31 décembre 2019

Bosmy, une entreprise familiale née à Pîtres


Bosmy Pîtres - L'usine d'Andé
L'usine d'Andé

Bosmy, Normaclo, une société familiale



De 1930 à 1952, René Bosmy était responsable commercial de la société des clôtures Fréret pour la Haute-Normandie. Doté d'une forte personnalité, d'un grand sens de l'amitié, son charisme et son humour, dit-on, facilitaient les relations humaines dans tous les domaines. Sportif, il dirigea le club de football de Pîtres jusqu'à son décès.

Bosmy Pîtres - Le Club Andelle Pîtres en 1967. A gauche René Bosmy
Le Club Andelle Pîtres en 1967. A gauche René Bosmy


1952, la création de l'entreprise

En 1950, la société Sabla** reprend le personnel et le bâti de l'entreprise Fréret de fabrication, vente et pose des clôtures en béton, puis décide de continuer seulement la fabrication et propose aux commerciaux en place MM. Bosmy, Cadiou et Tanay de créer leurs propres sociétés, en leur accordant l'exclusivité de la vente des clôtures Fréret.
** depuis 2014, l'usine Sabla a été fermée par le groupe Bona Sabla auquel elle appartenait.
René Bosmy emprunte alors 10 000 fr. pour créer sa société, dont le siège social est à Pîtres. Il tenait à ce que son nom figure dans le titre car dans son esprit c'était garant de la qualité des prestations et d'une "commercialisation de bon aloi". La raison sociale de l'entreprise, dirigée par la troisième génération, reste Bosmy, bien que le public connaisse mieux Normaclo, marque déposée, qui fait référence en réalité à la normalisation des clôtures, alors que l'on pense souvent plutôt à la Normandie....
Il construit ses premiers bâtiments avec les dalles et les poteaux de clôture, crée un bureau commercial à Rouen et engage des représentants au Havre et à Dieppe. L'affaire se développe rapidement et devient numéro un en Haute-Normandie.

En 1963 il a l'intuition qu'il faut moderniser les clôtures qui en France sont à 100 % en béton armé et grillage simple torsion. Il fait fabriquer à titre personnel, une clôture métallique en treillis soudé, prototype qui est encore visible rue des écluses, qui deviendra le modèle de clôture le plus répandu en Europe, mais il n'en tirera aucun profit du fait de l'absence de brevet. 

1968, un tournant décisif

Mais en janvier 1968, son décès à 63 ans est dramatique d'abord pour sa famille et ensuite pour sa jeune société, qui perd un animateur qui en détient tous les rouages, en particulier commerciaux, et les jours de l'entreprise semblent comptés.
Danièle, sa fille, qui après avoir été institutrice était devenue secrétaire et comptable de l'entreprise à la demande de son père, est en première ligne et doit choisir : vendre la société, qui est saine financièrement et économiquement, ou prendre la succession, lourde tâche, professionnellement et familialement.
Elle est la seule à bien connaître les dossiers, sauf la commercialisation, qui était entièrement aux mains de son père. Elle se lance alors, avec l'appui de son mari Roger Sionnière, qui lui apporte chaque week-end son expérience commerciale, car il n'est pas disponible en semaine, du fait de ses propres activités professionnelles.
Cette solution hybride et a priori provisoire donne de bons résultats et durera jusqu'en 1984.

Une réunion de tout le personnel est organisée dès le samedi suivant pour lui faire part de la reprise de l'entreprise et de sa nouvelle direction. Tous les emplois sont sauvés et le personnel, qui reprend confiance, fait preuve d'un exceptionnel esprit d'entreprise ce qui durera pendant des dizaines d'années.
Pour pallier l'absence de R.Bosmy sur le terrain, on crée un département marketing qui instaure une publicité régionale dans Paris Normandie tous les samedis et un catalogue illustré en couleurs à destination du secteur industriel et public, ce qui est une première dans cette profession de revendeur.

Puis arrive le mois de mai ... L'usine est la seule de l'Eure à ne pas être en grève, mais la situation économique est catastrophique pour une entreprise en convalescence depuis trois mois. Il faut faire le dos rond, et en l'absence de commandes payer les ouvriers à repeindre l'intérieur des bâtiments. En 1969 l'activité repart avec vigueur à la suite des accords de Grenelle, ce qui permet en 1970 la construction d'un nouveau bâtiment de 800 m² à Pîtres.

L'innovation, les brevets

L'idée de clôture métallique refait surface, et Danièle Sionnière suggère de fabriquer une clôture modulaire en acier, premier brevet déposé par l'entreprise, qui sera suivi de beaucoup d'autres.
Quand en 1987 Roger Sionnière prend sa retraite professionnelle, il intègre Bosmy par le biais de Techniclo, recherche et développement, ce qui lui donne une totale liberté d'action sans interférer dans la hiérarchie et l'organigramme de l'entreprise. En 1988 il crée un nouveau département spécialisé dans la commercialisation, et la marque Normaclo. Le but est de transformer le revendeur régional en fabricant national, Normaclo devenant le vecteur des innovations en cours et à venir.
Ce projet qui paraît utopique et qui amène à changer toutes les structures commerciales et industrielles de la société, est une réussite.

Troisième génération

Depuis 1994 et 1995, Nathalie et Vincent Sionnière, tous deux diplômés l'ESC, président alternativement tous les deux ans, et apportent leurs compétences et leur imagination.
En 2000, l'Institut National de la Propriété Industrielle distingue Bosmy par le trophée de l'innovation, une première dans la profession. L'entreprise en retire une nouvelle notoriété et un vrai statut de fabricant, dont tous les produits innovants sont exposés tous les deux ans à Batimat, ce qui renforce son image de fabricant à l'étranger. Bosmy crée une gamme complète de portails roulants motorisés ou manuels avec contrôle d'accès, ce qu'aucun fabricant français n'avait fait jusque-là, et y obtient un grand succès, au grand dam d'un fabricant allemand, leader mondial de ce genre de produits.

Bosmy Pîtres - L'usine d'Andé
L'usine d'Andé



En 2004, Bosmy doit s'agrandir, mais ce n'est pas possible à Pîtres, le Plan de prévention des risques ne le permettant pas à cause des inondations. Contre son gré, l'entreprise quitte la commune, après avoir acheté les locaux d'une usine d'Andé, De Carbon, qui avait employé plus de mille personnes pour la fabrication d'amortisseurs, et vient d'être abandonnée par son dernier acheteur, l’américain Delphi.
En 2017, Bosmy a déposé à l'INPI 12 brevets de fabrication, 42 modèles et 48 marques, en particulier Romandy, Oobamboo, Florilège, et Verticalia, et il lui faut toujours innover, dans un monde où une nouveauté qui auparavant tenait dix ans ne dure plus maintenant qu'une année ou deux.
Bosmy Pîtres - Les nouvelles formes de clôtures
Les nouvelles formes de clôtures

 


Michel Bienvenu

(d'après le récit de Roger Sionnière)









30 décembre 2019

Poliakoff, légende et réalité


Poliakoff : légende et réalité


Les communes de Romilly et Pîtres peuvent se targuer d’avoir compté parmi leurs administrés un sélectionné olympique. Ce sportif de haut niveau est certes plus connu pour le sentiment de mystère, voire le caractère sulfureux qu’on prêta à ses activités. Mais ce que l’on connaît de sa vie mérite d’être raconté. Descendant d’une famille russe juive, il fut le propriétaire de l’île Sainte-Hélène, que Pîtres et Romilly se partagent par moitiés.


Élie de Poliakoff est né le 26 mai 1870 à Kharkov, deuxième plus grande ville d’Ukraine. Il est un des neuf enfants de Lazare de Poliakoff, qu’on surnommait tantôt le roi des chemins de fer russes, tantôt le Rothschild russe, et fut aussi pendant 35 ans président de la communauté juive de Moscou, mais passa sa vie entre ses domiciles de Moscou et de Paris (en 1899, il réside au 50 avenue du Bois de Boulogne, désormais avenue Foch). Il est en effet conseiller d’Etat de la Russie à Paris et consul général de la Turquie et de Perse. Il décédera en 1914 à Moscou, à l’âge de 72 ans, ruiné au point que ses descendants refuseront l’héritage.

Élie son fils était un cavalier émérite, comme l’indiquent de nombreux articles de journaux dès mars 1897. En 1899, il remporta le concours de saut en hauteur de l’Hippique à Paris, avec un saut de 1,75m.
Il possède une résidence à Paris, près de ses parents, avenue de Boulogne, et achète vers 1900 une propriété, à cheval (sic) sur Pîtres et Romilly-sur-Andelle, sur l’île Sainte-Hélène, comprenant une maison de maître, des dépendances et un jardin, sur une superficie de plus de 2 hectares.
L'île Sainte-Hélène, coupée en deux, et les ramifications de l'Andelle.

De nombreuses fêtes se déroulaient dans cette villégiature normande. Ainsi, le 31 janvier 1900, les journaux font état d’une partie de pêche très réussie à l’île Sainte-Hélène avec, parmi les invités, le prince Tenicheff, commissaire général de la Russie pour l’exposition universelle de Paris (dont l’épouse était la correspondante pétersbourgeoise et la première éditrice de Nietzsche).
Du personnel réside en permanence dans l'ile. Ainsi apparaît, dans les recensements de Pîtres de 1901, 1906 et 1911, le nom de Vassili Svetloff, né à Smolensk en 1875, répertorié comme cocher, et d'autres domestiques.
Le 17 juin 1942, un avocat parisien fait part à l'administrateur des biens d’Élie de Poliakoff, d’une lettre de demande d’acquisition de son bien à Pîtres par les époux Lafont, domiciliés 4 rue Chalgrin à Paris, tout près donc de la nouvelle résidence d'Elie.
Le 2 juillet 1942, le service de la police aux questions juives rapporte que la propriété est inhabitée et inhabitable, par cause de défaut d’entretien, et qu’en conséquence la valeur locative est pratiquement nulle. La note précise que si le bien avait eu l’entretien voulu, sa valeur locative s’élèverait à 2500 francs par an, et que Vassili Svetloff y réside, non pas en tant que locataire, mais comme régisseur… En août 1942, le Préfet de l’Eure est avisé de la demande des époux Lafont d’acheter la propriété.
Élie de Poliakoff, resté célibataire, décède à 72 ans, le 01/12/1942 à de Neuilly. L’autorisation est donnée en 1943 par le commissaire aux questions juives de vendre le bien, entre temps estimé à 200 000 francs, à Félix Lafont.

Les successeurs d’Élie de Poliakoff portent plainte après la guerre contre l'administrateur du bien, s'estimant spoliés, mais l’affaire sera classée sans suite, les comptes étant considérés comme probants. Il semble par ailleurs que la propriété a été pillée pendant l’année 1943, d’après un rapport du préfet de l’Eure.
Le blason des Poliakoff, que l'on aperçoit en haut du faire-part des noces d'or de Lazare (en illustration de cet article), représente une couronne encerclant un panache de plumes de casoar dans lesquelles est plantée l’étoile de David. Elle surplombe un heaume et un écusson sur lequel les ailes de la victoire alternent avec un lion chargé de trois flèches et crachant le feu. L’ensemble est souligné par la devise: «Богмой помощник» (Dieu est mon aide).

Voir aussi notre article sur le Moulin de Pîtres

Un mythe
A Pîtres, il y avait un mythe Poliakoff : on racontait qu’il arrivait dans sa propriété de l'île Sainte-Hélène par le chemin du Roi, après avoir traversé Pîtres en jetant aux enfants des pièces d’or par la fenêtre de son carrosse s'ils voulaient bien crier "vive le Tsar" ou "vive la Russie", qu’il y organisait régulièrement des fêtes extraordinaires, où d'importants personnages venaient côtoyer des femmes aux mœurs très légères, qu'on le soupçonnait de faire travailler dans les maisons de la capitale, etc. 

Michel Dach

1 décembre 2019

Un pistrien dans la campagne d'Orient (suite et fin)

Un Pistrien dans la Campagne d’Orient


Un Pistrien dans la Campagne d’Orient

suite et fin



Nous avons laissé René Cobert le 12 novembre 1918 quand il apprend que l’armistice est signé. Il se trouve alors en Roumanie près de Giurgiu dans une maison paysanne. La guerre est finie mais son périple au cœur de l’Europe n’est pas terminé.

« Le 13 novembre : Les paysans nous font comprendre que les Allemands leur ont tout emmené, ils n’ont laissé que du maïs qu’ils font cuire avec de l’eau, c’est ce qui leur sert de pain. La bonne femme nous en fait un plat, ce n’est pas trop mauvais, mais ça n’a aucun goût et il faut vraiment avoir faim pour en manger, les porcs chez nous en mangeraient pas, les paysans appellent ça de la mamaligne.

Le 14 novembre : nous partons pour Giurgiu 20893 habitants sous la neige pour cantonner dans les casernes roumaines, On est acclamé tout au long du parcours, on sort en ville et on tombe enfin dans un bistro qui débite du café turc, on s’en tape chacun un tout en écoutant la musique jouant à tour de bras les hymnes nationaux. A chaque instant ce ne sont que des cris vive la Francia qui retentissent dans tous les coins.
Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Maisons de Giurgiu détruites par l'artillerie allemande installée en Bulgarie, de l'autre côté du Danube
Maisons de Giurgiu détruites par l'artillerie allemande installée en Bulgarie, de l'autre côté du Danube

Le 16 novembre le général Berthelot qui nous commande fait son entrée solennelle à Giurgiu. On lit les conditions de l’armistice accepté par les Boches. Quelle tuile qu’ils prennent avec des conditions comme ça, ils ne sont pas prêts de recommencer la guerre et ça va amener la Révolution en Allemagne*. »

 * Effectivement, l'Allemagne va connaître en 1918-1919 une série de tentatives révolutionnaires, dans la foulée de la révolution russe, qui échoueront (spartakistes à Berlin, conseils ouvriers en Bavière). Affaiblie, quelques années plus tard, la République dite de Weimar succombera sous les coups d'une autre opposition violente, le nazisme. En Hongrie, que traversera René Cobert, c'est le même scénario qui se répète, et la tentative de révolution communiste de Bela Kun laisse place à la dictature de l'amiral Horthy.

Jusqu’au 6 décembre, il est malade et soigné avec de la quinine à cause du froid supporté durant les gardes. Les hommes espèrent être rapatriés de Constantza à Marseille, le général Franchet d’Esperey donne des ordres pour que toutes les troupes soient bien logées, bien habillées, bien nourries. Mais "C’est dégoutant d’être en guenilles et pieds nus par des temps pareils. Avec un morceau de savon pour 5 hommes, on peut tout juste laver une chemise et un caleçon … et les colis qui n’arrivent pas ". Ils finissent par toucher un chandail, des gants et un passe-montagne et 14 cigarettes de la marque l’Entente offerte aux troupes françaises par le roi de Roumanie Ferdinand.

« Le 10 décembre nous avons la visite du général Franchet d’Esperey qui fait un tour dans la cour de la caserne. Je reçois un colis avec du pain grillé mais c’est manque de chance car il est moisi. Je vais avec mon cabot jusqu’au port de débarquement du Danube où tous les jours des prisonniers Algériens travaillent à décharger notre ravitaillement. »
Il est nommé cycliste du bataillon, « c’est pas trop dur, il n’y a qu’à porter le courrier officiel tous les jours au bureau du colonel et compte rendu journalier à l’ID ».

A Noël, ils se régalent de dinde et d’oie rôtie mais on les avise qu’ils vont quitter Giurgiu.

« Le 26 décembre, je rejoins le peloton qui quitte la caserne à 7h30. Nous arrivons à Putineu à 11h, le 27 décembre : arrivée à Atarmani , le 28 arrivée à Alexandria, on va faire un tour . La ville n’est pas trop mal d’ailleurs, il y a 15810 habitants. »

Le 30 décembre ils embarquent en chemin de fer et passent à Plosca, Rossori, Slatina 9817 habitants, Piatra-Olt 18 000 habitants Craïova 51973 habitants.

« Le 1er janvier, on a bien fait de faire Noël car nous passons le 1er de l’an en chemin de fer marchant toujours direction Hongrie. Passage à Turnu-Séverin 23765 habitants. À partir d’ici nous suivons le Danube. Arrivée à Verçiorova gare frontière, ici nous restons 24 h dans les wagons sans bouger de place en attendant des wagons hongrois.

Le 2 janvier départ de Verçiorova, passage de la frontière roumano hongroise en laissant en arrière et sur la gauche, la Bulgarie de l’autre côté du Danube ainsi que la Serbie à gauche, à notre droite la Transylvanie, an arrière la Roumanie et devant nous la Hongrie. Nous sommes juste au coin de toutes les puissances ».
Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Caserne de cavalerie hongroise
Caserne de cavalerie hongroise

Enfin le 3 janvier ils arrivent à Szegedin ville hongroise de 250000 habitants et cantonnent dans des baraquements à l’extérieur de la ville. « Je vais reconnaitre les hôtels où seront logés les officiers, aidé d’un capitaine hongrois qui cause très bien le français et je conduis les officiers à leurs hôtels… j’en ai déjà marre car il y a au moins 2km pour aller au centre de la ville et impossible de rouler autre part que sur les trottoirs, les rues étant remplies d’une boue très épaisse d’environ 20 à 25 cm.

Le 7 janvier, on touche chacun une grande couverture, il n’est pas trop tôt, il y a également distributions de pantalons hongrois et chaussures hongroises mais comme toujours il n’y en a pas pour tout le monde cependant il y aurait besoin d’une paire neuve par homme ». De nouveaux officiers sont nommés : le commandant Magdelaine, le capitaine Topinet et les colonels Malandrin et Boblet.

Le 12 janvier « je vais dans la journée chercher mon sac car tous les sacs et ballots restés à Monastir sont arrivés hier en gare de Szeged -en français Szegedin-, ce n’est pas trop tôt que je retrouve tout mon linge pour pouvoir me nettoyer; aussitôt arrivé, je déballe car tout est trempé je m’aperçois qu’une paire de souliers toutes neuves étant montée sur le sac à jouer un air (je suppose qu’il veut dire qu’elles ont disparu). L’après-midi je porte mon rasoir en ville à affuter et à nettoyer car il est rouillé depuis le 20 septembre qu’il est enfermé dans mon sac.

Le 13 janvier : aujourd’hui nous touchons au ravitaillement le supplément du 1er janvier n’ayant pu parvenir plus tôt faute de transports : 1l de vin, des confitures, 1 bouteille de champagne pour 5 et 1 cigare pour deux.

Le 14 janvier je fais aujourd’hui maints et maints voyages au bureau du colonel au sujet des rapatriables jusqu’au 31 janvier qui doivent partir d’un jour à l’autre. »

Le 15 janvier départ des permissionnaires rapatriables c’est-à-dire ayant 17 mois1/2 et 18 mois d’Orient » Les différents bataillons déménagent plusieurs fois dans la ville. Le 6ème bataillon est dissous.

Le 27 janvier : « le matin astiquage pour la revue, traversée de la ville au pas cadencé et arme sur l’épaule; décoration de 3 officiers de la légion d’honneur et Médaille Militaire; présentation du Drapeau et défilé. Il commence à neiger et nous rentrons complétement frigorifiés."

Le 28 janvier « aujourd’hui on reçoit un courrier de France daté du 3 et 4 janvier et je reçois également un colis avec du linge demandé en décembre étant à Giurgiu. Le colonel demande la liste des rapatriables jusqu’au 28 février. J’en suis pas encore mais ce sera surement le prochain tour, enfin je crois que j’y arriverais tout doucement.

Le 29 janvier l’ordre arrive par message qu’il y a des troubles à Mako à 20 km d’ici et qu’aucun officier ni homme de troupe ne doivent sortir à l’extérieur de la ville jusqu’à nouvel ordre. "Le 5ème bataillon, un bataillon d’infanterie hongroise et une compagnie de mitrailleuses se portent à Mako en chemin de fer pour maintenir l’ordre.

Le 2 février « je revois plusieurs poilus qui m’interpellent au sujet des perm « tu n’as pas de tuyaux toi qui est cycliste du bataillon… j’apprends de ces poilus que je devrais partir au prochain départ car le temps d’Orient compte de l’embarquement à Marseille, alors ça change au lieu de Tarente et ça me fait gagner un tour ».

Le 5 février je me renseigne et apprend que je ne suis pas porté sur la liste. Le 6 février je demande des renseignements au sujet du temps d’Orient. Il y a tellement d’ordre dans les bureaux qu’il y a des compagnies qui comptent à partir de Tarente et d’autres à partir de Marseille. Je m’explique avec le chef qui est tout épaté que je sois si bien renseigné; enfin pour en finir je promets de poser une réclamation si je n’y suis pas. La dessus, un scribouillard me demande les renseignements nécessaires et l’après-midi mon nom va au colonel pour figurer sur la liste des rapatriables comme ayant 18 mois de présence en Orient; voilà ce que c’est ici je n’aurais pas réclamer, je sautais à la corde. »
Rien à signaler, le cycliste du bataillon porte des courriers, le temps est très froid, il neige mais les journées sont parfois ensoleillées, les officiers changent.

Le 16 février « il parait une note informant le régiment qu’une librairie rue Zrinzi met en vente dès aujourd’hui et journellement les journaux et livres français venant de France par la compagnie des chemins de fer hongrois; les journaux quotidiens sont au prix de 0.30cts et de 0,80 en argent hongrois.
Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Entrée de la gare de Szegedin
Entrée de la gare de Szegedin

Le 21 février rassemblement; on fait ses adieux, le capitaine nous serre la main à tous et nous souhaite un bon voyage on charge les sacs dans des voitures; arrivée à la gare, embarquement de suite dans des wagons à bestiaux; la compagnie de chemin de fer étant en grève, les mécaniciens et chauffeurs ne veulent pas nous emmener; on demande par téléphone au colonel des ordres qui lui envoie une patrouille pour renforcer le poste français de la gare et fait mettre un sous-officier armé du revolver sur la machine pour forcer le mécanicien à emmener le convoi : enfin nous partons. »
Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Fiume port autrichien, deviendra Rijeka (Croatie)
Fiume port autrichien, deviendra Rijeka (Croatie)

Toujours en chemin de fer, ils arrivent le 23 à Zagreb « par ici on ne voit que des costumes blancs, nous sommes en Yougoslavie; les femmes sont habillées tout en blanc avec des jupes à plis et courtes marchant pieds nus et coiffés d’un bandeau de drap noir; elles portent toutes leurs commissions sur la tête comme en Grèce ». Le voyage se poursuit avec quelques arrêts « en attendant une machine de secours celle de notre convoi ayant un joint de sauté. »

« Le 24 février nous arrivons en gare de Fiume, débarquons … et cantonnons dans un ancien moulin gite d’étapes de la division; enfin ils feraient mieux de nous embarquer de suite pour Marseille. Ici toutes les femmes portent des hottes et vont au marché avec leur panier dans le dos tenus par deux bretelles autour des épaules : chaque pays chaque mode. Il court dans ce moulin un tas de bobards de toutes sortes; il parait que nous devons embarquer que le 1er mars mais ce n’est pas officiel; alors ça c’est la barbe de rester là 5 à 6 jours.

Le 25 février nouveau bobard on embarque dans 4 jours pour Venise; on ne sait pas quoi faire et on se fait des cheveux à 20 sous de l’heure. »
Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Venise, Lagune
Venise, Lagune

Le 27 février l’ordre arrive d’embarquement immédiat puis contre ordre « les officiers jouent à la balle avec notre tête; c’est bien du métier militaire il ne faut pas chercher à comprendre. »

« Le 1er mars changement de cantonnement, le vrai gite d’étapes français qui se tient au bord de la mer, un ancien camp de prisonniers serbes l’ancien convent de la ville le Lazareth San Francisco … on est mieux qu’au moulin, on respire l’air de la mer. Enfin le 4 mars embarquement à bord du « Salona » bateau yougoslave le 5 mars nous passons devant le port de Pola grande base de bateaux de guerre autrichiens il y a un peu de roulis, nous arrivons au port de Venise Italie puis nous débarquons sur des bateaux mouche qui nous conduisent au quai; on va loger dans une caserne. On pose tout le fourbi à terre et on part faire un tour dans différents quartiers. La ville est belle et c’est un plaisir de s’y promener, les rues sont des rivières et les trottoirs des quais, on ne voit aucune voiture ni bicyclette ce ne sont que des gondoles ». Chaque jour des bobards sur le départ, enfin le 7 mars embarquement dans des péniches pour la gare de Venise « nous embarquons de suite dans le train spécialement formé pour nous ce ne sont que des wagons de voyageurs c’est étonnant et ce qui nous surprend le plus c’est que nous partons tout de suite. »

Certains historiens soutiennent que les soldats de 14-18 n’avaient pas un grand souci de l’hygiène. Ce carnet montre tout le contraire. La vie quotidienne y est décrite avec les problèmes de ravitaillement mais aussi la recherche de femmes pouvant blanchir le linge, de proximités de points d’eau pour pouvoir se « débarbouiller ». Il regrette de n’avoir qu’un morceau de savon pour quatre juste assez pour laver une chemise et un caleçon. Dans ses courriers à sa famille il réclame de l’alimentation, bien sûr, et du linge.

 Le 9 mars débarquement à Milan puis départ en direction de Gênes Vintimille … passage à Menton première gare française « on est acclamé par tous les civils qui probablement savent que nous venons d’Orient, ici changement d’heure au lieu de 8h30 heure de l’Europe Centrale 7h30 heure française…. enfin arrivée à Puget sur Argens… nous devons rester 2 jours pour nous réaffecter dans les dépôts les plus proches de notre résidence et pour donner les permissions; vivement qu’on la tienne cette perm et qu’on fiche le camp car on en a marre du train comme ça depuis le 21 février.

Le 11 mars distribution des perms départ individuellement et arrivée à Marseille; que c’est chic quand même d’être libre à présent pour 2 mois. »

Le 12 mars après un arrêt à Lyon il arrive à Paris gare de Lyon à 19h15 « il y a foule et c’est avec bien du mal qu’on arrive à passer au guichet, je saute dans l’autobus pour St Lazare et j’apprends que je n’ai un train qu’à 22h15 donc sans perdre de temps je bondis à la cantine militaire « Saint-Lazare, la seule gare où le militaire mange gratuitement .»

« Le 13 mars arrivée à Pont de l’Arche à 3h du matin, train se dirigeant vers Gisors à 6h20. Arrivée à Pitres à 6h30 enfin ce coup-là je suis arrivé et que ça semble bon de revoir le pays, les parents, les amis et de passer une bonne permission de 2 mois qui malheureusement passera trop vite. »

Et voilà mon carnet de notes de ma campagne d’Orient terminé.

 René Cobert, 210e d’infanterie



Un Pistrien dans la Campagne d’Orient - Le carnet fait 10x16.cm. Les 80 pages sont remplies d’une belle écriture très serrée  C'est un trajet de 7000 kilomètres que parcourt René Cobert, dont plus de 300 à pied, dans une Europe centrale en plein chaos, l'Autriche-Hongrie qui depuis des siècles dominait cette région étant en pleine décomposition (ce qu'actera officiellement le traité de Trianon en 1920).
Le carnet fait 10x16.cm. Les 80 pages sont remplies d’une belle écriture très serrée
C'est un trajet de 7000 kilomètres que parcourt René Cobert, dont plus de 300 à pied, dans une Europe centrale en plein chaos, l'Autriche-Hongrie qui depuis des siècles dominait cette région étant en pleine décomposition (ce qu'actera officiellement le traité de Trianon en 1920).

Trois siècles de procès : le prieuré des Deux-amants contre Pîtres, Romilly, Pont-St-Pierre

Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Sur cette carte de 1731 conservée aux Archives de Seine-Maritime, l'objet du conflit : les pâtures au pied de la côte des Deux amants, et trois des parties : Pîtres, en haut à gauche, Romilly, en haut à droite, et le prieuré en bas au centre.
Sur cette carte de 1731 conservée aux Archives de Seine-Maritime, l'objet du conflit : les pâtures au pied de la côte des Deux amants, et trois des parties : Pîtres, en haut à gauche, Romilly, en haut à droite, et le prieuré en bas au centre.


Un conflit de trois siècles 

entre le prieuré de la côte des Deux amants
et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres


L'origine du conflit remonte à une charte de 1180*, donc rédigée en latin, dont voici la traduction :

* en fait, Robert de Leicester est censé se trouver en Terre sainte de 1179 et 1181, mais cette légère inexactitude dans l'une des dates est de peu d'importance au regard de ce qui est confirmé : c'est en effet une pratique générale que de régler ses affaires et de faire des dons à l'Eglise, pour le salut de son âme, avant de partir en croisade, étant donné les risques que cela comporte.

"Robert*, comte de Leicester à tous ses compagnons et amis présents et à venir, salut. Sachez que pour l'amour de Dieu et pour le repos de l'âme de Robert, comte de Leicester, mon père, de la comtesse Anne, ma mère, pour le salut de mon âme et l'âme de la comtesse Pétronille mon épouse et de mes enfants, j'ai donné à Dieu et à l'église de la bienheureuse Marie Madeleine de la côte des deux amants, et aux frères consacrés au service divin du même endroit, à perpétuité et à titre de libérale aumône une pâture qui m'a appartenu entre la montagne des deux amants et l'Andelle."
* Robert III de Beaumont, ou de Breteuil (1130-1190), fut un important baron anglo-normand, l'un des principaux partisans d'Henri le Jeune lors de sa révolte contre son père Henri II Plantagenêt (l'époux d'Aliénor d'Aquitaine, ex-femme de Louis VII).
Il succède à son père, proche conseiller des rois, comme troisième comte de Leicester, mais reste plutôt un homme de la Normandie, qui s'entend bien avec les principaux barons du duché. Quand la révolte du jeune Henri éclate en 1173, il se joint à eux, mais n'a pas préparé ses châteaux, qui sont pris par les troupes d'Henri II. Louis VII, instigateur de la rébellion, le pousse à porter la guerre en Angleterre, où il est battu et capturé. Il est emprisonné jusqu'en 1177. Henri II lui rend ses terres, mais a rasé ses châteaux, sauf Breteuil. Il part en Terre sainte en 1179, et revient vers 1181. Il entre dans les faveurs de l'héritier d'Henri II, Richard Cœur de Lion, qui lui rend ce que son père lui avait confisqué et l'emmène dans la troisième croisade. Il meurt pendant le voyage et est inhumé dans l'abbaye de Leicester.
Cette pâture d'environ vingt acres, soit huit hectares était ainsi, d'après les moines, un des plus anciens domaines du Prieuré des Deux amants, qui en avait toujours joui sans troubles jusqu'en 1576. Les fermiers des Deux amants, de Pîtres, et de Romilly, en avaient l'usage pour le pâturage de leurs bestiaux et, par tolérance, acceptèrent que plusieurs particuliers des paroisses de Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre y envoient également leurs bêtes. Ce serait, d'après les religieux, cette tolérance qui serait devenue la source des contestations qui ont eu lieu depuis 1576 entre le Prieuré de deux amants et des habitants de Pîtres, Romilly et Saint-Nicolas de Saint-Pierre.

Point de départ en 1575

Ce fut en 1575 que les premières difficultés surgirent entre les habitants des paroisses de Pîtres, Romilly, Saint-Nicolas de Saint-Pierre et les religieux des Deux amants, relativement à cette commune pâture. Monsieur Christophe de Thou, seigneur de Saint-Germain, grand maître des Eaux et forêts au département de Rouen, venait d'être nommé commissaire pour faire au profit du roi la vente de terrains vagues situés en Normandie et qui se trouvaient appartenir au domaine de la couronne.
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Christophe de Thou
M. de Thou fit rassembler en un seul lot les différents terrains situés dans le ressort de Pont de l'Arche, et en particulier toutes les communes pâtures de la vallée dans l'Andelle. Par une requête du 10 janvier 1577, les religieux des Deux amants protestèrent contre cette vente et demandèrent à être maintenus en possession de ce qu'ils regardaient comme leur propriété.
Dans le même temps les habitants de Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre formaient également opposition pour obtenir à leur profit la pâture, alléguant qu'ils avaient en leur faveur des titres valables et authentiques, entre autres la donation faite par Béatrice de Nevers*, comtesse de Pavie et dame (seigneur) de la Vallée de l'Andelle.

* alias Béatrix d'Anjou, comtesse de Blois et Pavie, dame propriétaire de la vallée de l'Andelle, inhumée dit-on à l'abbaye de Fontaine-Guérard.
Malheureusement pour eux, ils ne purent présenter ces documents, assurant qu'ils les avaient confiés à M. Dernanville, absent et occupé à Blois à l'Assemblée des Etats Généraux, qui tentait de mettre fin aux guerres de religion.
De leur côté, les moines présentaient une copie sur parchemin de l'acte de Robert de Leicester, arguant que l'original avait été détruit ou perdu lors du premier siège de la ville de Rouen*. Mais les habitants prétendaient qu'il s'agissait d'un faux....

* Le siège de Rouen, du 28 septembre au 26 octobre 1562 pendant la première guerre de Religion, fut une victoire des catholiques sur la ville protestante

Premier jugement

Le 12 janvier 1577, M. de Thou rendait une première sentence au terme de laquelle un délai de quelques jours était accordé aux habitants des paroisses pour la production de leurs titres, et le 19 janvier, il déclarait défaut de présentation contre les habitants et le baron de Pont-Saint-Pierre. Commença alors toute une série de procédures. Le 17 juin 1577, dans une nouvelle ordonnance, il prévoyait une visite des terres, à la diligence du procureur du roi, M. de Senneville, et avec toutes les parties. Cette visite eut lieu le 6 juillet 1577.
Après avoir entendu les arguments des parties, le 31 décembre 1577, M. de Thou, sur les conclusions du procureur du roi, rendait une sentence par laquelle il déclarait que la prairie appartenait au religieux comme faisant partie de leur dotation.
Malgré la signification qui en fut faite, les habitants des trois paroisses continuèrent à faire pâturer leurs bestiaux dans la prairie contestée.
Le 20 juin 1617, M. Jacques de la Ferté**, prieur commendataire*** des Deux amants, informé que des particuliers avaient envoyé des bestiaux dans la prairie en litige, fit assigner les propriétaires pour les condamner à des dommages et intérêts. Ceux-ci demandèrent que tous les habitants des trois paroisses fussent mis en cause.
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Jacques de la Ferté


** Jacques de La Ferté (1580-1651), grand aumônier du roi était aussi abbé de La Madeleine, à Châteaudun (Perche) et membre de la Compagnie de la Nouvelle-France, où il reçut en 1636 une seigneurie de 5000 km² le long du Saint-Laurent. Les cent actionnaires, dont faisaient partie Samuel de Champlain et Richelieu, avançaient chacun un capital de 3 000 livres. La Ferté ne mit jamais les pieds au Canada.
*** Sous le régime de la commende, un ecclésiastique ou un laïc tient une abbaye ou un prieuré en percevant personnellement les revenus de celui-ci, et, s'il s'agit d'un ecclésiastique, en exerçant une certaine juridiction mais sans autorité sur la discipline intérieure des moines.
Des tentatives furent faites pour réglementer cette pratique, source d'abus, surtout en France. Elle disparut avec la suppression des ordres monastiques par la Constituante en 1790

Deuxième jugement

C'était un moyen de revenir sur la sentence de M. de Thou et de recommencer le procès. Une sentence des requêtes du palais du 26 juin 1617 leur donna raison. Alors on recommença de part et d'autre une longue production de titres que les deux parties s'accusent d'avoir falsifiés. Le 24 juillet 1621 une sentence définitive des requêtes du palais déclarait "les manants et habitants de Pont-Saint-Pierre, Pîtres et Romilly maintenus dans la possession de la pâture mais autorisait le prieur des Deux amants et ses fermiers à y envoyer pâturer leurs bestiaux.
L'abbé de la Ferté n'accepta pas cette sentence et en appela au roi, prétextant que plusieurs membres du parlement de Rouen étant intéressés au procès, celui-ci devait être porté devant le parlement de Paris. Le roi accéda à son désir et le procès recommença à Paris.

Entre-temps, le Prieuré des Deux amants se trouva réuni au collège des jésuites de Rouen. Le 14 novembre 1640, ceux-ci reprennent le procès en suspens. Après avoir encombré la cour de paperasses, les jésuites laissent tomber le procès et les habitants continuent de jouir de la prairie contestée.

Soixante-dix ans de paix jusqu'en 1709

La paix semble enfin régner entre les habitants des trois paroisses et les jésuites, mais le 24 avril 1709, ces derniers voulant pêcher des poissons dans les fossés de la pâture, en furent empêchés par les habitants armés de fusils et bâtons. Les jésuites portèrent l'affaire devant la Table de marbre* du palais, les témoins furent appelés à comparaître, mais en même temps les habitants des trois paroisses assignaient le Prieuré des Deux amants pour qu'il ait à établir son droit de propriété sur la pâture. Les jésuites peu rassurés sur l'issue de ce nouveau procès préférèrent abandonner l'affaire.

* En France, sous l'Ancien Régime, les tables de marbre étaient des juridictions supérieures en matière d'Eaux et Forêts. Elles tirent leur nom de la grande table de marbre de la salle du palais de justice de Paris où le connétable, l’amiral et le Grand maître des Eaux et Forêts exerçaient leur juridiction.

Le 13 septembre 1776, la vieille querelle se ranima. Les habitants de Pîtres et Romilly prenaient une délibération défendant au fermier des jésuites, Pierre Duval, de mener pâturer ses bestiaux dans la prairie. En outre, pour avoir enfreint cet ordre, ils demandaient une condamnation à 500 livres d'amende. Le procès allait donc recommencer. Les habitants des trois paroisses et les religieux des Deux amants se livrèrent à une production considérable de titres, charte, sentences, arrêts, requêtes, etc. De son côté, le marquis de Pont-Saint-Pierre prend fait et cause pour ses vassaux et se déclare partie au procès.

Arrangement

Toutefois, il semble que tout était bien embrouillé dans l'affaire et que l'issue du procès était loin d'être entière car ils conclurent ainsi :
"Le parti de l'arrangement entre les révérends pères jésuites et le marquis de Pont-Saint-Pierre est le plus sage. Suivre ce procès, il n'est point en état d'être jugé, et dans le cas où la sentence de M. de Thou serait infirmée et la collation des chartes rejetée, il y aurait de gros dépens, dommages et intérêts de prononcés. On doit éviter l'événement ; c'est pourquoi un arrangement doit être préféré"

C'est sans doute la conclusion qui survint car aucune solution de l'affaire n'a été conservée.
Dans le dernier factum des habitants des trois paroisses, ceux-ci déclaraient qu'une des conditions que la comtesse de Pavie avait mise à sa donation comportait des prières annuelles que les habitants "n'ont cessé de faire et font encore avec toute la piété qu'on pourrait exiger des plus saints religieux dans l'église de l'abbaye de Fontaine Guérard "
           
Le certificat suivant, du 5 mai 1780, conservé aux Archives municipales de Romilly en est la preuve :
"Nous soussignée abbesse de l'abbaye royale de Fontaine Guérard, certifions que la paroisse de Romilly est venue en procession à notre abbaye et a chanté avec édification la messe de requiem pour le repos de l'âme de défunte Béatrice d'Anvers comtesse de Pavie et de Blois, dame propriétaire de toute la vallée d'Andelle, donatrice des communes et aulnaies et qui a aumôné auxdites paroisses les pâtures de Romilly et dans toutes les autres de la vallée d'Andelle, par le don à elle fait anciennement par le comte de Leicester, aux fins pars lesdits paroissiens, conformément au testament de la susdite donatrice, d'acquitter tous les ans ladite fondation en l'église de notre monastère où elle a élu sa sépulture, et comme ladite obligation se trouve acquittée cette présente année, nous leur en avons délivré ce que de raison."
Signé : De Radepont.
Collationné conforme à l'original, resté à la mairie de Romilly, ce 18 pluviose an XII

La Révolution mettra un terme au conflit. La vente des biens du clergé et, à cette occasion, ceux du prieuré vint compliquer l'affaire qui se termina par un jugement du tribunal d'appel de Rouen le 24 septembre 1854. Il débouta la commune de ses prétentions sur les communaux et en attribua la propriété aux acquéreurs du prieuré, parmi lesquels M. Bizet, propriétaire du château de Cantelou, qui avaient acheté le prieuré lors de la vente des biens nationaux et repris les revendications des moines.
En 1855 ses héritiers ont réussi à faire annuler par la Cour impériale de Rouen un jugement de 1853 favorable à Pîtres et Romilly, qui protestent, invoquant une ordonnance de 1669, et envisagent un pourvoi en cassation, qu'ils ne font sans doute pas, puisque trois mois plus tard, ils acceptent le principe d'une "restitution des fruits", c'est-à-dire de ce qu'auraient rapporté les pâtures aux héritiers, soit 942,41 francs, somme qui a dû paraître raisonnable... mais l'année suivante est arrivée la note totale: 1662 francs pour les héritiers, plus de 6000 francs pour les hommes de loi, plus les intérêts, soit environ 8000 francs, dont les deux communes devront se partager la charge.

Jacques Sorel



Sources

- Pierre Duchemin ; La baronnie de Pont-Saint-Pierre
- Michel Toussaint Chrétien Duplessis : Description géographique et historique de Haute-Normandie (1740)
- Archives Municipales de Romilly
- Archives de Seine Maritime pour la carte de 1731
- Bibliothèque Municipale de Rouen pour un résumé anonyme de sept pages sur le conflit
- Pour l'histoire du prieuré des deux amants, voir le blog d'Armand Launay Pont de l'Arche ma ville, toujours très documenté
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Aubin Louis Millin de Grandmaison . Les antiquités nationales, vue réalisée à partir de la côte de la Neuville. On voit Pîtres sur la droite. Le dessin, qui exagère le creux entre les deux reliefs est fait pour soutenir la thèse selon laquelle le toponyme "deux amants" viendrait en fait de "deux monts", ce qui évite au monastère cette connotation sexuelle.
Aubin Louis Millin de Grandmaison . Les antiquités nationales, vue réalisée à partir de la côte de la Neuville. On voit Pîtres sur la droite. Le dessin, qui exagère le creux entre les deux reliefs est fait pour soutenir la thèse selon laquelle le toponyme "deux amants" viendrait en fait de "deux monts", ce qui évite au monastère cette connotation sexuelle.