1 octobre 2017

Le monument aux morts de Pîtres

Monument aux morts de Pîtres


Le monument aux morts de Pîtres.


Bernadette Hélouin, qui était secrétaire de notre association, nous a quittés cet été, emportée par un cancer. Son engagement pour notre association et son dynamisme vont nous manquer. Dans ce numéro nous publions le dernier article qu'elle nous a laissé.

Le 11 novembre 1918, dans toutes les communes, les cloches sonnent annonçant la fin de la grande guerre. Si chacun se réjouit de voir que ce qui ne devait pas durer s’achève enfin, leur joie est brève car durant ces 4 interminables années chaque famille a payé son tribut. En effet, sur une population de 40 millions d’habitants, un million et demi n’est pas revenu des combats et plus de 3,4 millions de soldats sont blessés ou mutilés. A Pîtres, 50 habitants ont trouvé la mort sur les champs de bataille.
Rapidement chaque survivant éprouve le besoin d’un hommage collectif car tous sont concernés et devant l’ampleur d’un tel traumatisme ne peuvent assumer seuls le devoir de mémoire.
C’est ce qui incite chaque commune à envisager l’édifice d’un monument dédié aux absents. Combien sont-ils, comment ont-ils été financés, à quoi ressemblent-ils, où sont-ils implantés ? C’est en s’appuyant sur l’étude du monument aux morts de Pîtres que nous allons tenter de comprendre l’apparition de ces nouveaux lieux d’histoire, de mémoire et de recueillement.

Monuments historiques et éléments du patrimoine, de l’obélisque de Louxor aux monuments aux morts en passant par l’Arc de Triomphe ou la Porte de Brandebourg, de tous temps des monuments ont été érigés après chaque bataille ou chaque guerre. Ils étaient plutôt destinés à la commémoration de victoires militaires et ne comportaient pas les noms de chaque soldat mais ceux de personnalités ou de militaires hauts gradés.
Au début de 1920, afin d’honorer leurs morts au combat, les communes choisissent de construire un édifice qui leur est consacré. Devoir, gloire, enfants morts pour la France, mémoire, sacrifice, patrie sont les termes qui président à l’élaboration de chacun d’eux.
Pour comprendre cette éclosion de lieux de mémoire, il faut se rappeler que souvent lors des batailles, les combattants tués au front sont enterrés sur place. Des sépultures individuelles sont créées dans les cimetières militaires et seules les familles les plus aisées préfèrent rapatrier le corps des leurs dans le caveau familial, comme l’ont fait les familles Bonleu, Bonfaix, Chouet, Hédouin, Mardooc, Prévost et Roze à Pîtres. Certaines communes quant à elles créent des espaces spéciaux dans les cimetières.
36 000 monuments vont ainsi voir le jour, auxquels se rajoutent ceux édifiés dans les gares, dans certaines grandes entreprises, dans chaque arrondissement des grandes villes sans oublier les plaques commémoratives dans les églises et les mairies (celle de la mairie de Pîtres date de 1954 comme en témoigne l’extrait du registre des délibération du 9 juin 1954 signé par Maurice Lampérier, maire à ce moment-là). La liste des patronymes apparait rarement par ordre alphabétique mais plutôt au fur et à mesure des décès avec parfois des rajouts à la fin car les soldats disparus ne sont déclarés morts qu’à partir de 1919. Cette liste remplace celles dactylographiées affichées chaque jour à la mairie.
En mai 1919, un nouveau mensuel « L’art funéraire et Commémoratif » parait et lance une pétition nationale pour le rapatriement des corps par les familles.
Entre temps, par la loi du 25 octobre 1919 dans son article 3, l’Etat s’engage à remettre à chaque commune la liste des noms des combattants des armées de Terre et de Mer morts pour la France, nés ou résidant dans ladite commune. Toutefois, sans attendre ce fameux livre d’or, toutes ont entrepris le recensement des disparus afin de les honorer même si parfois certaines ont évincé un nom pour des raisons parfois politiques et parfois personnelles (opinions différentes, conflit entre la famille du soldat décédé et celle du maire ou d’un de ses adjoints, mauvaise moralité du défunt avant son départ pour la guerre……)
L’élan des monuments aux morts est lancé, assorti de subventions publiques de 1920 à 1925 et soutenu par une très large mobilisation. Anciens combattants, familles entreprises et même simples citoyens n’hésitent pas à participer financièrement aux souscriptions lancées par les communes.
A Pîtres, c’est à la réunion du conseil municipal du 2 août 1919, sur proposition du maire Paul Fréret qu’est nommé un comité chargé d’étudier un projet de monument commémoratif en l’honneur des soldats de la commune morts à l’ennemi et de le financer. Il est composé de Paul Fréret, A.Duval, Moreau, ainsi que de trois membres d’une délégation nommés par les démobilisés.
Le 12 septembre 1919 ce comité lance une souscription, faisant appel à tous les habitants et les sollicitant de leur généreuse offrande qui sera recueillie à domicile par ses délégués le dimanche 21 septembre de la même année.
Si l’on ne connait pas le montant total collecté, on a retrouvé trace dans les archives de la mairie d’un courrier en date du 3 septembre 1919 avec pour en tête les Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de Pompey faisant parvenir à la commune la somme de 100 francs pour participation de ladite société à la construction du monument.
Par la suite les membres du conseil municipal et les délégués du comité se retrouveront régulièrement afin de définir l’emplacement mais aussi la composition du monument, certaines décisions entrainant parfois de vives réactions de la part de la population.

Le monument aux morts 

Définir l’emplacement n’est pas le plus évident. Les espaces publics propres à l’accueillir sont souvent des lieux symboliques : églises, cimetières, mairies, écoles, places, parcs. Ce n’est pas sa superficie qui pose problème puisque quelques dizaines de mètres carrés suffisent mais plutôt le lieu où il sera construit qui soulève des questions d’ordre idéologique. Par-delà les arrières pensées politiques ou religieuses voire philosophiques, le choix obéit largement à la représentation que les habitants se font de leur lieu de vie.
De plus, il ne s’agit pas d’une construction d’agrément ni d’un aménagement utilitaire mais d’un type nouveau qui soustrait à l’espace public un périmètre qui devient sacré. Son emplacement n’est donc pas anodin et les délibérations témoignent parfois d’oppositions farouches voire partisanes.
C’est dans cet esprit que le 23 septembre 1920 la municipalité de Pîtres, à l’unanimité des membres présents, choisit d’installer le monument aux « morts pour la patrie », au bas de la rue de l’Eglise, en bordure du chemin de la gare et des écluses.
La commune de Pîtres a donc choisi de l’installer du côté des vivants ce qui veut dire qu’elle considère que la mémoire des victimes appartient à tous et pas seulement à leurs proches. Le deuil est partagé par la collectivité et devient public. La loi du 24 octobre 1922, prise sous la pression des anciens combattants, le confirme et institue la date du 11 novembre comme journée officielle au cours de laquelle un hommage est rendu aux morts de la grande guerre en présence des autorités, des anciens combattants, des familles (en dehors de toute intimité) et de la population. S’ils sont largement empruntés au christianisme, discours, chants, recueillements silencieux restent laïcs.

Au bas de la rue de l’Eglise, notre monument se trouve en un lieu de convergence, de déplacements, de regards, de l’image offerte à ceux qui arrivent mais aussi à l’association de l’environnement sonore. Les soldats tués sont liés au rythme de la vie locale et de ses fonctions économiques puisque à proximité du marché de la place des Flotteaux. Il offre une présence discrète comme si les disparus veillent sur les vivants ; il rappelle aussi à chacun le sacrifice de la nation et de la commune.

Monument aux morts de Pîtres
Mais ce choix n’est pas du goût de tous les Pistriens et dès le 18 août 1920 ils adressent au préfet une pétition essentiellement signée par les membres des familles des victimes qui ne souhaitent pas voir le monument « dans un lieu boueux et isolé, qui de plus est inondé une majeure partie des hivers et où stationnent les Romanichels de passage ».
Si ce n’est pas précisé dans la pétition on peut toutefois penser que ces familles auraient préféré voir cet édifice du côté des morts, au cimetière voire près de l’église. C’est là une forme de reconnaissance pour les soldats souvent enterrés dans les cimetières militaires. Ils entrent ainsi dans la sphère de l’intime et les familles y trouvent alors une sorte de compensation à un deuil dont elles se sentent privées. Pour elles, le choix du cimetière est celui de la tristesse et de la peine retenue et l’église apparait alors comme le seul lieu à pouvoir assumer la charge émotionnelle du sacrifice enduré, abritant la mémoire des disparus et accueillant au besoin la peine des familles qui ne peuvent l’exprimer au monument.
Les travaux commencent par la construction d’un mur de soutènement avec remblai et marches d’accès. Par décision du 11 août 1921 le conseil municipal autorise le maire, Paul Fréret, à traiter de gré à gré avec Hyppolyte Prévost, maçon à Pîtres.
Surélever l’édifice accentue sa mise en valeur et le place au-dessus du monde des vivants. Ainsi en exergue, séparé et inviolable, entre le profane et le sacré, il acquiert une dimension symbolique quasi religieuse mais laïque.
Dans le même temps, la commune choisit le maître d’œuvre. Deux entreprises de monuments funéraires, caveaux et chapelles sont en course : Peschet-Fortin à Saint Sever près de Vire, exploitant des granits de Vire, et Socrate Lefebvre tailleur de pierres et marbrier à Pont-Saint-Pierre.
C’est avec ce dernier que le marché est passé pour un monument de forme pyramidale d’une hauteur de 4m50 en pierre de Lorraine.
Il faut savoir qu’avec la colonne ou l’obélisque, la pyramide est le plus couramment choisie car elle coûte moins cher. Il s’agit de plus d’éléments d’architecture traditionnellement associés à la mort dans l’Antiquité.

La composition du monument

Afin de compenser la sobriété de l’édifice et lui donner une valeur supplémentaire, la pierre est ornée de différents symboles
Les éléments végétaux (laurier en branche ou en couronne, chêne, palme, houx, lierre, blé….) signes d’éternité, ils représentent la force, la robustesse, l’immortalité, la renaissance ou tout simplement le cycle de la vie. Le comité et la municipalité de Pîtres ont opté pour des branches de laurier soit par deux comme on le voit sur la face principale soit isolées sur chacun des côtés dans le but de glorifier les morts. Au dos du monument trois palmes ont été rajoutées deux formant une coupe soulignée par une palme retournée. Elles désignent à la fois l’immortalité mais aussi elles distinguent, honorent et glorifient le sacrifice consenti.
Les ornements militaires (croix de guerre, médaille, mention R F, glaives…….) confèrent à la mort une dimension héroïque. Sur notre monument on ne retrouve rien de tout ça mais uniquement, entre les deux palmes, un casque de soldat signe de l’enrôlement des Pistriens et rappel de l’ordre et de la discipline. Il fait aussi passer un message pour les générations suivantes : « l’engagement et la mort des soldats doivent servir d’exemple. »

Si l’on ne retrouve aucun symbole funéraire, républicain voire religieux, le blason sculpté à même la pierre de Lorraine rappelle l’appartenance à la commune.
L’hommage public se traduit quant à lui par l’inscription « A nos défenseurs, gloire et reconnaissance 1914-1918 ». Les élus ont choisi de célébrer la victoire et de transformer les soldats en héros développant ainsi selon Annette BECKER « une politique de la mémoire de la guerre ».

A défaut d’honorer les restes des combattants, une liste des morts et disparus au champ d’honneur, classée alphabétiquement ou comme à Pîtres par année de combat est apposée sur le monument. Fondée sur le livre d’or qui recense tous les soldats ou civils morts pour la France, il est possible que des noms n’apparaissent pas soit parce que les proches ne l’ont pas souhaité, soit à cause du décès paraissant litigieux ou reconnu tardivement.
Aucun document n’a été retrouvé tant aux archives départementales d’Evreux qu’à celles de la mairie de Pîtres concernant les détails du monument. Il n’en est pas de même pour le haut relief et le message à véhiculer à la base de celui-ci.

Monument aux morts de Pîtres

Monument aux morts de Pîtres
Monument aux morts de Pîtres


En effet, plusieurs gravures ont été soumises aux choix du comité, certaines représentant un personnage de dos dans une rue du village (facteur?), une autre le représentant laissant derrière lui femme et enfants ou encore allongé au premier plan, une femme le pleurant. Toutefois, celle retenue le 17 juin 1920 correspond selon le Comité comme « étant le sujet le mieux et le plus complet en résumant toute la tragédie de la guerre ».
Yvette Petit-Decroix, membre de la Société d’Etudes Diverses, de Louviers, et de notre association, dans son ouvrage « La grande guerre des Lovériens », a étudié les monuments aux morts de la région. Concernant celui de Pîtres, elle décrit la sculpture comme « une esquisse dessinée par le sculpteur Rivière mettant en scène un soldat et son épouse séparés par la mort. Ce soldat reçoit une couronne de lauriers des mains d’une femme ailée. » Ce motif fait penser, dit-elle, au poème d’Arthur Rimbaud, Le dormeur du val :

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue[…]
Il est étendu dans l’herbe sous la nue[…]
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine,
Tranquille.
Il a deux trous rouges au côté droit.


Monument aux morts de Pîtres
Le monument aux morts de Pîtres sera inauguré durant toute la journée du 4 septembre 1921 par diverses manifestations : la remise d’un drapeau offert par les dames de la commune à l’Union Nationale des Combattants et d’un diplôme aux familles des disparus, la messe solennelle et l’inauguration avec les officiels, les enfants des écoles, la fanfare et la société des clairons de Romilly sur Andelle.

Monument aux morts de Pîtres

C’est en mai 1993 que l’édifice sera transféré place de la Fraternité et de nouveau inauguré le 17 avril 1994. Depuis, chaque jour, de nombreuses familles passent devant. Le regardent-elles vraiment ? Savent-elles même qu’il est là ? En ont-elles fait le tour ? On peut se poser la question lorsqu’à l’occasion des commémorations du 8 mai et du 11 novembre la foule est clairsemée et essentiellement composée des anciens du village.
On inscrira ensuite sur ces monuments le morts des guerres suivantes : seconde guerre mondiale, Indochine, Algérie...

Bibliographie :

- Franck David, Ministère de la Défense Comprendre le monument aux morts
- Annette Becker, Les monuments aux morts : patrimoine de la grande guerre
- Antoine Prost, Les monuments aux morts
- Généalogie magazine


Bernadette Hélouin