31 mars 2023

Le domaine de Louis Renault

Le domaine de Louis Renault - Sur la route de Pîtres à Andé, le porche d’entrée du domaine
Sur la route de Pîtres à Andé, le porche d’entrée du domaine

LE DOMAINE DE LOUIS RENAULT

A quelques kilomètres de Pîtres, en remontant la Seine, on arrive dans ce qui a été le domaine de Louis Renault, dont l’élément le plus reconnaissable est le porche monumental qui menait au château de la Batellerie. C’est de la rive gauche de la Seine que l’on aperçoit le mieux le château et ses dépendances.

Billancourt et Herqueville

Louis Renault est né à Paris en 1877, fils de grand négociant en passementerie. Devenu dessinateur industriel, il «bricole » dans un petit bâtiment au fond du jardin de leur maison de campagne de Boulogne, où il fonde en 1898 sa première entreprise, avec six ouvriers. En 1905 elle s’étend sur 24 hectares, en emploie huit cents et produit 1200 voitures par an.

Le domaine de Louis Renault - La première « usine » Renault
La première « usine » Renault

C’est en naviguant sur la Seine qu’il découvre et décide d’acquérir en 1906 le domaine de la Batellerie : un château sur une propriété de 428 ha dont seulement 15 sont exploités, et un atout majeur : la chasse. A Herqueville même, le domaine comprend le château de la Batellerie, construit une vingtaine d’années auparavant, un parc de 13 ha, la ferme attenant au château et une maison appelée le Chalet Laureau. Il y a, de plus, deux autres fermes situées à Daubeuf : les Buspins, à restaurer, et Fretteville.

Dès l’achat, il détruit une partie des édifices existants et fait construire trois bâtiments qui vont donner un sens au domaine : un château pour se loger et recevoir, une ferme pour produire et enfin la maison des Matelots pour pouvoir naviguer.

Ce domaine est confié à un régisseur qui surveille les fermes et a la charge de tous les services : maison, chasse, voitures et autres charrois, mécanique et menuiserie, yacht et bateaux, bois coupés.

Le domaine de Louis Renault - Vus de Portejoie, le château et la maison des matelots
Vus de Portejoie, le château et la maison des matelots

En même temps qu’il étend son domaine, notamment en achetant l’Ile aux Bœufs, Louis Renault développe ses usines. Dès 1912 une troisième usine a été construite, qui occupe 4500 ouvriers. Après une visite des usines Ford aux États-Unis, il commence à appliquer le taylorisme, notamment le chronométrage, ce qui provoque des grèves en 1913.

La guerre 1914-1918

La Première Guerre mondiale lui permet de développer ses usines : outre les camions, les voitures utilitaires et les moteurs d’avions, il fabrique des chars, des ambulances, des brancards, des groupes électrogènes, des caterpillars, des automitrailleuses, des pièces détachées de fusils et de canons. Il construit des avions, mais cette fabrication est arrêtée en 1917. Au sortir de la guerre, ses usines, au nombre de six, sur 80 ha, emploient 22000 salariés, et utilisent 5000 machines.

Le domaine de Louis Renault - Le char Renault
Le char Renault

En septembre 1918, c’est à Herqueville qu’il épouse Christiane Boullaire, 19 ans, fille d’un grand notaire parisien. Elle règne, alors, avec son mari, sur un domaine de 800 ha, essentiellement dans la boucle de la Seine, rive droite.

A Billancourt, il doit reconvertir ses usines, ce qui passe par le recyclage du matériel de guerre (des chars deviennent des tracteurs) avant de commencer la production de nouveaux modèles comme la 6 cv KJ et une 40 cv haut de gamme.

Il veut une production intensive : ‘‘un maximum de produits dans un minimum de temps, avec le minimum d’efforts’’. Une première chaîne de montage est installée en 1922. L’entreprise devient la Société Anonyme des Usines Renault, vaste trust comprenant des industries de machines-outils, de ciment, de bois ou encore de fonderies, de forges, d’aciéries, dont il détient 95% des parts,

Nouvelles acquisitions et agrandissement

Dans les années 1923-1926, Louis Renault acquiert cinq fermes. A Portejoie, sur la rive gauche, le Mont Joyeux, dont les bâtiments, un logis du XVIIème et un grand hangar en pierre, sont à restaurer, la plus grande ferme de Connelles, près de l’église, avec son manoir du XVIIIe siècle et une vaste grange du XVe siècle qu’il restaure. Il acquiert ensuite le Moulin d’Andé, dont une partie de la construction date du XVe siècle, qui ne fonctionne plus depuis 1874 mais possède encore son mécanisme particulier de moulin à roue pendante. A Muids, il fait construire en 1926, une ferme ex nihilo au milieu de ses terres : la Ferme Blanche.

Le domaine de Louis Renault - Carte du domaine dans les années 1930 (Archives Renault Histoire)
Carte du domaine dans les années 1930 (Archives Renault Histoire)

Il décide alors d’agrandir la Batellerie, pour accueillir les invités de plus en plus nombreux, qui viennent souvent accompagnés de leurs domestiques. On prolonge le bâtiment existant par une adjonction, construite sur le coteau face à la Seine. L’élément phare de cette nouvelle construction est la piscine tout en mosaïque, de style Art Déco.
Le domaine de Louis Renault - La piscine intérieure de style Art-déco
La piscine intérieure de style Art-déco

Désormais, la maîtresse de maison peut lancer des invitations pratiquement tous les week-ends, pour un dîner, une chasse ou une fête sur un bateau, et le propriétaire ne manque pas alors d’entraîner ses hôtes dans la visite du domaine.

Le service des jardins comprend sept jardiniers, pour les fleurs, les serres, le jardin maraîcher. Le service autos a deux garages, deux automobiles, un camion, une benne basculante, un break qui va à Paris le mardi pour emporter les provisions et apporter les commandes. Il va chercher l’essence à Rouen pour tous les services et pour les fermes.

Le service menuiserie a en charge l’entretien et, parfois la construction de toutes les parties en bois du château, des fermes et des maisons. Il fabrique aussi des meubles. Le service yacht et bateaux a un capitaine et cinq matelots, le service chasse est assuré par trois gardes-chasse, le service bois d’exploitation s’occupe des coupes en sélectionnant le bois de chauffage et de construction.

Le domaine de Louis Renault - L’escalier intérieur principal
L’escalier intérieur principal

Organisation des fermes

Chaque ferme est autonome et leurs exploitants touchent un fixe et une part des bénéfices. Ils effectuent leurs propres achats et ventes directement, mais doivent en référer au régisseur, représentant direct de Louis Renault sur le domaine, qui surveille les cultures et les récoltes, fait un inventaire du mobilier, des matériaux et des marchandises; reçoit les bons pour les fournitures des fermes, paie les marchandises aux fermiers, les impôts sur les salaires et les automobiles, reçoit les commandes des chefs de services, surveille les entrées et les sorties de tous les véhicules, ainsi que les courses effectuées, et veille au bon déroulement des expéditions à Paris. Son rôle est tellement important aux yeux de Louis Renault que les deux hommes sont reliés directement par un téléphone intérieur.

Les acquisitions

De 1906 à 1934, pendant 28 ans, Louis Renault voit sa volonté d’extension bridée par les propriétés de lfamille Lanquest, à Herqueville, Muids, Connelles, Daubeuf, où elle possède 315 ha.

Après avoir procédé avec Louis Lanquest à des échanges de terres parfois difficiles, Louis Renault propose dès 1923 aux héritiers Lanquest, propriétaires en 1921, d’acheter l’ensemble de leur domaine. Mais il lui faut dix ans pour venir à bout de leurs réticences et la vente n’est conclue qu’en 1934, ce qui lui donne la possibilité de réaliser trois grands projets : il agrandit le parc de la Batellerie, démolit le château Lanquest, construit 35 ans auparavant, pour faire bâtir une nouvelle demeure, le Manoir, et plus tard le Home, pour ses nièces. Il déplace aussi la ferme de la Batellerie plus au nord en faisant construire des bâtiments nouveaux qui vont devenir le cœur du domaine agricole expérimental.

Nouvelle tranche de travaux : le Grand chantier

Des ouvriers des usines sont envoyés à Herqueville, comme Domenico Cargnelli, chef maçon de Billancourt, affecté à la construction de la nouvelle ferme et au mur bordant la D 19. Il a besoin d’une soixantaine d’ouvriers et fait appel à des maçons italiens, comme lui venus du Frioul. En 1934, ce sont 120 ouvriers qui travaillent pour le ‘‘Patron’’ à Herqueville, auxquels il faut ajouter les transporteurs qui effectuent d’incessants allers-retours entre Paris et la Normandie.

Lors de démolitions, le mot d’ordre est de « récupérer tout ce qui peut l’être sur place et de le stocker dans le voisinage immédiat »: l’entrée de la ferme et la couverture de la maison Patard sont exécutés avec des tuiles de réemploi.

Le parc du château est agrandi sur l’ancienne ferme Lanquest démolie. On augmente ainsi l’espace des occupants du château qu’on protège aussi des nuisances extérieures en creusant un souterrain réservé aux livraisons : il part des caves du château, passe sous le parc, puis sous la route n°11, pour aboutir devant les ateliers, en particulier la scierie qui est agrandie et rénovée.

La ferme de la Batellerie est abattue, une nouvelle est construite plus au nord. On construit aussi la maison du régisseur, un magasin, une cantine. Le village change d’aspect. L’achat Lanquest permet à Louis Renault d’englober dans son domaine le chemin le long duquel se trouvaient plusieurs maisons dont la mairie. Il fait déclasser le chemin, l’achète, démolit les constructions existantes et fait reconstruire la mairie, à son emplacement actuel.

La production du domaine

A la lecture des notes et courriers, on comprend que le but de Louis Renault est de rentabiliser le domaine en lui appliquant les méthodes de production en usage dans ses usines : réorganiser scientifiquement le travail afin d’éviter gaspillage et perte de temps. Il veut aussi développer certaines productions (cidre, beurre, porcs, volailles) pour limiter les achats à l’extérieur et obtenir l’autarcie du domaine. Dans une note, par exemple, il donne ses instructions : « les cours, écuries, étables, porcheries devront être dans un état de propreté absolue.
A 9h 1/2, dans chaque ferme, les bêtes devront être toutes prêtes, lavées, nettoyées entièrement, prêtes à être examinées. Les bêtes seront présentées à la corde, soit dans la cour, soit dans un pré à proximité de la ferme et dans l’ordre suivant : taureaux, vaches, génisses en allant de gauche à droite devant les bêtes.

Le domaine de Louis Renault - Clapiers et bergerie de la ferme de Fretteville
Clapiers et bergerie de la ferme de Fretteville

Toutes les fermes pratiquent la polyculture (betteraves à sucre, blé, orge, avoine, maïs, pommes de terre, betteraves fourragères) et l’élevage (vaches, moutons, porcs, volailles). Ensemble, elles font travailler 52 personnes: conducteurs de tracteurs, charretiers, vachers, bergers, manœuvres, bonnes... Bergers et vachers travaillent 10h par jour, 365 jours par an, les autres 10h par jour,
6 jours ou 6 jours 1/2 par semaine. Le domaine assure la nourriture de 40 personnes, certaines sont logées ou couchées (les chambres se trouvent dans les greniers ou dans les granges).

Les fermiers ne peuvent embaucher ou débaucher sans avoir averti le régisseur et sans l’autorisation de Louis Renault; Il est conseillé d’avoir un effectif strictement minimum ». Le chef de ferme ne doit pas appeler le vétérinaire de sa propre initiative, mais attendre la décision du régisseur quand une bête est malade. En revanche, il lui reste quelques prérogatives : il paye ses ouvriers en établissant une fiche de salaire, organise les congés par roulement (depuis 1936 et les lois du Front Populaire), de façon à ne créer aucune gêne dans les travaux.

La femme du chef de ferme a aussi un rôle important : tenir la maison d’habitation « en état de propreté constant », nourrir le personnel, contrôler la production laitière, élever, « avec l’accord du régisseur », porcs, lapins, oies, canards, dindes, à nourrir avec les déchets de la ferme, et on lui demande « d’être économe sur la nourriture du personnel et sur la consommation des produits d’entretien, afin d’éviter le gaspillage ».

Le domaine de Louis Renault - Vue d’ensemble de la ferme de Fretteville
Vue d’ensemble de la ferme de Fretteville

Un service autonome de la chasse effectue des rondes dans le domaine six jours par semaine, afin d’interdire tout braconnage, et Louis Renault n’hésite pas à engager des détectives pour démasquer les fraudeurs. Le garde chef doit aussi organiser les chasses, lourd travail quand on sait que le ‘‘château’’ chasse pratiquement tous les week-ends. Louis Renault y participe mais c’est plutôt Christiane qui y prend plaisir : il n’hésite pas en effet à abandonner une chasse en cours pour aller visiter ses fermes.

Mécanisation et motorisation

La réorganisation du domaine passe aussi par la mécanisation, ce qui suppose la disparition des chevaux et leur remplacement par des tracteurs. Mais il faut convaincre les fermiers toujours très réticents. On vend les chevaux au plus offrant sur les marchés aux bestiaux de la région. Ainsi en janvier 1937, 15 chevaux sont vendus d’un coup, à un fort prix car Louis Renault a pris soin d’envoyer un homme pour faire monter les enchères alors que les gros marchands n’avaient offert qu’un prix dérisoire.

Dans un premier temps, on conserve deux chevaux en secours. Ils sont loués à la journée dans les fermes si besoin est. Mais après leur noyade en Seine lors d’une traversée en bac, ils ne seront pas remplacés. En un an à peine, les 80 chevaux du domaine disparaissent et chaque ferme se voit dotée de deux tracteurs.

Le domaine de Louis Renault - Tracteur type YL. 8/15 CV - 1934 © Musée Renault Billancourt
Tracteur type YL. 8/15 CV - 1934 © Musée Renault Billancourt

Lait, beurre, porcs

En 1935, les fermes possèdent en tout 150 vaches laitières qui produisent entre 1200L et 1500L de lait par an vendus à la société Maggi, mais Louis Renault veut mettre fin à ce système et rentabiliser ses vaches en fabriquant un produit fini : le beurre.

La production passe par une sélection des vaches, « savoir éliminer les vaches qui ne font pas ou qui se font mal remplir et les mauvaises laitières ». Les hollandaises sont remplacées par des normandes dont le lait est plus riche en matières grasses. Des prélèvements sont effectués tous les jours pour analyser la richesse en crème. Le beurre produit est empaqueté par 500 grammes ou 1 kilo étiquetés ‘‘Laiterie d’Herqueville’’. L’élevage des porcs est une conséquence directe de la fabrication du beurre : il faut écouler le petit lait qui en résulte.

Les volailles

L’élevage de volailles est organisé « dans un but de centralisation, de propreté et d’économies ». La ferme du Mont Joyeux est équipée de plusieurs parquets d’élevage et de trois poulaillers qui accueillent 150 poules pondeuses et des coqs à raison d’un coq pour quinze poules. Des couveuses à pétrole sont prévues pour les œufs, des ‘‘radiateurs’’ pour les poussins nouveau-nés sont alimentés par une chaudière à bois. On élève la ‘‘Sussex’’, petite poule robuste et mangeant peu.

Moutons

L’élevage des ovins est rationalisé selon les mêmes principes que celui des bovins. Le troupeau est constitué en avril 1937 : on prend sans ménagement 20 agnelles par ferme, « que les fermiers le veuillent ou non » et on en achète à l’extérieur une cinquantaine en plus de 2 béliers de la race ‘‘Ile de France’’. Ce troupeau d’ovins est chargé d’éliminer les mauvaises herbes et de fumer les champs, mais aussi de donner de la laine et de fournir de la viande.

Effectivement les moutons évitent d’avoir à brûler constamment les mauvaises herbes et permettent d’obtenir de belles prairies à moindre coût, sans avoir à les retourner, les herser ou les semer. C’est cette méthode anglaise que veut suivre Louis Renault en concluant « les moutons feront la prairie ».

Cidre

L’organisation d’une cidrerie naît d’un constat simple : les chefs de ferme achètent du cidre à l’extérieur pour leur famille et le personnel, alors que le domaine regorge de pommiers ! La cidrerie est installée à l’extrémité d’un grand hangar d’Herqueville. Les pommes sont montées par élévateur, puis déversées sur un plancher incliné qui les conduit vers la presse, le jus coule directement dans une citerne vitrifiée avant d’être repris par électro pompe pour être pulsé dans une remorque citerne qui transporte le jus jusqu’à des grottes aménagées dans la falaise surplombant la plage d’Herqueville, pour y être stocké dans des fûts de chêne ayant contenu du porto, achetés sur le port de Rouen. Il mûrit tranquillement avant d’être mis en bouteilles.

Le domaine de Louis Renault - La cidrerie, largement mécanisée
La cidrerie, largement mécanisée

Louis Renault fait apposer des affiches : « le domaine d’Herqueville offre à son personnel de l’eau de vie de cidre à 69° aux conditions suivantes : le prix du litre à 5F plus les droits 17,50F, soit 22,50F. Prière de se faire inscrire à la régie du domaine et d’apporter des litres étiquetés à son nom. »

Agrandissements, méthodes et bilan

Les agrandissements successifs ont été le résultat d’achats continuels, parcelle après parcelle et, d’un travail patient d’acquisitions au coup par coup. La réalisation d’un ensemble cohérent a pris 40 ans, de 1905 à 1944.

L’opération la plus spectaculaire est sans doute l’acquisition de la mairie d’Herqueville en 1934 : celle-ci, incluse dans le domaine après l’achat de la propriété Lanquest, est démolie et reconstruite à l’identique, même superficie, même disposition intérieure et mêmes matériaux que l’ancienne.

Le domaine de Louis Renault - La mairie d’Herqueville sur le point d’être démolie pour reconstruction de l’autre côté du mur. L’arche d’entrée est en construction (Archives Renault Histoire)
La mairie d’Herqueville sur le point d’être démolie pour reconstruction de l’autre côté du mur. L’arche d’entrée est en construction (Archives Renault Histoire)

Mais la grande affaire est l’achat des chemins communaux. Sa stratégie est simple : d’abord acquérir toutes les parcelles qui les bordent, puis les faire déclasser avant de tenter une démarche d’achat auprès des municipalités. Pour amener les municipalités à traiter ce sujet, il peut mettre en avant plusieurs arguments : d’abord son poids financier, ensuite son rôle d’intermédiaire dans les négociations avec des administrations ou des entreprises et enfin des améliorations du réseau routier. C’est en partie grâce à lui qu’est reconstruit le pont de Saint Pierre du Vauvray, dont la disparition en 1913 bloquait toutes les communes riveraines de la Seine.

Municipalités

Pour se concilier les municipalités ou les maires des communes concernées, Louis Renault n’hésite pas à faire preuve de générosité. Ses libéralités vont d’abord à Herqueville. Ainsi en 1918 il fait un don de 1000F à la commune à l’occasion de son mariage. Dans son testament un codicille léguait
60 000F à la commune, somme à rente perpétuelle avec capital inaliénable, dont les arrérages devaient être versés chaque année aux diverses œuvres sociales, à savoir les caisses des écoles, les cours d’éducation professionnelle, l’assistance aux nouveau-nés, les retraites, les hôpitaux, les asiles, les bureaux de bienfaisance.

Il faut préciser que Louis Renault a peu à redouter d’un conseil municipal constitué d’hommes qui lui étaient dévoués et d’un maire qui lui doit beaucoup : il est logé dans une maison qui appartient à Louis Renault et dont il garde la jouissance sa vie durant. De plus il paie les marchandises du domaine au même prix que le personnel et dispose d’une voiturette.

Propriétaires privés

Auprès des propriétaires privés, c’est à une véritable guerre d’usure que se livre Louis Renault. 

Comme dans toute guerre, il faut des alliés : les notaires, les notables locaux, maires et curés en particulier, sont récompensés selon leurs mérites. Mais, les libéralités ont des limites ainsi que le montre l’histoire du curé de Muids, chargé de faire comprendre à l’une de ses paroissiennes qu’il serait intéressant de vendre un petit bois. Le service rendu, le curé demandait une voiture « pour son évêque » et précisait qu’il faudrait « une 10 CV, 6 places, 4 à l’intérieur, 2 à l’extérieur », étayant sa requête d’un argument de poids : ce don de Louis Renault serait sa contribution au diocèse, son denier du culte en quelque sorte, mais celui-ci répond qu’il valait mieux que l’évêque se tournât vers une voiture d’occasion ou que, à la rigueur, on pouvait lui céder une automobile au prix de gros. Un jour il reçoit au château le même curé et, jugeant sa soutane un peu miteuse, n’hésite pas à prendre lui-même les mesures de l’ecclésiastique pour lui faire tailler de nouveaux habits.

L’arme principale de Louis Renault face aux propriétaires privés est à l’évidence la puissance financière qu’il représente. Mais pour ne pas acheter à n’importe quel prix, il utilise des prête-noms et des formulaires tout préparés, destinés à être employés quand on doit laisser ignorer que l’acquéreur sera Louis Renault.

Le domaine de Louis Renault - Le château de la Batellerie après son agrandissement
Le château de la Batellerie après son agrandissement

Néanmoins, il doit parfois faire face à des propriétaires récalcitrants, ceux qui ne veulent pas vendre par principe, soit parce que selon le ‘‘bon sens paysan’’, on ne vend pas la terre, soit parce que l’acquéreur potentiel est Louis Renault ; ceux qui, sachant Louis Renault demandeur, attendent que les prix grimpent ; ceux, concurrents, qui veulent aussi acheter des terres et des maisons.

La guerre

Dès avant le début du conflit officiel, le 3 septembre 1939, le domaine doit faire face à une situation de guerre, même s’il n’y a pas de combat sur place. En effet les nouvelles données sont marquées par la pénurie et d’abord la pénurie de main-d’œuvre.

La mobilisation grève lourdement le domaine, chaque ferme perd environ 30 à 40% de son personnel. Il faut donc faire travailler le domaine avec ceux qui restent : les non mobilisables en raison de leur grand âge, de leurs charges familiales, de leur jeunesse, et les étrangers, comme les maçons italiens déjà cités, le vacher de Connelles ou un ouvrier agricole de Portejoie, tous deux polonais.

On utilise les compétences des épouses des mobilisés et en premier lieu, les conjointes des fermiers. La main-d'œuvre de remplacement est assurée aussi par des ouvriers venus de l’usine.

On trouve d’autres solutions encore : 12 soldats de Vernon sont affectés à l’arrachage des pommes de terre, puis à l’enlèvement des betteraves en septembre et octobre 1939. Leur troupe est grossie par l’arrivée de dix-sept Alsaciens après l’évacuation de Strasbourg en 1939.

A Paris aussi il faut faire face aux problèmes posés par la mobilisation qui supprime 14000 salariés sur les 30 000 que comptent les usines. Elles repartent avec une main-d'œuvre constituée de jeunes et de femmes auxquels on adjoint des affectés spéciaux et, en avril 1940, Billancourt emploie autant de salariés qu’en 1939. L’usine se tourne vers une production de guerre en reconvertissant les machines et en faisant travailler les ouvriers jusqu’à
77 heures par semaine. On fabrique notamment du matériel blindé, des pièces de rechange pour l’aviation, des chenillettes, des chars R 35 et des chars B, des gros camions de 5 tonnes, des mines, des grenades, des tôles pour abris, des sacs de masques à gaz.

A cette pénurie d’hommes et de véhicules, il faut ajouter la pénurie de produits nécessaires au fonctionnement du domaine: les engrais, le bois de chauffage et surtout le carburant pour les véhicules.

Les hébergements

Dès la déclaration de guerre le 2 septembre 1939, des hébergements pour enfants sont organisés sur le domaine. C’est Christiane Renault qui en est le maître d’œuvre. A Billancourt même, elle était déjà intervenue dans les œuvres sociales des usines en mettant en place notamment, une maison d’accueil pour les enfants du personnel.

Le domaine de Louis Renault - Christiane Renault et les infirmières qui dirigent les cinq centres d’hébergement
Christiane Renault et les infirmières qui dirigent les cinq centres d’hébergement

Les premiers hébergements doivent accueillir des enfants dont le père a été mobilisé, mais tous les enfants concernés ne peuvent venir à Herqueville, et seuls seront accueillis les plus chétifs « qui ont besoin de grand air et d’alimentation abondante ».

Sur place il faut aménager les sites : chambres, salles d’eau, réfectoires, cuisines… Il faut également assurer la scolarisation des plus âgés : à Daubeuf l’ancienne salle des fêtes servira d’école. On y aménage deux salles de classe, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Aux heures de cours normaux dispensés par deux institutrices s’ajoute l’étude après la classe, car avec la guerre les enfants ont déjà perdu un trimestre.

En tout, c’est une cinquantaine de personnes qui travaillent pour les hébergements, en plus des employés habituels du domaine qui consacrent une partie de leur temps à l’accueil des enfants. L’œuvre de Christiane Renault est admirée et soutenue. En octobre 1939, tout le personnel du domaine propose de faire, le dimanche, un travail supplémentaire non payé pour le bien-être des enfants.

De septembre 1939 à mai 1940 environ cinq cents enfants sont accueillis à tour de rôle, bénéficiant d’un séjour à la fois revigorant et paisible, jusqu’aux journées de la fin mai et du début juin 1940.

L’exode

Les Allemands attaquent la France le 10 mai 1940. La déroute de l’Armée Française et les menaces d’invasion de Paris entraînent sur les routes de l’exode une partie de la population, y compris celles de Billancourt et d’Herqueville.

A Paris, les usines sont évacuées le 11 juin, saisies provisoirement le 24 juin et définitivement le 1er septembre. Elles travailleront donc sous contrôle allemand. Elles rouvrent le 27 juin et réembauchent dès le 10 juillet.

A Herqueville, l’avancée des troupes allemandes précipite les habitants du domaine sur les routes. Le domaine est évacué le 10 juin et la plupart de ses employés se retrouvent dans l’Allier. Les bâtiments sont abandonnés et le bétail laissé sans soins divague sur les terres des voisins ou des communaux.

Quand partent les gens du domaine, il n’y a déjà plus d’enfants hébergés, car devant la tournure des événements, Christiane Renault a loué dès la fin du mois de mai le château de Chaballeyret en Lozère pour pouvoir les évacuer.

Le domaine est occupé par les Allemands qui arrivent le 12 juin. Le château est investi, des troupes campent dans le parc, les fermes sont pillées et des soldats logés dans les maisons du domaine.

Le retour

Après la demande d’armistice le 17 juin, le personnel rentre à Herqueville. La comptabilité assure le paiement des salaires de juin, juillet et août, en enlevant cependant les jours d’exode. A ce personnel se joignent peu à peu les soldats démobilisés qui ne sont pas prisonniers.

Ces prisonniers, Louis Renault va les aider en leur faisant parvenir des colis, puis en obtenant la libération de ceux dont il a besoin pour la bonne marche du domaine.

En arrivant à Herqueville, on trouve des bâtiments endommagés voire pillés, mais les Allemands ont évacué le domaine depuis le 20 juillet. Après nettoyage, on établira les dégâts et on s’active à récupérer le bétail gyrovague, dans des fermes mêmes ou dans les prairies, ainsi que de la volaille.

Pour les hébergements, il faudra désormais se contenter de deux sites, car les Allemands ont réquisitionné les deux fermes de Daubeuf et le château des Buspins. Désormais, ne seront hébergés que les enfants des veuves de guerre ou de pères prisonniers dont l’état nécessite un séjour à la campagne.

La production des usines pendant la guerre

Louis Renault refuse d’abord de travailler à la production militaire pour l’Allemagne et n’accepte même pas de réparer les chars français qui pourraient être utilisés par le Reich. Mais devant les menaces des Allemands qui brandissent le possible remplacement de la direction française par une direction allemande et, devant l’inertie du gouvernement français qui laisse les industriels sans véritables directives, il finit par céder aux Allemands deux ateliers indépendants de l’usine.

Il expose son programme de fabrication dans une note du 13 novembre 1940 : camions et voitures particulières pour concurrencer Citroën et Peugeot et machines agricoles dont la France est fortement dépourvue. Enfin, puisque le pays manque de carburant, il faut aussi fabriquer des moteurs diesel ou à essence interchangeables, et surtout développer le gazogène. Pour les tracteurs, il faut faire vite avant que les Allemands n’inondent le marché français avec leurs propres productions.

Louis Renault a toujours essayé de maintenir les fabrications civiles malgré les Allemands qui en limitent la production et préféreraient des véhicules militaires. Il refuse de fabriquer pour eux des armes et tout ce qui n’est pas du ressort de l’industrie automobile et il s’est efforcé de prolonger les retards volontaires pour toutes les autres commandes sous différents prétextes : manque de matières premières, de pneumatiques, de main d’œuvre. C’est donc en secret, avec une équipe réduite qu’il met au point le prototype d’une ‘‘petite voiture’’, la 4 CV, dont les premiers essais eurent lieu discrètement à Herqueville durant l’automne 1943.

Le domaine de Louis Renault - La « 4 cv »
La « 4 cv »

Sur le domaine

Les circonstances permettent d’obtenir des travailleurs à moindre coût, à savoir des prisonniers. Ceux-ci viennent au château de Gaillon utilisé comme centre de détention par les Allemands depuis le 11 juin 1940. Ils y ont installé un stalag de prisonniers français et un site de prisonniers nord-africains : ces derniers sont envoyés dans les fermes, sous la responsabilité de la Kommandantur des Andelys et des maires des communes.

Le personnel doit avoir un comportement correct avec les Allemands, sous peine de se voir congédié immédiatement. On veut éviter les rixes avec les soldats occupants comme celles qui ont éclaté à Connelles en décembre 1940, entre des ouvriers agricoles enivrés et des soldats d’occupation.

On supprime les voitures qui ne sont pas indispensables et on limite leurs trajets. C’est ainsi que le vétérinaire qui vient de Beaumont-le-Roger reçoit un vélomoteur pour ses déplacements. A partir de décembre 1940, tous les camions à essence du domaine, notamment le camion de lait, sont remplacés par des véhicules gazogènes. Et puisque le domaine dispose de vastes forêts, ce carburant sera produit sur place.

Le domaine de Louis Renault - Renault Viva Grand Sport de 1935
Renault Viva Grand Sport de 1935

A partir de 1942, les usines sont plusieurs fois détruites, et la région d’Herqueville quant à elle subit de nombreux bombardements alliés en 1944, qui visent particulièrement la gare de Saint Pierre du Vauvray, la ligne de chemin de fer des Andelys et le pont d’Andé (celui de Saint Pierre avait été détruit en 1940 par les Français pour retarder la progression allemande et était remplacé par une simple passerelle.

La Libération

C’est finalement un régiment écossais qui libère la région d’Herqueville en août 1944. Le lendemain, Christiane Renault organise un bal de la Libération sur les pelouses du château de la Batellerie. Entre-temps on apprend la Libération de Paris, le 25 août. Mais dans la capitale libérée, une campagne de presse se déchaîne contre Louis Renault. On reproche au patron de Billancourt sa ‘‘collaboration’’ avec les Allemands et on exige son arrestation. La machine judiciaire prend rapidement le relais de la presse et une lettre de dénonciation permet à un juge d’obtenir un mandat d’amener. Louis Renault, qui se présente spontanément et repart libre le 22 septembre 1944, est finalement arrêté le lendemain et incarcéré à la prison de Fresnes. Son état de santé se dégradant, il est transféré à la clinique Saint Jean de Dieu à Paris où il décède le 24 octobre.

C’est à Herqueville qu’il est enterré le 30 octobre 1944, dans le petit cimetière qui entoure l’église paroissiale.

Après la mort de Louis Renault

Quand une ordonnance crée la Régie Nationale des Usines Renault, seule l’usine est nationalisée, tandis que les autres propriétés reviennent à ses héritiers, c’est-à-dire Christiane et Jean-Louis Renault.

Après la mort de son père, Jean-Louis Renault reprend le domaine. Christiane séjourne de moins en moins à Herqueville, et finit par épouser un marquis en Espagne, mais sera enterrée dans le cimetière d’Herqueville. Jean-Louis Renault continue d’exploiter le domaine de son père, mais le transforme profondément en réduisant sa superficie, en orientant différemment l’agriculture et en diversifiant les productions.

Il se tourne d’abord vers l’agro-alimentaire et se lance dans la déshydratation de la luzerne en 1950. Pour ce faire il construit une usine située sur le domaine, le long de la D19 entre la ferme de la Batellerie et le Manoir. En arrière de l’usine, sont installés des silos enterrés pour le stockage de la luzerne. L’usine déshydrate la plante, en extrait le ‘‘protène’’ commercialisé sous forme de granulés, de croquettes ou de poudre.

Le domaine de Louis Renault - Réclame Royco de 1954
Réclame Royco de 1954

En 1954, il fabrique aussi des potages déshydratés pour Royco à partir de volailles qu’il achète vivantes, puis, en 1956, travaille pour Heudebert, avec cette fois-ci les légumes du domaine comme matière première. De l’agro-alimentaire, il passe à la production industrielle : portes isoplanes, meubles métalliques, machines agricoles, avec des succès certains, mais temporaires...

En 1966 il quitte Herqueville pour s’installer à Cannes où il a créé une société de croisières. C’est là qu’il meurt en 1982, laissant une succession difficile après quatre mariages. Les fermes du domaine sont vendues l’une après l’autre à différents exploitants et les maisons Renault cédées à des particuliers.


Sources

Cet article n’est que le très rapide résumé d’un livre de 224 pages, Louis Renault et son domaine agricole en Normandied’Yvette Petit-Decroix et Eric Catherine dit Duchemin (photographe, auteur de la plupart des photos originales en couleurs), que vous pouvez obtenir auprès de notre association ou des auteurs. Vous y trouverez sources et bibliographie complète.

L’ouvrage contient une grande quantité de photographies, de plus ou moins grande taille, reproduites ci-après.

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains verte. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains verte. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt
La salle de bains rouge et noire. Chaque élément a été conçu par Louis Renault et fabriqué à Billancourt

Le domaine de Louis Renault - Le bureau-atelier, bien intégré quand il est fermé
Le bureau-atelier, bien intégré quand il est fermé

Le domaine de Louis Renault - Le bureau-atelier, bien intégré quand il est ouvert
Le bureau-atelier, bien intégré quand il est ouvert

Le domaine de Louis Renault - La cuisine, avec son immense cuisinière
La cuisine, avec son immense cuisinière

Le domaine de Louis Renault - La grande halle, de plus de 800 mètres carrés est composée d’éléments préfabriqués à Billancourt. Inutilisée depuis 50 ans, elle résiste au passage du temps
La grande halle, de plus de 800 mètres carrés est composée d’éléments préfabriqués à Billancourt. Inutilisée depuis 50 ans, elle résiste au passage du temps

Le domaine de Louis Renault - « L’Annexe » construite en 1926 prolonge le château
« L’Annexe » construite en 1926 prolonge le château

Le domaine de Louis Renault - Le corridor en colombages conduit à l’Annexe
Le corridor en colombages conduit à l’Annexe

Le domaine de Louis Renault - La piscine intérieure de style Art-déco
La piscine intérieure de style Art-déco


21 mars 2023

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Vue aérienne du moulin et de l'Andelle en 2005
Vue aérienne du moulin et de l'Andelle en 2005


Le moulin de Pîtres

L’importance des moulins

Dès l'époque romaine, les moulins ont permis de remplacer l'énergie humaine ou animale pour des opérations faciles à mécaniser : hacher, broyer, fouler, moudre. Les roues et les ailes des moulins à vent sont restées pendant deux mille ans les seuls moteurs qui ne soient pas humains ou animaux.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Battage au manège
Battage au manège

Le blé doit d’abord être battu, pour détacher le grain, puis, contrairement au riz, moulu pour être consommé, ce qui mobilisait une énorme quantité de travail pour faire tourner les meules. Ce sera donc l’utilisation première et principale des roues hydrauliques, qui par la suite serviront à de multiples activités industrielles, partout où on a besoin d’un travail continu pour marteler (forges), battre (fibres), malaxer (papeterie, foulonnage) ou faire fonctionner des machines : filature, tissage, sciage, etc.

Dans la vallée de l’Andelle

C’est pourquoi l’industrie traditionnelle s’est souvent trouvée dans les vallées, et à cet égard la vallée de l’Andelle était bien dotée, attirant même au 19ème siècle des industriels rouennais ou parisiens qui cherchaient une force motrice.

Sur l’ensemble du département de l’Eure la puissance installée, aujourd’hui presque réduite à néant, représenterait l’équivalent d’une tranche de centrale nucléaire, avant que le charbon, avec les machines à vapeur, ne vienne concurrencer roues et turbines. A Romilly, une turbine faisait encore fonctionner les machines de la Taillanderie dans les années 1980, mais la seule installation restante aujourd’hui est la centrale électrique de l’usine Levavasseur près de Fontaine-Guérard.

Les archives montrent une augmentation constante du nombre de moulins à partir du XIème siècle. C’est une opération rentable que d’utiliser la force de l’eau, mais l’installation d’un moulin nécessite un investissement financier considérable, et surtout suppose un privilège, soit de communauté monastique ou des seigneurs qui obligent à utiliser, moyennant une taxe importante, ce moulin dit banal, forme de monopole. La Révolution de 1789 abolit ces privilèges, ce qui favorise un mouvement commencé quelque temps auparavant : le moulin devient un investissement possible pour un roturier, fort onéreux, certes, mais qui peut rapporter gros.

Le moulin de Pîtres

Les moulins ont été nombreux sur l'Andelle et ses affluents, environ une soixantaine, pouvant produire 5 millions de kWh par an, mais à Pîtres, où la hauteur de chute d'eau disponible est faible, près de la confluence avec la Seine, la seule installation fut celle des moulins de l'île Sainte-Hélène. Le seul qui reste sur les trois, destiné à l’origine au blé, puis transformé en scierie-parqueterie, est aujourd’hui désaffecté et transformé en lieu d’habitation.

Sa construction est autorisée en 1802, mais l’hypothèse d’une origine possible du nom de Pîtres comme pistae (meules) en latin suggère qu’il a pu avoir un ou des prédécesseurs, bien qu’il soit impossible d’en déterminer l’emplacement.

1802. Première installation

Le 8 fructidor an 10 (26 août 1802), le préfet de l'Eure « autorise le citoyen Jean Nicolas Mathias à ouvrir sur son terrain à 700 m au-dessous de l'établissement des fonderies de Romilly un canal tiré de l'Andelle où sera établi le moulin à construire ».

C’est un plan, le plus ancien que nous possédions, établi en 1820 pour une nouvelle demande, qui nous montre ce qu’a été ce moulin.

Il nous apprend aussi que le sieur Mathias possédait une briqueterie à l’emplacement de ce que l’on appelle aujourd’hui l’île Sainte-Hélène, nom qui n’est aucunement mentionné à cette époque, pour la simple raison que c’est le canal projeté qui va transformer en île ce qui n’était qu’un méandre.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Plan de nivellement de 1820
Plan de nivellement de 1820

Plan de nivellement de 1820 : on remarque dans le coin supérieur gauche un cours d’eau intitulé Ravin, nettement dessiné en bleu comme les cours permanents, sur lequel est établi un passage. En 1811, le conseil municipal avait estimé qu’il n’était pas nécessaire de « mettre un pont sur le ravin au bas de la rue des moulins ». Le tracé de ce cours d’eau correspond en gros à la rue de l’île Saint-Hélène, le long de laquelle il reste un fossé profond. Le cadastre napoléonien de Romilly indique, lui, la « ravine du Tou ».
Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Cadastre napoléonien de Romilly
Cadastre napoléonien de Romilly

Mathias, briquetier

Nous sommes alors sous le Consulat à vie de Bonaparte. Jean Nicolas Mathias, a 40 ans, il est le fils de Jean, journalier, s’est marié en 1792, sera conseiller municipal en 1808 (nommé par le préfet). Il n’y avait pas de Mathias dans les registres des plus imposés en 1789 et 1790. Il semble donc que l’on ait là un exemple d’ascension sociale après la Révolution.

D’où viennent les capitaux ? La réponse se trouve vraisemblablement sur la carte : le terrain sur lequel il va construire est celui de la briqueterie « au sieur Mathias », qui doit trouver de la clientèle à une époque où la brique commence à concurrencer le torchis.


Certes, il va devoir ouvrir un canal de 220 m de long, et d’environ 2 m de large, mais remuer un demi-millier de mètres cubes de terre ne saurait être un vrai problème pour un briquetier, qui peut-être utilise une partie des déblais pour sa production, et les tarifs de terrassement (30 centimes le m3), que nous connaissons grâce aux décisions prises régulièrement par les autorités municipales qui les établissent pour la réfection des chemins vicinaux, font que l’on peut grossièrement estimer à l’équivalent en salaire moyen d’une centaine de journées de main-d'œuvre le coût de creusement du canal, ce qui ne parait pas rédhibitoire. L’installation de la roue, de son mécanisme et des meules a dû coûter beaucoup plus cher, même avec un axe en bois, même si le corps de bâtiment du moulin, très modeste, au maximum 50 m², si les proportions du plan sont exactes, ne peut abriter qu’une petite installation.


1821 Extension, porte marinière

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène -L’exploitation de ce premier moulin doit avoir été rentable, puisque moins de vingt ans après, le sieur Mathias dépose une nouvelle demande pour l’agrandir, et qu’une ordonnance royale l’autorise en 1821 à installer une "porte marinière", qui "sera ouverte par le sieur Mathias sur la première demande et réquisition des mariniers pour le passage de leurs bateaux" : on sait que le bois descendu par flottage jusqu'au quai Gallais, en limite de Pîtres et de Romilly, y est chargé sur des "flettes" pour atteindre la Seine et partir vers Rouen ou Paris, où le nom commun "andelle" désigne justement ce bois de chauffage.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - L’ordonnance de 1821 autorisant le premier moulin
L’ordonnance de 1821 autorisant le premier moulin

Ce flottage pourrait ne nécessiter aucune installation particulière, il suffirait de laisser occasionnellement le barrage ouvert pour éviter le bief et la roue du moulin. Pourtant, un canal de 5 m de large est prévu, pour « laisser passer les toues et trains de bois ». De plus, une porte dite « marinière », est prévue pour laisser passer des bateaux remontant la rivière: il s’agit bien d’une sorte d’écluse.

L’enjeu pour Mathias est de taille : installer un barrage qui lui permette d’utiliser une hauteur de chute de 1 m au lieu de 22 cm, ce qui multiplie par vingt la puissance de son installation.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Le projet déposé en 1838 (ADE)
Le projet déposé en 1838 (ADE)
Le cadastre de 1834, dit napoléonien, montre l’implantation de ce moulin, celui qui existe encore actuellement, mais sans la pièce octogonale servant de moulin « à sang », animé par la force animale, qui ne doit donc avoir été construite que postérieurement sur la façade est. Elle ne se trouve toujours pas encore sur le cadastre de 1834, mais il faut prendre en compte le fait que les relevés destinés à établir le cadastre sont évidemment antérieurs à 1834. Il manque aussi, sur la façade ouest, une autre pièce, qui abritait encore en 1978 un moteur diesel monocylindre de plus de 2 m de hauteur, qui remplissait évidemment la même fonction : permettre au moulin de tourner lors des crues de la Seine.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Le manège octogonal
Le manège octogonal

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Un modèle équivalent du monocylindre
Un modèle équivalent du monocylindre

Conflits

La famille Mathias est alliée par mariages aux Gossent, Rose, Vallée, Gandois, Morlet, Milliard, tous noms que l'on retrouve fréquemment chez les élus municipaux. On y trouve de nombreux fléteyeurs et marchands de bois. C'est peut-être pourquoi le projet d’extension, qui comporte une porte marinière permettant le passage des bateaux reçoit au départ l'appui de la profession qui déclare pour soutenir le projet "avoir éprouvé des pertes considérables occasionnées par les palées pratiquées dans la dite rivière destinées à recevoir nos bois qui ne pouvaient résister à la force de l'eau dans les temps d'avalage et entraînait les dits bois dans la rivière de Seine où la rivière d'Andelle s'embouche à peu de distance de là, et se trouvait perdu pour nous. Attestons que si on autorisait le dit sieur Mathias à exécuter son projet et que ce fut un avantage pour son moulin, ce serait en même temps une tranquillité pour tous les marchands …"

Mais en 1823, estimant qu’il a trop d’eau pour son moulin, Mathias avait revendu les deux-tiers de la rivière aux frères Chardon, foulons de Romilly qui demandent à construire deux usines (c’est le terme employé alors généralement pour toute installation hydraulique). Destinées au foulonnage, elles sont contiguës, bien que l’une se trouve sur le territoire de Pîtres et l’autre sur celui de Romilly.

Les conflits seront alors nombreux, avec les marchands de bois, entre Mathias et les Chardon, et entre eux et les fonderies de Romilly : quand un usinier élève la hauteur d’eau dans sa retenue, il diminue par là-même la hauteur de chute de l’usine qui se trouve en amont : les fonderies de cuivre de Romilly.

Petite digression : Notice sur la navigabilité de l’Andelle (ADE)

Un opuscule de huit pages publié sous ce titre en 1867, sans nom d’auteur, se plaint des entraves à la circulation entre son embouchure et Romilly. Il met en cause le barrage autorisé en 1821, tout en reconnaissant que si les bateaux de charbon ne peuvent plus remonter l’Andelle jusqu’à Romilly, c’est à cause du surcroît de courant causé par l’abaissement du niveau de la Seine (80 cm) depuis la reconstruction du pont de Pont-de-l’Arche, mais rappelle que l’ordonnance de 1821 prévoyait la construction d’un canal éclusé, comportant donc une porte marinière, et qu’en 1846, même si une nouvelle ordonnance permettait la suppression de la porte et son remplacement par un vannage et un déversoir (c’est l’installation qui existe encore actuellement), l’Administration se réservait le droit de demander l’élargissement du canal pour maintenir la navigabilité.

Dans une belle formule, le rapport explique qu’il y a donc navigabilité de droit même s’il n’y a pas navigabilité de fait, reconnaissant que la profondeur de l’Andelle et ses sinuosités ne permettaient guère de remonter des bateaux jusqu’à Romilly…

Le rapport s’achève par une estimation des économies de transport qui seraient réalisées si l’on pouvait remonter jusqu’à Romilly le charbon, la pierre à plâtre, et la terre à foulon qui sont débarqués sur le port de Pîtres. Il évalue à 11 000 t, essentiellement de houille, les besoins de transport, pouvant devenir 20 000 t du fait du développement industriel (textile) dans la vallée, qui nécessite de plus en plus de charbon à cause de l’irrégularité du débit de la rivière.

De paragraphe en paragraphe, ces besoins deviennent 30 000 t puis 50 000 t qui pourraient être transportées sur la rivière : charbon, briques, argile à foulon, métaux, coton et marchandises diverses.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - La photo la plus ancienne (vers 1920 ?)
La photo la plus ancienne (vers 1920 ?)

Une importante gare (fluviale) serait établie à Romilly, comme aux Andelys et à Elbeuf (le rapport néglige le fait que dans ces deux cas, on se trouve sur la Seine) pour transporter les marchandises venant du Havre et de Rouen.

Ce rapport, qui se dit porteur des intérêts du commerce et de l’industrie, ne semble pas trop se soucier d’une contradiction : on veut pouvoir transporter du charbon pour remplacer les installations hydrauliques car il n’y a pas assez de courant, mais on veut croire néanmoins qu’il y a assez pour le transporter.

Histoire récente

L’ile Sainte-Hélène est achetée vers 1900 par Elie de Poliakov, qui installe une turbine pour produire de l’électricité, destinée à éclairer l’immeuble dans lequel il organise des réceptions, que l’on va baptiser le château (voir article du numéro 11).

On a parfois expliqué le nom de Sainte-Hélène comme un hommage que celui-ci aurait fait à Napoléon, alors que la mention île Sainte-Hélène se trouve déjà sur le cadastre de 1834 de Romilly. Tenant compte du fait qu’il n’existe d’île qu’à partir du moment où Mathias a creusé son canal, on peut dater l’appellation des années 1820.

Le moulin continue à fonctionner pour moudre le blé et ce jusqu'en 1942, date à laquelle son propriétaire, M. Delafosse, le vend pour aller s'installer en amont à Romilly où il dispose d'une puissance beaucoup plus importante.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - La roue en 1978
La roue en 1978

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - La roue après réfection
La roue après réfection

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène -

Le moulin est alors transformé en scierie pour fabriquer des planches, des caisses, et du parquet. Il continuera à fonctionner jusqu'à la retraite de son propriétaire, M.Lavialle, en 1962. Longtemps laissé à l’abandon, il est racheté en 1980 pour être transformé en immeuble d'habitation. Un des nouveaux propriétaires, l’auteur de cet article, refait à neuf la roue pour produire de l’électricité, mais, dans les années 1990, la mode est à la destruction des vannages, au nom d’une politique fumeuse, abandonnée depuis, de retour au cours naturel des rivières. On accuse aussi les barrages de créer des inondations, même quand c’est la Seine qui remonte jusqu’à Romilly. Les choses en restent là, une association d’une trentaine de propriétaires de moulins prêts à tenter le pari de l’électricité verte continue à se battre en ce sens, d’autant que l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’il serait parfois bon de pouvoir retenir l’eau...

Quelques données techniques

La hauteur de chute à Pîtres, au maximum un mètre, ne permet pas d'obtenir une grande puissance, même en fermant la vanne pour laisser le canal se remplir la nuit. La roue, malgré sa taille imposante, 6,40 m de diamètre, ne développe pas une puissance supérieure à une dizaine de kW, du fait de la faible hauteur de chute et de sa conception traditionnelle peu efficace (pales droites) : elle ne permet de récupérer dans les meilleures conditions qu'un quart environ de la puissance du courant, car pour tourner, elle doit repousser l'eau devant elle et n'atteint son meilleur rendement qu'à environ la moitié de la vitesse du courant (alors qu'une turbine, ou une roue à augets laisse derrière elle une eau qui a cédé presque toute son énergie). De plus les chocs sur les pales créent des turbulences qui font à nouveau perdre la moitié de l’énergie théoriquement.

Par ailleurs, les variations de débit de l'Andelle et surtout les crues de la Seine qui renversent parfois le sens du courant obligeaient à disposer d'un moteur de remplacement : le cheval tournant dans le manège, puis le moteur diesel monocylindre, qui malgré sa taille imposante ne développait que 20 chevaux-vapeur.

Témoignage de Jacques Lavialle, fils du dernier exploitant

« Un monte-charge animé par la roue propulsait les sacs de blé au troisième étage, et le blé était à la descente moulu et tamisé pour finir dans des sacs de farine de 152 livres (environ 80 kilos) qui cassaient les reins des manutentionnaires. Dans les usages anciens, le prix à payer pour la mouture était de un boisseau (13 litres) par setier (156 litres) moulu, soit environ 8% de prélèvement en nature, ce qui faisait des meuniers des hommes aisés.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène - Le moulin en 1978
Le moulin en 1978

Toute cette machinerie était actionnée par la roue, commandée par une vanne dotée d’un mécanisme d’alarme qui vous rappelait à l’ordre en vous cassant les oreilles si la roue tournait trop ou pas assez vite. Mais au moins ça ne polluait pas et ne contribuait pas au réchauffement climatique ! La puissance délivrée atteignait à peine une vingtaine de chevaux, ce qui incita le dernier meunier à revendre le moulin pour en faire construire un, à roue double, en amont à Romilly. C’est ainsi que mon père, layetier -le layetier faisait des caisses (layettes) et des coffres- racheta le moulin en 1942, l’entreprise qu’il possédait près d’Eu venant de brûler dans les bombardements destinés à éliminer les stocks de munitions allemandes dans la forêt proche. Il transforma le moulin en scierie-parqueterie, que la roue fit tourner pendant 20 ans.»

L’énergie hydraulique

Une roue hydraulique est un moteur qui transforme l’énergie potentielle de l’eau, résultant d’un dénivelé, en mouvement. La quantité d’énergie obtenue est fonction du débit et de la hauteur de chute (dénivelé).

En dessous de 1 m de dénivelé, on n’obtient que de faibles puissances (à peine quelques kilowatts pour une roue « au fil de l’eau » comme celle du moulin d‘Andé). Par contre, des torrents de montagnes à faible débit mais gros dénivelés peuvent fournir des puissances importantes.

Plus une roue, ou une turbine, peut tourner vite, plus elle fournira d’énergie, avec un couple (la force exercée sur l’axe) plus faible que celui d’une roue de basse chute qui devra être de diamètre beaucoup plus grand, avec un couple très élevé qui impose une structure massive.

Le moulin de Pîtres, l’île Sainte-Hélène

C’est ainsi qu’au moulin de Pîtres, la roue de 6,40 m de diamètre, ne tournant que 4 tr/min. pour fournir une puissance d’environ 10 kW, a un couple très élevé, ce que montre le diamètre de l’arbre et de la flasque, qui doivent résister à plusieurs tonnes-mètres.

Aujourd’hui, la puissance d’une roue hydraulique paraît souvent faible, puisque des moteurs électriques bien moins encombrants peuvent fournir l’équivalent. Mais il faut bien se souvenir qu’avant les moteurs thermiques ou électriques, ces roues représentaient par rapport à l’homme ou au cheval des sources d’énergie extraordinaires : ainsi quand une roue comme celle de Pîtres tournait, elle fournissait le travail d’une cinquantaine d’hommes. On comprend donc l’énorme importance qu’a eue dans le passé la force hydraulique, et qu’elle devrait retrouver en tant qu’énergie décarbonnée.


Sources

Archives Départementales de l’Eure (série S)

Fédération Française des Associations de sauvegarde des moulins

Association des Chutes de Bassin de l’Andelle

Archives du Patrimoine

Archives personnelles

 

Michel Bienvenu