charles IX en retour d'équerre et la rue de la Maternité. D'un
côté, un long corps de logis de 55 sur 5 mètres abritait cinq logements sur un
seul niveau. De l'autre côté trois maisons pourvues d'un étage totalisaient
sept logements. Ceux-ci ne comportaient
généralement que deux pièces: cuisine et chambre, disposées soit en enfilade,
soit l'une au-dessus de l'autre. Chaque unité d'habitation disposait en outre d'une
portion de grenier, d'un petit cellier et d'une parcelle de jardin de 2 ou 3
ares.
L'usine de Victor Crépet
Victor
Crépet, de Rouen, acquiert le 8 octobre 1825 un moulin installé par Louis
Hubert au lieu-dit « l'Acre Cornue ». Le nouveau propriétaire a
construit, à la place, un corps de bâtiment servant d'habitation mais aussi une
fabrique d'indiennes avec atelier d'impression et garancerie. Il en fit une
usine disposant des moyens mécaniques les plus récents, utilisant l'impression
au rouleau de cuivre dont les techniques de fabrication et de gravure venaient
d'être mises au point.
Cependant l'implantation de son usine s'est heurtée à maintes difficultés dues à son insertion dans un milieu déjà fort occupé. Victor Crépet était venu se placer entre deux établissements plus anciens: la filature de Pottier-Baillet, à 350 mètres en amont, et le moulin à blé d'Adjutor De Fontenay, à 250 mètres en aval.
Le bureau de bienfaisance de la commune avait hérité d'une prairie qui avait appartenu jadis à l'Hôtel-Dieu de Noyon. Pour faciliter la construction de sa fabrique, Victor Crépet avait retiré le vannage du canal dérivé de la Lieure qui alimentait un réseau de fossés destiné à son irrigation. Quand l'usine fut mise en marche, il n'a pas rétabli le barrage en tête du canal d'irrigation et le maire dut à plusieurs reprises en demander la restitution.
Enfin les deux parties signèrent une transaction, approuvée par l'ordonnance du 22 avril 1833, obligeant Crépet à fournir au moins un pouce d'eau dans les fossés de la prairie.
L'usine était exploitée par un locataire, Hyacinthe Boimard, quand, le bâtiment, situé sur la rive droite, fut ravagé par un incendie en 1847. Ce fabricant fut nommé maire par l'arrêté du Préfet du 18 juin 1855 mais, en 1860, par suite de mauvaises affaires, il a quitté la commune sans donner de déclaration de changement de domicile.
Après 1860, l'impression sur indienne
périclite. Le manque d'envergure obligea l'indienne locale à se contenter d'une
production à bon marché, ne s'attachant guère à la perfection du dessin et de
la couleur. Les fabricants hésitaient à engager les fonds nécessaires au
renouvellement de l'outillage, d'autant plus que les progrès techniques avaient
mis sur le marché des machines coûteuses qui imprimaient en plusieurs couleurs
simultanément.
De plus, ils négligèrent la constitution
de stock de toiles blanches en réserve. C'est pourquoi ils furent durement
frappés quand sévit la crise cotonnière, imputable à la guerre de Sécession en
Amérique. Ils ne trouvaient alors, et encore avec difficulté, que des tissus
fabriqués à partir de coton provenant de l'Inde, qui prenaient mal
l'impression.
Les moulins à papier, initiatives locales.
Les
moulins à papier, établis sur trois sites différents de la Lieure en 1791, 1817
et 1822, sont dus à l'initiative d'habitants de Charleval, nés dans la commune,
qui ont investi des capitaux acquis dans le commerce ou l'artisanat.
Le premier de ces maîtres fabricants, Louis Pierre Leroux, était né le 3 septembre 1752, d'un père épicier, qui, à sa mort en 1775, laissait trois fils. Jacques François s'était orienté vers la prêtrise et devint curé de Charleval en 1784, les deux autres, Louis Pierre et Bon Ange, s'associèrent dans la création du moulin à papier en 1791.
Louis Pierre devint maire de Charleval en 1802, il remplaçait Louis Adrien Ratel révoqué à cause d'un emprisonnement pour dettes. En 1807, il fut à son tour suspendu pour avoir toléré la présence d'un conscrit réfractaire dans sa commune. Déféré devant le tribunal des Andelys, il fut acquitté. En dépit de ce jugement favorable, le préfet a refusé de le réintégrer sous prétexte que son exemple encouragerait la négligence des maires à poursuivre les déserteurs. Cependant le collège électoral convoqué pendant les Cent jours l'a proclamé adjoint. Il était alors sexagénaire et disposait d'un revenu de 1500 francs. De nouveau maire en 1816, il a rempli cette fonction jusqu'à sa mort, le 31 janvier 1820
Au lieu-dit « l'Acre Cornue », le cas de Louis Hubert est similaire: un père marchand boulanger qui disposait lui aussi de quelques biens dont le revenu était estimé à 49 livres.Son frère aîné prit la succession à la boulangerie tandis que lui-même fut cultivateur avant de fonder son moulin à papier.
En ce qui concerne « la Grande Cour », pour Florentin Amand Pellerin, né le 20 avril 1792 d'un charpentier, la constitution du patrimoine semble plus tardive mais, en 1790, le père jouissait d'un rang social équivalent aux précédents. Il fut officier municipal après Thermidor, devint adjoint au maire en 1809 et démissionna en mars 1815. Il était alors propriétaire avec 1200 francs de revenu.
Les capitaux disponibles étaient somme toute plutôt limités, toutefois ces entrepreneurs avaient reçu en héritage des terres que traversait la Lieure avec un bâtiment situé au bord de la rivière et aménageable en moulin à peu de frais.
Des équipements au moindre coût
Louis
Pierre Leroux s'est installé en 1791 sans autre formalité que le consentement
tacite de ses voisins et quelques années passèrent avant que le maître papetier
ne se préoccupe de se mettre en règle. Ce ne fut qu'en 1809 qu'un décret
impérial l'autorisa à conserver son moulin.
L'équipement hydraulique, au plus simple, ne comportait pas de canal de dérivation; le lit de la rivière avait été partagé en son milieu par un mur qui, d'un côté, servait de bajoyer au coursier de la roue et, de l'autre, canalisait les eaux de décharge. La vanne lançoire s'appuyait sur la rive droite où était le moulin et, à gauche, la vanne de décharge maintenait l'eau de manière à créer une retenue de 63 cm de hauteur. Ces vannages en bois, ne comportant que deux éléments de 1,50 mètre de large, étaient constitués de planches coulissant dans des gorges latérales.
Sous le poids des difficultés
Louis
Hubert fut moins heureux que ses deux compatriotes dans son entreprise. Il
avait signé avec un propriétaire voisin un compromis ayant pour objet un
échange de parcelle qui lui donnait la possibilité de rectifier le cours de la
Lieure afin de faciliter la sortie de l'eau du moulin dont il avait commencé la construction. Il avait ouvert ses
canaux sans en avoir l'autorisation. Il entra en conflit avec de Fontenay,
propriétaire du moulin à blé situé à 200 mètres en aval : plainte devant le juge de paix de Grainville
puis devant le tribunal de première instance des Andelys. Alors, dans le
dessein de noyer la roue du moulin à papier qui venait d'être mis en service,
de Fontenay érige dans la rivière, à la limite des propriétés, un poteau en pierre
avec vannage, qu'il sera astreint à retirer à la suite d'un procès. Toutefois
il n'a pas renoncé pour autant à son opposition qu'il manifesta lors de
l'enquête commodo et incommodo. Il finit par obtenir un arrêté du préfet qui
ordonnait la démolition du moulin non autorisé. Louis Hubert s'est découragé,
d'autant plus qu'en six années de service son moulin ne lui avait apporté aucun
bénéfice, c'est pourquoi il l'a vendu.
Des entreprises artisanales précaires
Ces
moulins à papier n'eurent guère de longévité. Celui de Pierre Leroux ne figure
déjà plus dans les statistiques de 1812 qui ne citent que le moulin de
Vascœuil, voisin de l'Isle-Dieu. Sans doute a-t-il été remis en marche par la
suite car on le retrouve, sur le cadastre de 1836. Sa cessation définitive
d'activité intervint peu après car son propriétaire écrivait le 29 septembre
1841: « le moulin à papier ne marche plus, ayant été détruit par les
flammes il y a plus de deux ans ».
Si l'établissement de Vascœuil, avec 17 employés, fabriquait 5 200 rames de papier en 1812, celui de Leroux à Charleval n'eut jamais cette importance. Entre 1792 et 1807, outre les deux frères associés, il n'employait guère trois personnes.
La
carte d'État Major est l'œuvre du capitaine Morin en 1825, qui nous apprend que
les deux moulins, qui existaient de Charleval à Romilly, produisaient ensemble
8 000 rames de papier gris, de qualité commune. Il fournit en outre des
renseignements techniques intéressants sur leur fonctionnement. L'opération
préalable consistait à réduire des vieux linges pourris en bouillie par des
battages successifs. La pâte obtenue, diluée dans une grande cuve d'eau tiède,
était brassée. Un ouvrier y plongeait des sortes de moules, recueillant une
pellicule de pâte destinée à devenir une feuille de papier. Ensuite chaque
forme, retirée de la cuve, était renversée sur un feutre. Les feuilles, ainsi
mises en pile, étaient pressées afin d'en retirer l'eau puis elles étaient
disposées séparément sur des cordes suspendues dans une sécherie ouverte à
l'air libre. Enfin le papier subissait l'opération de collage dans une
chaudière emplie de colle claire et, de nouveau séché, il était mis en rame et
ébarbé.
Sources
- ADE
- ETUDES NORMANDES, revue trimestrielle
n°2 1980 Jean Vidalenc « Quelques témoignages sur le pays de Lyons et la
vallée de l'Andelle »
Robert Taupin
(cet
article est le résumé d'une étude plus complète, d'une vingtaine de pages, que
vous pouvez vous procurer auprès de l'auteur, de l'association, ou de la mairie
de Charleval)