Le monument aux morts de Pîtres.
Bernadette Hélouin, qui était secrétaire
de notre association, nous a quittés cet été, emportée par un cancer. Son
engagement pour notre association et son dynamisme vont nous manquer. Dans ce
numéro nous publions le dernier article qu'elle nous a laissé.
Le 11 novembre 1918, dans toutes les
communes, les cloches sonnent annonçant la fin de la grande guerre. Si chacun
se réjouit de voir que ce qui ne devait pas durer s’achève enfin, leur joie est
brève car durant ces 4 interminables années chaque famille a payé son tribut.
En effet, sur une population de 40 millions d’habitants, un million et demi
n’est pas revenu des combats et plus de 3,4 millions de soldats sont blessés ou
mutilés. A Pîtres, 50 habitants ont trouvé la mort sur les champs de bataille.
Rapidement chaque survivant éprouve le
besoin d’un hommage collectif car tous sont concernés et devant l’ampleur d’un
tel traumatisme ne peuvent assumer seuls le devoir de mémoire.
C’est ce qui incite chaque commune à
envisager l’édifice d’un monument dédié aux absents. Combien sont-ils, comment
ont-ils été financés, à quoi ressemblent-ils, où sont-ils implantés ?
C’est en s’appuyant sur l’étude du monument aux morts de Pîtres que nous allons
tenter de comprendre l’apparition de ces nouveaux lieux d’histoire, de mémoire
et de recueillement.
Monuments historiques et éléments du
patrimoine, de l’obélisque de Louxor aux monuments aux morts en passant par
l’Arc de Triomphe ou la Porte de Brandebourg, de tous temps des monuments ont
été érigés après chaque bataille ou
chaque guerre. Ils étaient plutôt destinés à la commémoration de victoires
militaires et ne comportaient pas les noms de chaque soldat mais ceux de
personnalités ou de militaires hauts gradés.
Au début de 1920, afin d’honorer leurs
morts au combat, les communes choisissent de construire un édifice qui leur est
consacré. Devoir, gloire, enfants morts pour la France, mémoire, sacrifice,
patrie sont les termes qui président à l’élaboration de chacun d’eux.
Pour comprendre cette éclosion de lieux de
mémoire, il faut se rappeler que souvent lors des batailles, les combattants
tués au front sont enterrés sur place. Des sépultures individuelles sont créées
dans les cimetières militaires et seules les familles les plus aisées préfèrent
rapatrier le corps des leurs dans le caveau familial, comme l’ont fait les
familles Bonleu, Bonfaix, Chouet, Hédouin, Mardooc, Prévost et Roze à Pîtres. Certaines communes quant à elles
créent des espaces spéciaux dans les cimetières.
36 000 monuments vont ainsi voir le
jour, auxquels se rajoutent ceux édifiés dans les gares, dans certaines grandes
entreprises, dans chaque arrondissement des grandes villes sans oublier les
plaques commémoratives dans les églises et les mairies (celle de la mairie de
Pîtres date de 1954 comme en témoigne
l’extrait du registre des délibération du 9 juin 1954 signé par Maurice
Lampérier, maire à ce moment-là). La liste des patronymes apparait rarement par
ordre alphabétique mais plutôt au fur et à mesure des décès avec parfois des
rajouts à la fin car les soldats disparus ne sont déclarés morts qu’à partir de
1919. Cette liste remplace celles dactylographiées affichées chaque jour à la
mairie.
En mai 1919, un nouveau mensuel
« L’art funéraire et Commémoratif » parait et lance une pétition
nationale pour le rapatriement des corps par les familles.
Entre temps, par la loi du 25 octobre 1919
dans son article 3, l’Etat s’engage à remettre à chaque commune la liste des
noms des combattants des armées de Terre et de Mer morts pour la France, nés ou
résidant dans ladite commune. Toutefois, sans attendre ce fameux livre d’or,
toutes ont entrepris le recensement des disparus afin de les honorer même
si parfois certaines ont évincé un nom
pour des raisons parfois politiques et parfois personnelles (opinions
différentes, conflit entre la famille du soldat décédé et celle du maire ou
d’un de ses adjoints, mauvaise moralité du défunt avant son départ pour la
guerre……)
L’élan des monuments aux morts est lancé,
assorti de subventions publiques de 1920 à 1925 et soutenu par une très large
mobilisation. Anciens combattants, familles entreprises et même simples
citoyens n’hésitent pas à participer financièrement aux souscriptions lancées
par les communes.
A Pîtres, c’est à la réunion du conseil
municipal du 2 août 1919, sur proposition du maire Paul Fréret qu’est nommé un
comité chargé d’étudier un projet de monument commémoratif en l’honneur des
soldats de la commune morts à l’ennemi et de le financer. Il est composé de
Paul Fréret, A.Duval, Moreau, ainsi que de trois membres d’une délégation
nommés par les démobilisés.
Le 12 septembre 1919 ce comité lance une
souscription, faisant appel à tous les habitants et les sollicitant de leur
généreuse offrande qui sera recueillie à domicile par ses délégués le dimanche
21 septembre de la même année.
Si l’on ne connait pas le montant total
collecté, on a retrouvé trace dans les archives de la mairie d’un courrier en
date du 3 septembre 1919 avec pour en tête les Hauts Fourneaux, Forges et
Aciéries de Pompey faisant parvenir à la commune la somme de 100 francs pour
participation de ladite société à la construction du monument.
Par la suite les membres du conseil municipal et les
délégués du comité se retrouveront régulièrement afin de définir l’emplacement
mais aussi la composition du monument, certaines décisions entrainant parfois
de vives réactions de la part de la population.
Le monument aux morts
Définir l’emplacement n’est pas le plus
évident. Les espaces publics propres à l’accueillir sont souvent des lieux
symboliques : églises, cimetières, mairies, écoles, places, parcs. Ce
n’est pas sa superficie qui pose problème puisque quelques dizaines de mètres
carrés suffisent mais plutôt le lieu où il sera construit qui soulève des
questions d’ordre idéologique. Par-delà les arrières pensées politiques ou
religieuses voire philosophiques, le choix obéit largement à la représentation
que les habitants se font de leur lieu de vie.
De plus, il ne s’agit pas d’une
construction d’agrément ni d’un aménagement utilitaire mais d’un type nouveau
qui soustrait à l’espace public un périmètre qui devient sacré. Son emplacement
n’est donc pas anodin et les délibérations témoignent parfois d’oppositions
farouches voire partisanes.
C’est dans cet esprit que le 23 septembre
1920 la municipalité de Pîtres, à l’unanimité des membres présents, choisit
d’installer le monument aux « morts pour la patrie », au bas de la
rue de l’Eglise, en bordure du chemin de la gare et des écluses.
La commune de Pîtres a donc choisi de
l’installer du côté des vivants ce qui veut dire qu’elle considère que la
mémoire des victimes appartient à tous et pas seulement à leurs proches. Le
deuil est partagé par la collectivité et devient public. La loi du 24 octobre
1922, prise sous la pression des anciens combattants, le confirme et institue
la date du 11 novembre comme journée officielle au cours de laquelle un hommage
est rendu aux morts de la grande guerre en présence des autorités, des anciens
combattants, des familles (en dehors de toute intimité) et de la population.
S’ils sont largement empruntés au christianisme, discours, chants,
recueillements silencieux restent laïcs.
Au bas de la rue de l’Eglise, notre
monument se trouve en un lieu de convergence, de déplacements, de regards, de
l’image offerte à ceux qui arrivent mais aussi à l’association de
l’environnement sonore. Les soldats tués sont liés au rythme de la vie locale
et de ses fonctions économiques puisque à proximité du marché de la place des
Flotteaux. Il offre une présence discrète comme si les disparus veillent sur
les vivants ; il rappelle aussi à chacun le sacrifice de la nation et de la
commune.
Mais ce choix n’est pas du goût de tous
les Pistriens et dès le 18 août 1920 ils adressent au
préfet une pétition essentiellement
signée par les membres des familles des victimes qui ne souhaitent pas voir le monument « dans
un lieu boueux et isolé, qui de plus est
inondé une majeure partie des hivers et où stationnent les Romanichels de
passage ».
Si ce n’est pas précisé dans la pétition
on peut toutefois penser que ces familles auraient préféré voir cet édifice du
côté des morts, au cimetière voire près de l’église. C’est là une forme de
reconnaissance pour les soldats souvent enterrés dans les cimetières
militaires. Ils entrent ainsi dans la sphère de l’intime et les familles y
trouvent alors une sorte de compensation à un deuil dont elles se sentent
privées. Pour elles, le choix du cimetière est celui de la tristesse et de la
peine retenue et l’église apparait alors comme le seul lieu à pouvoir assumer
la charge émotionnelle du sacrifice enduré, abritant la mémoire des disparus et
accueillant au besoin la peine des familles qui ne peuvent l’exprimer au
monument.
Les travaux commencent par la construction
d’un mur de soutènement avec remblai et marches d’accès. Par décision du 11
août 1921 le conseil municipal autorise le maire, Paul Fréret, à traiter de gré
à gré avec Hyppolyte Prévost, maçon à Pîtres.
Surélever l’édifice accentue sa mise en
valeur et le place au-dessus du monde des vivants. Ainsi en exergue, séparé et
inviolable, entre le profane et le sacré, il acquiert une dimension symbolique quasi
religieuse mais laïque.
Dans le même temps, la commune choisit le
maître d’œuvre. Deux entreprises de monuments funéraires, caveaux et chapelles
sont en course : Peschet-Fortin à Saint Sever près de Vire, exploitant des
granits de Vire, et Socrate Lefebvre tailleur de pierres et marbrier à
Pont-Saint-Pierre.
C’est avec ce dernier que le marché est
passé pour un monument de forme pyramidale d’une hauteur de 4m50 en pierre de
Lorraine.
Il faut savoir qu’avec la colonne ou
l’obélisque, la pyramide est le plus couramment choisie car elle coûte moins
cher. Il s’agit de plus d’éléments d’architecture traditionnellement associés à
la mort dans l’Antiquité.
La composition du monument
Afin de compenser la sobriété de l’édifice
et lui donner une valeur supplémentaire, la pierre est ornée de différents
symboles
Les éléments végétaux (laurier en branche
ou en couronne, chêne, palme, houx, lierre, blé….) signes d’éternité, ils
représentent la force, la robustesse, l’immortalité, la renaissance ou tout
simplement le cycle de la vie. Le comité et la municipalité de Pîtres ont opté
pour des branches de laurier soit par deux comme on le voit sur la face
principale soit isolées sur chacun des côtés dans le but de glorifier les
morts. Au dos du monument trois palmes ont été rajoutées deux formant une coupe
soulignée par une palme retournée. Elles désignent à la fois l’immortalité mais
aussi elles distinguent, honorent et glorifient le sacrifice consenti.
Les ornements militaires (croix de guerre,
médaille, mention R F, glaives…….) confèrent à la mort une dimension héroïque.
Sur notre monument on ne retrouve rien de tout ça mais uniquement, entre les
deux palmes, un casque de soldat signe
de l’enrôlement des Pistriens et rappel de l’ordre et de la discipline. Il fait
aussi passer un message pour les générations suivantes : « l’engagement
et la mort des soldats doivent servir d’exemple. »
Si l’on ne retrouve aucun symbole
funéraire, républicain voire religieux, le blason sculpté à même la pierre de
Lorraine rappelle l’appartenance à la commune.
L’hommage public se traduit quant à lui
par l’inscription « A nos défenseurs, gloire et reconnaissance 1914-1918 ». Les élus ont choisi de
célébrer la victoire et de transformer les soldats en héros développant ainsi
selon Annette BECKER « une politique de la mémoire de la guerre ».
A défaut d’honorer les restes des
combattants, une liste des morts et disparus au champ d’honneur, classée
alphabétiquement ou comme à Pîtres par année de combat est apposée sur le
monument. Fondée sur le livre d’or qui recense tous les soldats ou civils morts
pour la France, il est possible que des noms n’apparaissent pas soit parce que
les proches ne l’ont pas souhaité, soit à cause du décès paraissant litigieux
ou reconnu tardivement.
Aucun document n’a été retrouvé tant aux
archives départementales d’Evreux qu’à celles de la mairie de Pîtres concernant
les détails du monument. Il n’en est pas de même pour le haut relief et le message à véhiculer à la base de
celui-ci.
En effet, plusieurs gravures ont été
soumises aux choix du comité, certaines représentant un personnage de dos dans
une rue du village (facteur?), une autre le représentant laissant derrière lui
femme et enfants ou encore allongé au premier plan, une femme le pleurant.
Toutefois, celle retenue le 17 juin 1920 correspond selon le Comité comme « étant le sujet le mieux et le
plus complet en résumant toute la tragédie de la guerre ».
Yvette Petit-Decroix, membre de la Société
d’Etudes Diverses, de Louviers, et de notre association, dans son ouvrage
« La grande guerre des Lovériens », a étudié les monuments aux morts
de la région. Concernant celui de Pîtres, elle décrit la sculpture comme
« une esquisse dessinée par le sculpteur Rivière mettant en scène un
soldat et son épouse séparés par la mort. Ce soldat reçoit une couronne de
lauriers des mains d’une femme
ailée. » Ce motif fait penser, dit-elle, au poème d’Arthur
Rimbaud, Le dormeur du val :
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête
nue[…]
Il est étendu dans l’herbe sous la nue[…]
Il dort dans le soleil, la main sur la
poitrine,
Tranquille.
Il a deux trous rouges au côté droit.
Le monument aux morts de Pîtres sera
inauguré durant toute la journée du 4 septembre 1921 par diverses
manifestations : la remise d’un
drapeau offert par les dames de la commune à l’Union Nationale des Combattants
et d’un diplôme aux familles des disparus, la messe solennelle et l’inauguration avec les officiels, les enfants
des écoles, la fanfare et la société des clairons de Romilly sur Andelle.
C’est en mai 1993 que l’édifice sera transféré place de la
Fraternité et de nouveau inauguré le 17 avril 1994. Depuis, chaque jour, de
nombreuses familles passent devant. Le regardent-elles vraiment ?
Savent-elles même qu’il est là ? En ont-elles fait le tour ? On peut
se poser la question lorsqu’à l’occasion des commémorations du 8 mai et du 11
novembre la foule est clairsemée et essentiellement composée des anciens du
village.
On inscrira ensuite sur ces monuments le morts des guerres suivantes : seconde guerre
mondiale, Indochine, Algérie...
Bibliographie :
- Franck David, Ministère de la
Défense Comprendre le monument aux morts
- Annette Becker, Les monuments aux
morts : patrimoine de la grande guerre
- Antoine Prost, Les monuments aux
morts,
- Généalogie magazine