1 octobre 2017

Troubles dans la vallée de l'Andelle. 1848

La barricade de Saint Julien dans le quartier Saint Sever en avril 1848 ( gravure Bellangé)


Troubles dans la Vallée de l'Andelle en 1848


Les causes de la révolution de 1848 : 

De mauvaises récoltes ont lieu en 45/46 et entrainent hausse des prix alimentaires, misère et émeutes de la faim.
C’est la dernière grande crise de subsistance en France

C’est aussi la première crise capitaliste de surproduction avec l’introduction de machines industrielles plus productives et une demande trop faible pour absorber cette production.

Le chômage est très important, ses causes sont multiples : le chemin de fer a privé d'emploi un grand nombre de bateliers, éclusiers et voituriers (ils attaquent la ligne de chemin de fer Paris-Le Havre qui les prive d’emploi), des machines plus performantes fonctionnent avec moins d’ouvriers. On voit ainsi des faits de luddisme.
Luddisme, du nom d’un ouvrier anglais Ludd qui aurait détruit deux machines à tisser en 1780. C’est l’ensemble des actions des ouvriers cherchant à détruire les machines qu'ils considèrent comme entrainant la perte de leur emploi.

De plus, l’emploi industriel bénéficie parfois à une main d’œuvre étrangère. Dans notre région, c’est à cette époque qu’est construit le pont aux Anglais avec des ingénieurs et des ouvriers anglais. Dans la filature de lin à la mécanique La Foudre à Petit-Quevilly, il y a 50 ouvrières anglaises et irlandaises, embauchées comme étant plus aptes à conduire les nouvelles machines utilisées.

La situation du prolétariat, en ces débuts de Révolution industrielle, est donc très difficile. Les salaires des ouvriers de la « grande industrie » sont très faibles et les conditions de travail déplorables (c’est l’époque de la révolte des Canuts de Lyon).

La révolution de 1830 a été récupérée par les royalistes, mais les idées républicaines reviennent. Dans toute l’Europe, des aspirations démocratiques à une plus grande justice sociale se font jour. La population urbaine est traversée par des revendications politiques et réclame plus de liberté.
En France, un large mouvement demande une réforme électorale du suffrage censitaire pour élargir le droit de vote.
Le suffrage censitaire est celui dans lequel seuls ceux qui paient un minimum d'impôts (cens = redevance), sont électeurs. Fixé à 200 francs sous la Monarchie de Juillet, il réduit le corps électoral à 246 000 électeurs.

Déroulement des événements 


Le régime -la Monarchie de Juillet- est donc très impopulaire. Le banquet prévu le 19 février à Paris pour protester contre le refus de modifier le système électoral est interdit par le préfet. Les organisateurs décident de repousser le banquet au 22 et appellent les Parisiens à manifester en masse. Une gigantesque manifestation emmenée entre autres par Lamartine a lieu de la Madeleine au Palais-Bourbon. Les incidents éclatent et un manifestant est tué. La Garde nationale n'obéit plus aux ordres du roi et se joint au peuple le lendemain. Une fusillade fait 52 morts et soulève Paris. Le roi est contraint d'abdiquer le 24 en faveur de son petit-fils, le comte de Paris. Mais l'insurrection se poursuit jusqu'à l'entrée des insurgés dans le Palais-Bourbon et la proclamation de la Seconde République par Lamartine entouré des révolutionnaires parisiens. Le soir, un gouvernement provisoire est mis en place, mettant ainsi fin à la Monarchie de Juillet.

Jacques Charles Dupont, dit Dupont de l'Eure
Jacques Charles Dupont, dit Dupont de l'Eure

Jacques Charles Dupont, dit Dupont de l'Eure

premier président de la République Française est un homme politique né au Neubourg le 27 février 1767 et mort à Rouge-Perriers le 2 mars 1855. Figure de la République, il fut le témoin et l'acteur de trois révolutions : 1789, 1830 et 1848.

Après la création du département de l’Eure en 1790, il se fit appeler Dupont de l’Eure pour se distinguer de Dupont de Nemours.

À la séance 24 février après l'envahissement de l'assemblée, il fut porté au fauteuil et présida à la proclamation de la Deuxième République « Vieillard vert d'esprit, droit de sens, inflexible à l'émotion, intrépide de regard », selon Alphonse de Lamartine, il avait alors 81 ans. « À chaque pas », raconte Lamartine, « on était obligé de soulever Dupont de l'Eure pour franchir les cadavres d'hommes et de chevaux, les tronçons d'armes, les plaques de sang qui jonchaient les abords de l'Hôtel de Ville. »
Le même jour, sous la pression populaire, il fut nommé membre du gouvernement provisoire, puis président provisoire du Conseil des ministres, devenant de fait le chef de l'État. Sa fonction fut essentiellement symbolique : il évitait à la coalition hétéroclite qui avait renversé la Monarchie de Juillet d'avoir à s'entendre sur un chef. Sa popularité permit en outre de tenir en respect le peuple, qui semblait pencher beaucoup plus à gauche que la plupart de ses dirigeants : « Son nom et son âge », note Lamartine, l'un des hommes forts du nouveau gouvernement, « servirent puissamment à imprimer la décence à la multitude. La vénération qu'on avait pour ce vieillard rejaillit sur le gouvernement et contribua beaucoup à le faire accepter ».
Durant l’assemblée constituante d’avril 1848, il vota entre autres contre la peine de mort.

Création des ateliers nationaux

Les Ateliers nationaux aux Champs de Mars
Les Ateliers nationaux aux Champs de Mars

C’est ce qu’on retient souvent de cette éphémère Seconde République. Les ateliers nationaux étaient destinés à fournir du travail aux chômeurs parisiens.

Affectés le plus souvent sur divers chantiers publics, les travailleurs, par ailleurs membres de la garde nationale, sont regroupés militairement en escouades, brigades et compagnies. Mais le nombre de demandeurs ne cesse de croître, des hommes affluant même de toute la province. Dès le mois d’avril, plus de 100 000 inscrits sont ainsi pris en charge, alors que le nombre de chantiers ne suffit plus à leur fournir du travail.

A Rouen plus de 9 000 chômeurs s'inscrivent aux ateliers et chantiers communaux. Dans la vallée de l’Andelle il semble y en avoir aussi, par exemple, à Croisy La Haye (près de Vascoeuil), Lonquesne et à Charleval.

La victoire des républicains conservateurs ou modérés aux élections de l’Assemblée constituante du 23 avril précipite la dissolution des ateliers nationaux Pour eux les Ateliers nationaux sont un gouffre financier (en réalité le coût des ateliers nationaux dans le budget du gouvernement est minime, autour de 1%) et un désastre moral, ils sont jugés inefficaces et dangereux.

La dissolution prononcée le 21 juin provoque des révoltes ouvrières et populaires à Paris du 23 au 26 juin, que le général Cavaignac réprime dans le sang (4 000 morts et 4 000 prisonniers).

Cette « expérience » sociale a duré à peine trois mois (mars-juin 1848).

Les élections d’avril 1848 pour l’assemblée nationale constituante

Elles se déroulent le 23 avril (le jour de Pâques) au suffrage universel masculin, et le nombre d'électeurs est multiplié par 40. Les candidats peuvent se présenter dans plusieurs départements, car il n'y pas d'obligation de résidence. Ainsi Lamartine est élu dans 17 départements. La participation est massive (84 % de votants).

Sur 880 élus, il n’y a aucun paysan et les ouvriers et artisans ne sont qu'une quinzaine. Il y a environ 500 élus grâce au patronage du gouvernement provisoire dont 285 authentiques républicains de la veille et 300 républicains du lendemain (royalistes connus plus ou moins déguisés). Les radicaux et les socialistes ne sont que 80.
C’est la condamnation par la province de la politique menée à Paris. Le gouvernement provisoire est remanié dans un sens plus conservateur.

Émeutes à Rouen

A l’annonce de la proclamation de la République, la joie est grande dans la population ouvrière rouennaise. De la République, le peuple attend tout, et surtout la fin d'un chômage qui s'aggrave depuis des mois Des incidents éclatent dans un grand nombre de filatures.
Antoine-Jules Senard
Antoine-Jules Senard

Aux élections d’avril à Rouen même, la liste républicaine Sénard l'emporte de peu sur la liste démocratique Deschamps*, mais dans le reste du département, les « républicains incolorés » obtiennent une écrasante majorité. La population ouvrière de Rouen ne tarde pas à manifester sa déception. La Garde Nationale triomphante affiche une attitude provocante.
* Fréderic Deschamps à Rouen, préside le comité démocratique proche des ouvriers Il est nommé le 27 février Commissaire principal du gouvernement provisoire de Seine Inférieure. C’est un célèbre avocat, il est franc-maçon Il prend quelques mesures sociales importantes pour limiter les amendes, la journée de travail et établir un salaire minimum. 


Le 27, jour du résultat définitif des élections, le rassemblement populaire, place Saint-Ouen se fait plus important, des cris hostiles partent de la foule. Des barricades (41) sont élevées rive gauche et rive droite. Sénard, démissionnaire de son poste de procureur en raison de son élection à l'Assemblée Constituante reprend en hâte ses fonctions, et organise fusillades et arrestations. Peu à peu les rues sont déblayées par des charges de cavalerie. Les forces de répression annoncent 24 morts (dont un soldat de ligne), les manifestants en dénombrent plus d'une centaine. Traqués, les derniers démocrates se réfugient sur la rive gauche où des barricades s'élèvent dans le quartier Saint-Sever. Un dispositif d'artillerie est mis en place à 200 mètres de cette dernière barricade ; 15 coups de boulets sont tirés, les soldats organisent une véritable chasse à l'homme dans la campagne...
La barricade de Saint Julien dans le quartier Saint Sever en avril 1848 ( gravure Bellangé)
La barricade de Saint Julien dans le quartier Saint Sever en avril 1848 (gravure Bellangé)

La dernière barricade de Rouen est tombée.

Et dans la vallée de l’Andelle...

Il y avait à cette époque une quarantaine de filatures dans la vallée dont plusieurs avaient des Rouennais comme propriétaires. Ce sont d’ailleurs deux d’entre eux (MM Fauquet et Villeneuve) qui écrivent au préfet pour dénoncer ces émeutes.

A partir de courriers retranscrits à postériori sur une vingtaine de pages et rédigés en grande partie par des commissaires de la République, nous avons pu établir la chronologie des événements. Cela commence par une lettre au Ministre de l’Intérieur de l’époque.

Adrien Recurt, Ministre de l’intérieur du 11 mai au 28 juin 1848 au préfet de l’Eure :
« Citoyen préfet, votre collègue de la Seine Inférieure me fait connaître que dans votre département des attroupements se livrent à des actes de dévastation et de pillages et qu'on menace de pendre un fabriquant. Votre collègue ne me fait pas connaître sur quel point du département de pareils excès ont eu lieu contre les propriétés et les personnes. Je dois de croire qu'à cet égard vous avez dû recevoir tous les avis nécessaires. Veuillez d’urgence prendre toutes les mesures de précaution et de sûreté que les circonstances réclament. Je compte sur votre vigilance sur votre fermeté. ».
Si le préfet ignorait encore les faits qui s'étaient passés antérieurement il ne devait pas tarder à les connaître car à peu près en même temps que la lettre du ministre lui en parvenait d'autres principalement des fabricants qui détaillaient les désordres pour eux très graves.

Que se passait-il donc ?

L’agitation commence dès mars, s’aggrave le 13 mai et s’amplifie à partir du 22 mai. Les émeutes de Rouen sont terminées et se sont achevées dans le sang. Y a-t-il une relation avec les événements nettement moins violents de la vallée ?

Fréderic Deschamps, nommé commissaire, réunit à Rouen les chefs et ouvriers de la plupart des filatures de la Vallée de l’Andelle ainsi que ceux de Rouen et ses environs et promulgue l’arrêté qui fixe provisoirement les salaires et doit être appliqué à partir du 10 mars. Les filateurs l’acceptent sous la contrainte des évènements mais crient que cela va les ruiner.

Il faut remarquer que depuis l'accord Deschamps du mois de mars adopté dans la Seine Inférieure, toutes les fabriques de la vallée de l’Andelle avaient été fermées. Il y avait donc impossibilité de leur appliquer l'accord et les ouvriers avaient été exclusivement employés aux ateliers nationaux. Mais les usines ayant voulu rouvrir, les ouvriers réclamèrent le même règlement que celui de la Seine Inférieure que les fabricants jugèrent inacceptable. » il y a impossibilité pour le filateur de faire travailler à ces conditions sans se ruiner en peu de temps » écrit M Fauquet.
Arrété Deschamps
Article 2. Les ouvriers fileurs travaillant sur les métiers mulljennys, seront payés 14 centimes du numéro par kilogramme, quels que soient le nombre de broches du métier et la torsion du fil pour chaînes ou trame, et quel que soit le numéro
Article3 : Les ouvriers rattacheurs de continu seront payés cinq centimes au-dessous du numéro.
Article 4. Les ouvriers à la journée seront payés 1,25 fr par journée de onze heures de travail

Prix du pain 80% de l’alimentation : 70 centimes le kilo à Paris en 1847

mulljenny mule-jenny

La mulljennys ou mule-jenny est une machine à filer à énergie hydraulique qui pouvait filer jusqu’à mille fils en même temps. Inventée en Angleterre en 1779 par Samuel Crompton, elle représente, comme son nom mule l’indique, une machine hybride, résultant de la combinaison de deux types antérieurs distincts : la water frame et la spinning jenny. 
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13 mai

Des incidents éclatent dans la filature de M.Fauquet à Perruel qui compte 200 ouvriers. Il avait accepté provisoirement les conditions du « soi-disant arrêté Deschamps de la Seine Inférieure », écrit-il. Mais les ouvriers ne travaillant que 3 jours par semaine, il ne pouvait continuer à les payer à ce « prix exagéré ». Il proposa deux centimes d’augmentation et de reprendre le travail tous les jours. Les ouvriers répondirent qu’ils ne pouvaient accepter ces conditions et que les voisins les empêcheraient de travailler. M Fauquet décide alors de fermer l’établissement

Mais ce jour-là, 60 à 80 ouvriers de M.Pouyer, drapeau en tête, exigent des ouvriers et de lui-même de ne pas travailler à ce prix sinon ils casseraient les carreaux. On reproche à M.Fauquet de s’être enfui, prévenu par Denis Lamy un de ses ouvriers.
« Quoique ce dire fut un mensonge, il n'est pas moins vrai que ce malheureux a été battu et très maltraité par un nommé Denis ouvrier filateur chez moi. Il a été battu en présence de la bande indiquée plus haut dont plusieurs excités la lutte » continue-t-il..., « j'apprends qu’une grande partie des ouvriers fileurs sont descendus de la vallée de l’Andelle en forçant bon nombre à les suivre pour se grouper et obtenir par la force ce que le bon droit empêche, au mot de liberté pour chacun. Il y a impossibilité pour le filateur de faire travailler à ces conditions sans se ruiner en peu de temps.
Monsieur le commissaire, permettez-moi encore d'attirer votre attention sur ce qu'une poignée d'individus ne payant personne, voulant gagner en quelques jours un salaire suffisant à un plus grand nombre de jours tout en vivant largement ; cette poignée d'hommes empêche quelques milliers d'ouvriers honnêtes à reprendre les travaux de leurs ateliers, ces mêmes hommes mettent à la charge du commun nombre d'ouvriers qui rentreraient dans les ateliers. Je pense que dans l'intérêt général l'administration doit s'interposer contre ces perturbateurs. ».

22 mai

C’est à la filature de M. Villeneuve à Fleury fermée depuis plus d’un mois que se déroulent des événements que les fabricants considèrent comme très graves. Lui-aussi tente une reprise des travaux en proposant des conditions autres que l’arrêté, en particulier de travailler une demi-journée par jour sur le pied de trois jours par semaine mais une partie des ouvriers refuse le travail aux conditions proposées. Les commissaires municipaux de Fleury racontent au commissaire des Andelys leur version des faits : »Quatre femmes furent déléguées vers les ateliers nationaux avec mission d'amener à Fleury un nombreux personnel dans le but de faire trancher par intimidation. Tous, réunis autour d'un drapeau en groupe d'au moins trois cents arrivèrent à Fleury et se portèrent en masse à la grille qui fait l'entrée de l'établissement de M. Villeneuve, et là, accusant leur présence par des cris les plus cyniques les uns que les autres, ils menaçaient d'enfoncer la grille qu'ils ébranlaient avec violence. Entre autres démonstrations inquiétantes, l'exhibition de la part d'un jeune homme étranger à la commune, d'une corde munie d’un nœud glissant destinés, disait-il, à pendre M. Villeneuve ».
le travail à la tâche aux conditions de l'article trois, et enfin à organiser un travail de trois jours complets sur six.

Sous l’intimidation, M.Villeneuve finit par céder aux revendications.
Le commissaire de Fleury se rend sur place :
« ….En présence de ces faits, notre intervention s'est bornée à faire évacuer la place, ce qui s’est fait assez lentement mais sans trop de difficultés. Le groupe rallié autour du drapeau s'est dirigé vers les travaux nationaux en chantant des airs patriotiques et sans marquer son passage dans la commune par de nouveaux désordres. Seulement l'individu auquel était départi le rôle de porter la corde, manifestait, de temps à autre et toujours dans un but d'intimidation, le regret d'avoir acheté si cher une corde qui n'avait point servi ; ce à quoi d'autres lui répondaient de n'en avoir soin parce qu'elle servirait un autre jour. ».

Le rapport du commissaire ne donne pas de noms : est-ce pour protéger les manifestants ou ne connaissait-il pas vraiment les agitateurs « : Il est excessivement difficile de citer dans cette affaire des noms propres, car les ouvriers, dans ces sortes de manifestations, ont l'habitude d'user d'une certaine tactique qui consiste à toujours mettre en avant des individus étrangers à la localité, tandis que ceux qui ont un intérêt direct à l'affaire restent en arrière, ou même à l'écart. Une enquête serait le seul moyen d'arriver à la connaissance de ces noms. Les seuls que nous puissions citer, et qui nous ont été communiqués par M. Villeneuve sont ceux des quatre femmes qui sont allées chercher les ouvriers des ateliers nationaux... L'une est femme d'un officier de la garde nationale de Fleury. ».

Les commissaires municipaux, faisant office de maires étaient beaucoup plus favorables aux ouvriers que les fabricants.

29 mai

Une manifestation de force est prévue dans toute la vallée, tous les ouvriers sont conviés pour forcer les filateurs de Pont Saint Pierre comme ils ont fait à M Villeneuve.


Ce jour-là, un nombre considérable d'ouvriers 1000 à 1200 se sont rendus à Romilly chez M. Pallier et l'ont obligé à se conformer au règlement Deschamps. Au moyen de la menace résultant de la nature de leur démarche et de leur nombre, et comme M. Pallier, pour réponse leur déclarait qu'il se conformait à ce règlement, ils ont exigé la représentation de ses livres afin de constater que la déclaration était ou n'était pas exacte. Des doutes se sont élevés sur cette exactitude et néanmoins le rassemblement s'est retiré devant la promesse du filateur d'adopter le salaire imposé.



De l'usine Pallier de Romilly, tous ces ouvriers se sont rendus à Pont Saint-Pierre au-devant de l'établissement de M Cavelan qui, prévenu avait déserté sa maison. M. Cavelan raconte » 6 à 700 étaient présents à cette démonstration qui a eu lieu de 10 à 11 heures du matin. Ne m'ayant pas trouvé chez moi, ils ont fait perquisition dans mes appartements croyant que j'y étais caché. Cette bande de brutes venait du haut de la vallée et forçant tous les ouvriers qu’ils trouvaient à les suivre même les femmes et les filles. Plusieurs de mes voisins ont été menacés. Les prévenant que je n'y étais pas ils ont brisé quelques vitres ; enlevé des morceaux de bois... ils ont été cherché plusieurs de mes ouvriers ; un entre autres a été maltraité ... l'affaire a été des plus graves. ».

Ces 1000 à 1200 ouvriers quittent alors Pont Saint-Pierre. En fin d’après-midi, ils rencontrent M. Dhoudemarre à la grille de son château et par peur, ou par faiblesse ou par désir de popularité M.Dhoudemarre leur offre sur la pelouse à boire et à manger. Ils acceptent, boivent du cidre puis ils prennent la route de Radepont.

A Radepont une partie de ces ouvriers se présente à l'établissement de M.Dessaint et sollicite de celui-ci qu'il ne fasse pas usage dans sa fabrique d’indienne d'une machine de nouvelle invention qui d'un seul jet imprime les couleurs et la confection définitive. Là tout s'est passé en discussions, en débats pacifiques et chacun s’est retiré..

A Fontaine Guérard des perturbateurs se sont introduits dans les ouvriers et ont détérioré de grands métiers dont les dégâts attendraient 1200 à 2500 francs.
Filature Levavasseur à Fontaine-Guérard
Filature Levavasseur à Fontaine-Guérard

Le citoyen Mignot faisant fonction de maire de Pont Saint-Pierre négocie avec divers filateurs concernés par les demandes en particulier Cavalan, mais aussi Delamare et Lachèvre à Pont Saint Pierre, Pallier à Romilly, Levavasseur, qui sous la menace signent aux conditions des ouvriers.

30 mai

Devant la gravité de la situation, le préfet réagit mais minimise lui aussi la situation. Il accuse son collègue de Seine Inférieure du fait que les attroupements qui se livrent à des actes de dévastation viennent de la limite du département. Il s’empresse cependant de prendre des mesures et envoie sur les lieux un agent voyer en chef chargé de régler la situation. Il écrit au général commandant de la 5° division de tenir au besoin des forces à disposition.
Agent voyer : personne chargée de gérer les biens communaux, d'entretenir la voirie.

31 mai

Une proclamation est adressée aux ouvriers sous forme d’affiches par les commissaires provisoires des Andelys (Monton, Legendre, Martin, Roussel) les exhortant au calme. Le ton en est largement paternaliste.
« Nous avons appris avec un sentiment de profonde affliction l'inaction des ouvriers employés aux ateliers nationaux, les excursions de ces ouvriers se répandant dans les campagnes et mettant les citoyens à contribution, la désertion de leurs travaux pour se rendre en masse chez les filateurs et leur imposer des conditions de salaire. Nous avons vérifié le travail et la dépense des ateliers municipaux et nous avons constaté un travail presque nul et une dépense relative tellement considérable qu'aujourd'hui, à force de sacrifices, toutes les ressources sont épuisées ou sur le point de l'être. Au milieu de tant de si graves circonstances, nous en appelons au bon sens, la loyauté, à la dignité des ouvriers ; nous les adjurons de se garder des embarras du commun, de reprendre dans les fabriques prêtes à se rouvrir les travaux de leur profession, travaux plus lucratifs et plus honorables que ceux des ateliers nationaux créés à titre de subventions et dont la fermeture est imminente.
En manifestant des exigences incompatibles avec la liberté des conventions, en employant la menace pour formuler vos prétentions, en faisant naître des appréhensions dans nos vallées, vous entretenez les défiances, vous prolongez la crise commerciale et empêchez la reprise des affaires
Tous les citoyens doivent par de communs efforts et des sacrifices communs, chacun selon ses moyens, ses forces et son intelligence concourir à la prospérité commune. Montrez-vous calmes et confiants, imposez silence à vos prétentions par voie d'intimidation, entendez-vous aimablement ou par voie d'arbitrage avec vos patrons et l'industrie se relèvera et l'industrie en se relevant occupera et rémunérera convenablement les travailleurs. Tel est citoyen, le concours que vous devez à la République, en attendant que ses représentants qui s'occupent actuellement et avec tant de sollicitude de l'amélioration de votre sort, aient terminé leurs travaux, tel est le concours que nous réclamons et attendons de votre patriotisme, de votre intelligence et de votre loyauté.
Plus de scènes de désordre, plus de ces rassemblements confus qui jettent l'inquiétude dans la population, plus de menaces et de violences, l'autorité veille et ne laisserait pas impuni appelé qu'elle est à faire respecter partout et par tous les personnes et propriétés, l'ordre et la liberté des transactions. ».

L’un des commissaires de Charleval pense qu’il n’y aura pas de solution tant que l’arrêté Deschamps sera en vigueur, qu’il n’est pas applicable et qu’il faut faire appel à l’autorité supérieure. C’est aussi ce que réclament les filateurs « Deux cents hommes de troupe suffiraient dans la vallée et une meilleure organisation de la garde nationale. Les perturbateurs le disent eux-mêmes car avant leur démonstration, lundi dernier ils en étaient informés ; ils ne céderont que par la contrainte. » écrit M Cavelan.

1er juin

La justice est saisie pour
1° le rassemblement du 22 mai à la filature Villeneuve à Fleury dur Andelle,
2° l'attroupement du 29 à Pont Saint-Pierre à la filature Cavelan,
3° les dégâts faits le 29 par plusieurs individus de cette bande à Fontaine Guérard, chez M. Levavasseur.

Ces dégradations auraient été faites avec calcul pour mettre longtemps cette usine en chômage.

2 juin

Pour l’agent voyer qui parcourt les lieux :
En général, l’esprit de la vallée, sans être positivement mauvais paraît être travaillé par des meneurs qui sont, il paraît, connus. Il n'y a pas trouble quant à présent, mais il y a grande effervescence ; il est temps de prendre cette position au sérieux. L'impunité accordée jusqu'à ce jour me paraît encourager l'audace. ….
... La première démonstration s'est bornée à des menaces, la seconde s'est porté à des voies de fait contre les machines, qui sait où s'arrêtera, si elle a lieu celle dont on parle comme d'une chose certaine positive ».

Cette menace de mort revient dans tous les courriers et interprétée différemment : selon les commissaires c’est juste une intimidation mais pour les filateurs cela relève de pensées plus coupables. Il y a peut-être du vrai dans ces craintes car à partir d’aveux surpris par les commissaires, les ouvriers des vallées de Rouen et d’Andelle, et ceux des autres contrées, s'entendent, se concertent, obéissent à des suggestions, à des meneurs, à une sorte de conseil d'administration supérieure.

Devant les menaces et intimidations, les filateurs cèdent mais reviennent aussitôt sur leurs promesses.

3 juin

L’information circule que tous les ouvriers de l'Andelle et partie de ceux de la vallée de Rouen, devaient se réunir en masse mardi 5 juin, marcher en masse dans toutes les communes industrielles et visiter toutes les filatures qui s'y rencontrent, dans on ne sait quel but. Par d’autres informations, ce rassemblement doit marcher sur Gisors.
D’après les commissaires « Les populations s'inquiètent, sont alarmés, demandent des troupes et offrent à qui mieux mieux de les loger, héberger, nourrir et traiter en amis ».
Cette inquiétude est-elle réelle ? Pour d’autres commissaires, l’ordre règne. Cependant, le préfet de l’Eure demande au général de brigade l’envoi d’une force militaire et que le détachement soit assez fort et arrive assez tôt pour empêcher toute nouvelle démonstration.

4 juin

180 hommes de ligne et de gardes mobiles se déploie dans la vallée. Leur arrivée imprévue cause une grande agitation. Des billets de logements leur sont délivrés mais un certain nombre d'habitants refuse de les recevoir, ce qui amène le délégué de M.Dussard préfet de la Seine Inférieure à les placer dans un logement unique, l'attitude du pays lui ayant paru peu rassurante.
Hyppolythe Dussard est préfet de Seine-Inférieure en 1848. Comment se fait-il que ce soit lui qui vienne avec la troupe et non pas le préfet de l’Eure ?

5 juin

M Dussard en personne arrive sur les lieux accompagné de 400 hommes de ligne. Le pays est parfaitement calme.

Les maires des communes intéressées se réunissent pour se concerter sur le casernement et la répartition des forces militaires. Du reste les ouvriers qui forment la majorité des habitants ont exprimé des regrets sur leur attitude mais les meneurs ne se sont pas tenus pour battus et les projets d'attroupements furent abandonnés ou ajournés.

6 juin

Le commissaire administrateur provisoire du département de l’Eure adresse aux ouvriers de la vallée d’Andelle une proclamation sur le même ton que la précédente proclamation qui se termine ainsi « ...L'administration toute paternelle, mais sans faiblesse, aura pour devise : protection à l’infortune, pitié pour l'erreur et l'égarement, mais juste et inflexible sévérité pour le crime qui attaque l'existence de toute une population, la sécurité de tout un pays. »

Après réunion avec les maires les décisions suivantes sont prises :
1°) La troupe est réduite à 300 hommes stationnés sur trois points : Charleval, Fleury, Pont-Saint-Pierre.
2°) Les ateliers nationaux doivent être remaniés et réduits considérablement.
3°) L'instruction judiciaire contre les fauteurs et auteurs de troubles doit être poussée avec activité.

On annonce qu'un coup de feu a été tiré cette nuit contre garde nationale en faction à Douville. Les auteurs connus interrogés ont déclaré n'avoir voulu faire qu’une plaisanterie.

les trois grands acteurs de la révolution de février 1848, le garde national, l'étudiant et l'ouvrier. (gravure de Granger)
les trois grands acteurs de la révolution de février 1848, le garde national, l'étudiant et l'ouvrier. (gravure de Granger) 

7 juin

Une grande partie des troupes quitte la vallée. La manifestation prévue n’a pas eu lieu. Comme il est écrit au préfet : « ...Soit que cette augmentation de force est fait réfléchir, soit plutôt que la nuit est portée conseil et que les meneurs qui se rencontraient parmi les ouvriers se fussent éloignés...Une promenade militaire dans les communes ... a porté ses fruits en intimidant les meneurs, en ramenant au sentiment de leur devoir les ouvriers égarés, en leur donnant à tous conscience de la force, de la vigilance et de la volonté de l'autorité. ».

La question des salaires n’est cependant pas réglée et si l’arrêté Deschamps est tacitement abandonné, il faut un nouveau règlement conciliant les besoins des ouvriers et les nécessités des patrons.. 

12 juin

On publie à Rouen et dans les communes industrielles de Seine Inférieure qui annule l’arrété Deschamps. Les termes de cet arrêt nouveau, sauf révision et correction de style, sont formulés et le minimum de salaire fixé à 2,25 fr.

Les ateliers nationaux sont réorganisés ou ferment sans résistance et les filatures rouvrent peu à peu. Les travaux des champs vont commencer et détournent la population des meneurs.

Il est intéressant de citer le commentaire du préfet de Seine Inférieure.
« ...Une chose m'a frappé cependant et je dois vous la dire c'est la faiblesse extrême et le défaut d'énergie de la plupart des maires de ces communes. Cela vient de ce que depuis quinze jours ils ont laissé ces désordres s'augmenter ; cela vient surtout que fabricants eux-mêmes ils redoutent les ouvriers envers lesquels ils se montreraient sévères ... ».
Le commissaire Monton des Andelys parcourt la vallée ; tout est calme et rentre dans l’ordre. Mais il ajoute « partout la réaction s'opère, se montre hardiment, agit, triomphe et tire ouvertement vanité de son triomphe Nous attendons prochainement la nomination d'un sous-préfet.
En un mot les troubles de la vallée de l’Andelle sont terminés ».

Le 21 juin, les ateliers nationaux sont dissous en France. Plus de 100 000 hommes perdent leur gagne-pain.
Du 23 au 26 juin, la révolte parisienne est écrasée dans le sang : 4000 morts.
Il en est fini de l’illusion lyrique de février. La Constitution supprime le droit au travail. Napoléon III est élu président de la République en décembre.

Quelques noms connus

Thomas Auguste POUYER-QUERTIER 1820-1891

Portrait-charge signé André Gill, dans L'éclipse N°22   21 juin 1868
Portrait-charge signé André Gill, dans L'éclipse N°22 - 21 juin 1868

Élève de Polytechnique, il acquiert ses connaissances industrielles en Angleterre de 1841 à 1843 puis séjourne dans les usines d'Alsace et d'Allemagne. Il s'installe alors dans la vallée de l'Andelle et rachète la filature de lin "La Foudre" qu'il transforme en une florissante filature de coton (voir plus haut). Maire de Fleury-sur-Andelle de 1854 à sa mort, député de la Seine-Inférieure, Conseiller Général, Ministre des Finances en 1871, il émit l’emprunt permettant la libération anticipée du territoire.
En mai 1848, il affirme qu'un ouvrier peut vivre avec 1F.

Alexandre–Joseph LEGENDRE

Commissaire du gouvernement faisant office de préfet du 26 février au 2 mai 1848, il exerce ses fonctions avec modération et dévouement.
C’est un ami de Dupont de l’Eure. Il est élu en avril 1848 avec 91 264 voix (sur 99 700 votants). Il siège à gauche, vote pour l’abolition de la peine de mort. Non réélu aux Législatives de mai 1849, il quitte la vie politique sans cesser de faire de l’opposition au gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte.

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L’une des 20 pages que nous avons déchiffrées pour cet article
L’une des 20 pages que nous avons déchiffrées pour cet article


Sources :

Archives Départementales de l'Eure, IV F 119
Revue d’histoire populaire « Le peuple français » Rouen 1848 : La Saint Barthélémy rouge
Site Persee Autour des émeutes rouennaises d’avril 1848 : Réalité et représentations d’une insurrection ouvrière



Liliane Ebro