1 juin 2017

Pîtres sous la Seconde République et le Second Empire (1848-1860)

Pîtres Second Empire

Pîtres sous le Second Empire


(voir Pîtres sous la Révolution)
(voir Pîtres d'un Empire à l'autre)
Nous traitons dans ce numéro d'une période assez courte, moins de 20 ans si l'on considère la date officielle, 1852, du début du Second Empire, ou 20 ans si l'on se réfère au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851.
Pîtres Second Empire
C'est qu'il s'agit d'une période clé de l'histoire de la France, qui prolonge le décollage économique de la Monarchie de Juillet (Louis-Philippe), et nous verrons qu'il s'agit sans doute pour Pîtres de la période pendant laquelle le village, qui change rapidement, commence à ressembler à la commune que nous connaissons.

Pîtres Second Empire - Cadastre de 1834
Cadastre de 1834

Le registre des délibérations du conseil municipal n'indique pas une activité démesurée : sept réunions en 1848, période pourtant très animée de notre histoire1, puis trois ou quatre par an en moyenne, sauf, nous le verrons, en cas de crise interne. La tâche du conseil est essentiellement de s'occuper de la voirie (réfection des chemins) et des écoles. De plus, sous le Second Empire, les maires, qui, sous la Seconde République, ont été élus par le conseil municipal, sont de nouveau nommés par le préfet, pas de réunion donc pour son élection. On remarque par ailleurs que les changements de régime affectent peu la tête de la commune : Jean-Louis Vigor était maire sous la monarchie, il l'est resté sous la République, et le restera sous l'Empire, comme ses conseillers, qui s'appellent Rose, Depître, Chardon, Bizet, puis Mesnil, Moreau, Lethoré, Fréret, Mathias, Delamare ….

1. En février 1848, trois journées d'insurrection mettent fin à la Monarchie de Juillet et aboutissent à la proclamation de la Seconde République. En décembre, Louis-Napoléon Bonaparte est élu Président avec 75% des suffrages exprimés. Deux ans plus tard, il fera un coup d'Etat le 2 décembre.

Pîtres Second Empire - halage
Né en 1787, Jean-Louis Vigor appartient à la branche des mariniers, mais cela veut vraisemblablement dire qu'il possédait des chevaux de halage, bien qu'apparaissent chez ses descendants des charpentiers de marine.

En 1865, on constate un peu de changement, quelques nouveaux noms apparaissent : Lebert, Vaillant, Védrine, Hamelin, Frétigny, et le préfet nomme un nouveau maire : Louis Athanase Désiré ROZE2, le meunier.

2. Du fait des incertitudes de l'Etat-civil, on trouve depuis le 16ème siècle dans la commune des Rose et des Roze, forts nombreux : fléteyeur, badestamier, laboureur, journalier, charpentier, tonnelier, cordonnier, maréchal, sonneur, propriétaire, meunier, plusieurs fois alliés par mariage avec les Vigor. Etrangement, Louis Athanase Désiré n'apparaît pas dans la liste des plus forts imposés de 1864, où se trouvent pourtant quatre Rose.

Routes, chemins, bacs et ponts, voie ferrée.
            L'entretien des chemins vicinaux fait l'objet d'au moins une réunion par an pour en approuver le budget, qui constitue une grosse part des dépenses de la commune.
En 1854, on proteste contre l'administration des Ponts et chaussées qui interdit définitivement le passage des bestiaux et voitures sur le pont de l'Andelle ainsi que sur le chemin de halage, ce qui confirme le fait qu'un pont sur l'Andelle avait été construit, mais sans doute de bois, et en mauvais état, et que cela en était fini des fléteyeurs qui assuraient le passage d'eau. Six ans plus tard, on propose un bac à voitures sur la Seine de Poses à Amfreville, mais le conseil est contre, sans que nous sachions pourquoi. Peut-être le coût de l'opération ?
            En 1866 (un vendredi à 6h du matin, note le registre !) on proteste contre le retard pris par le projet de ligne Rouen-Orléans direct. En fait la ligne ne partira d'Orléans qu’en 1872 pour atteindre Louviers en 1875 et Rouen en 1883 : ce projet aura donc pris une vingtaine d'années de retard. Quant à la ligne Gisors-Pont-de-l'Arche, qui passe encore par Pîtres, elle est ouverte en décembre 1868. L'année précédente, Pîtres a protesté contre l'absence de projet de "station de chemin de fer", qui ne sera mise en place que bien plus tard, avançant qu'il y avait 914 habitants dans la commune, et qu'avec les alentours, Poses 126, Le Manoir 346, Quévreville 200, etc.), cela faisait en tout 3644 habitants. Ces chiffres semblent largement surestimés pour les besoins de la cause, et on y ajoute comme argument que "déjà la départementale numéro 12 passe au nord de la commune". On se souvient que Pîtres aurait voulu la voir passer en son centre.
            Pîtres s'exprime en faveur d'un bac à voitures de Pîtres à Poses, précisant que c'est en attendant le pont : ceci explique peut-être son opposition à ce bac une douzaine d'années auparavant : on préférait un pont, mais on se fait une raison.
            On a établi, en 1857, un tableau du classement des chemins, document dont nous reparlerons prochainement. On élargit la rue des Moulins.
            En 1869, pour les chemins, la commune décide de demander une subvention spéciale à Olivier Frédéric et Philogène frères, fabricants de drap à Elbeuf, ce qui montre que l’on continue à transporter les draps d’Elbeuf à Romilly, pour le foulonnage, aller et retour, par des charrois routiers (il n'y a pas encore de gare à Pîtres, et la carte de 1872 n'en indique pas pour Romilly)

Les foires et marchés
Pîtres Second Empire - foires et marchés
Le Second empire fait un effort particulier de promotion et de modernisation de l'agriculture, et modifie la carte des foires et marchés qui datait des siècles précédents. Comme toutes les communes, Pîtres est régulièrement appelée à donner son avis, pour des bourgs parfois éloignés, par exemple : La Haye-Malherbe, Saint Didier etc. Elle est d'accord pour un nouveau marché aux bestiaux à Pont-de-l'Arche, mais contre la demande de foires à Fleury, le premier mardi de Pâques et le dernier mardi d’août, "car cela nuirait à celle de Pont-Saint-Pierre", par contre donne un "avis très positif" pour un nouveau marché hebdomadaire à Louviers. Pour les bovins, Rouen demandant une modification de la date, Pîtres est contre, invoquant l'intérêt d'autres localités, dont Routot, pourtant assez éloignée….
Elle commence par donner un avis négatif pour une foire aux Andelys, "qui nuirait à celle de Fleury", puis un avis positif trois ans plus tard...

L’école
La présence d'une école par commune a été rendue obligatoire par la loi Guizot de 1833, mais elle n'est pas encore gratuite, à Pîtres la rétribution mensuelle est fixée par enfant :
1 franc pour les moins de 9 ans, 1,5 franc pour les plus de 9 ans, et des centimes spéciaux sont votés pour porter cette somme à un minimum, qui constitue le salaire de l'instituteur, le nombre d'enfants doit être suffisant, puisque cette somme (environ 900 francs par an ) ne nécessite pas de "rallonge".
« Après avoir mûrement réfléchi », on choisit une laïque.


En 1861, on fixe la rétribution scolaire des filles : 1,25 franc par élève, quel que soit l'âge. La loi Duruy impose depuis 1857 une école de filles, et l'institutrice de Pîtres est rémunérée 450 francs par an.
Le gros problème de la commune va alors être de trouver de quoi construire une véritable école et des logements pour l'instituteur et l'institutrice. Il faut croire que le terrain acheté rue Bourgerue en 1847 n'a pas permis la construction prévue (école, logement, mairie et pompe à incendie), ou qu'il se révèle maintenant trop petit.
En 1861, on se tourne donc vers un terrain dépendant du presbytère, décrit comme « pas au centre, mais dans un endroit élevé, très sain et aéré », pour y construire écoles, logements et mairies, car "on ne trouve rien au centre". Puis plus rien jusqu'en 1866...
En 1864, une lettre de l'inspecteur des écoles des Andelys demande si en remplacement de Mme Frétigny, décédée, le conseil préfère une institutrice laïque ou une religieuse.
Pîtres Second Empire - La carte d'Etat-major, souvent dite carte de 1852, est la première à couvrir l'ensemble de la France depuis celle des Cassini au XVIIIe. Celle-ci est en fait postérieure, comme le montre la présence de la voie ferrée. On y remarque ce centre vide, dans le carré ouvert des rues du Taillis, Bourgerue et du Bosc.
La carte d'Etat-major, souvent dite carte de 1852, est la première à couvrir l'ensemble de la France depuis celle des Cassini au XVIIIe. Celle-ci est en fait postérieure, comme le montre la présence de la voie ferrée. On y remarque ce centre vide, dans le carré ouvert des rues du Taillis, Bourgerue et du Bosc.

En 1866, on décide l'achat d'un terrain rue Dumontier, aujourd'hui rue de l'église, pour y construire la mairie, deux salles d'écoles et deux logements. Cette décision de se résoudre à acheter un emplacement excentré se révélera importante par la suite, car elle contribue, l'église n'étant déjà pas au cœur du village, à priver Pîtres d'un vrai centre.
Le coût total estimé de l'opération étant de 23 140 francs, la commune vend des terrains (60 ares aux Flotteaux, 12 ares au quai Gallais, 11 ares au quai Margot, des pâtures, des chemins inutiles), prévoit de lever un impôt extraordinaire de 10% supplémentaire pendant 10 ans, fait donc une demande de secours au préfet de 6140 francs pour atteindre ce total, et emprunte 10 000 francs pour dix ans à la Caisse des dépôts et consignations, prévoyant que le dernier paiement aurait lieu en 1878.
Une enquête commodo et incommodo pour la construction des écoles donne ce résultat : sur 273 électeurs, il n'y a que cinq observations, quatre trouvent que la position n'est pas assez centrale, et une seule est contre l'aliénation des terrains communaux. Quand on sait que cette question a été longtemps enjeu de vifs débats, on sent qu'une époque se termine, sur une note symbolique : l'enfant ira à l'école, plutôt que de mener la vache ou la chèvre paître sur les communaux. De toute façon, cela faisait plusieurs années que l'herbe était plutôt mise en vente au profit de la commune, on trouve ainsi plusieurs fois : "vente de l'herbe des Flotteaux aux enchères, du quai Margot et du quai Gallais"
Les dépenses d'école augmentent, elles s'élèvent à 1 916 francs en 1869, mais il doit subsister bien des besoins, puisqu'en 1870, l'institutrice doit organiser une loterie pour l'achat des livres. Elle rapporte 120 francs.
En 1870 a lieu la réception des travaux de la mairie, avec un supplément de 3 125 francs.

Un gros legs
L'abbé Bouillant lègue à la fabrique « rente annuelle et perpétuelle de 600 francs, à la charge de faire acquitter à l'intention du testateur 50 messes par an et de le faire recommander tous les dimanches aux prières des fidèles ». Il s'agit d'une somme importante, pouvant représenter une année de salaire.
Ce legs est accepté « après mûre réflexion », on se demande d'ailleurs un peu pourquoi il a fallu réfléchir si mûrement. Nous verrons par contre que les héritiers ne l'entendront pas de cette oreille...

Secours aux indigents
En 1855, le préfet propose la création d'une société de secours mutuel, mais le conseil n'y est pas favorable, puis le préfet impose une assistance médicale gratuite dans chaque commune pour les indigents, ce qui entraîne le vote d'un impôt extraordinaire
On trouve alors parfois des notes de dépenses : 201 francs. pour un indigent qui se trouve à l'hospice de Louviers, 108 francs pour Mathias, le boulanger, qui a fourni du pain aux pauvres, des dettes passées en non-valeur. Mais quand, en 1868, le préfet réclame des frais de garde d'un indigent de Pîtres à l'hospice de Louviers, soit un franc par jour, représentant les deux cinquièmes des frais, le conseil proteste, faisant valoir que cette personne était, certes, née en 1812, mais qu'il y avait résidé, avait des sœurs fortunées, et que la commune n'avait pas d'argent, du fait de la construction de la mairie et des écoles.

Un procès qui dure... depuis 1577 1!

1. Contestation entre les habitants de Pîtres et de Romilly et le monastère des Deux Amants. (sans nom d'auteur ni d'éditeur)
Bibliothèque Municipale de Rouen cote Nm 808-18
On assiste à la fin d'une longue contestation entre les habitants de Pîtres et Romilly, d'un côté, et de l'autre les propriétaires ou héritiers des acquéreurs du prieuré de la Côte des deux-amants, parmi lesquels M. Bizet, propriétaire du château de Cantelou, qui ont acheté le prieuré lors de la vente des biens nationaux2 et ont repris à leur profit les revendications des moines qui pendant des siècles ont tenté de récupérer la jouissance de pâtures, au pied de la côte des Deux-Amants, que les habitants de Pîtres et Romilly se partagent comme biens communaux…

2. Pour se sortir du déficit budgétaire énorme hérité de la monarchie, l'Assemblée Constituante décide en 1789 la saisie et la vente des biens du clergé et de la couronne, qui servent de gage aux assignats (voir n°1).
En 1855 les héritiers ont réussi à faire annuler par la Cour impériale de Rouen un jugement des Andelys de 1853, favorable à Pîtres et Romilly, qui protestent en invoquant une ordonnance de 1669, et envisagent un pourvoi en cassation, qu'ils ne font sans doute pas, puisque trois mois plus tard, ils acceptent, « avec restriction », le principe d'une "restitution des fruits", donc ce qu'auraient rapporté les pâtures aux héritiers si elles étaient restées entre leurs mains : 942,41 francs.
Mais la note totale arrive l'année suivante :
1 662 francs pour les héritiers, 4 053 pour les avoués, 1 372 pour les avocats, et 921 d'intérêts, soit environ 8 000 francs, que les deux communes se partagent équitablement.
Pîtres vote donc d'un impôt extraordinaire de 15 centimes par franc sur les 4 contributions, qui devrait rapporter 1 400 francs.
Zizanie municipale
Le 13 mai 1858, un jeudi à six heures du matin, précise le compte-rendu, lors d'une séance consacrée au compte de gestion, le conseil refuse de signer car il manque des pièces, que le maire dit avoir réclamées au receveur municipal, qui réclame au receveur de Louviers. La séance est donc levée
Le 23, un dimanche, à huit heures du matin, ces pièces, "mémoires et mandats", manquent encore car le receveur municipal refuse de s'en dessaisir, ils sont à examiner dans son bureau...
Le 30, les mandats et mémoires sont sur la table, et le compte-rendu note, désabusé : « cette fois il était présumable que le conseil municipal n'aurait plus rien à désirer » ; erreur, après avoir examiné scrupuleusement toutes les pièces, le conseil municipal a déclaré, toujours par l'organe du sieur Fréret, que tout cela était bon mais que cela ne suffisait pas, il nous faut, a-t-il dit, le mémoire et le mandat du caillou3 charrié par Frétigny en 1856 ou sans cela nous ne signerons rien »... or ils sont en sous-préfecture, donc Fréret refuse, le maire, Vigor demande à chaque membre son opinion, et "personne ne voulant prendre la parole", s'adresse à Pierre-Louis Depîtres qui accepte de signer si tout le monde signe. « Cette réponse a fait rire l'assemblée »... La séance est levée sans décision, une seule signature ce jour-là : Vigor.
En 1859 quatre conseils se tiennent, sans incidents, mais le 30 mai 1860, J-L Vigor se retrouve à nouveau tout seul pour le vote du budget. Il renvoie le conseil au 7 juin, et réussit à avoir à ses côtés Arsène Lethoré, son adjoint, Jean-Louis Gossent, et Jean-Louis Rose3.

3. Pour la réfection des chemins, Frétigny, cultivateur ou marinier, devait fournir chevaux et voiture, plutôt que main d'œuvre ou paiement de taxe en espèces..

Réhabilitation
En 1869, un dénommé Ripaux François Isidore, carrossier à Rouen, rue Dulong a déposé une demande en réhabilitation. L'enquête arrive à Pîtres, où il avait résidé vers 1850-54. On atteste qu'il n'y a donné aucune plainte, s'y est marié avec une Félicité Gossent, et était un "ouvrier honnête et laborieux".
On peut présumer que F.-I. Ripaux avait participé aux divers mouvements sociaux qui ont secoué Rouen en février et avril 1848. La police de l'Empire a la mémoire longue.

La guerre de 1870 (juillet 1870 à janvier 71)
Napoléon III se laisse entraîner par ses conseillers militaires dans une guerre mal préparée, sans se rendre compte que le chancelier Bismarck, qui voulait la guerre pour unifier l'Allemagne autour d'une Prusse victorieuse, a tiré les ficelles. La défaite de Sedan, en septembre, entraîne la proclamation de la République par Gambetta.
Pîtres Second Empire
En décembre 1870, on évoque les réquisitions prussiennes et on prévoit leur remboursement par l'impôt, puis en février 71, à la réquisition de 22 850 francs demandée par l'autorité militaire allemande, on répond par un exposé de la misère de la commune, expliquant qu'il n'a été possible de "parfaire aucune somme à cause du manque absolu de ressources de la commune et de la profonde misère où elle se trouve réduite, croit qu'il est de son devoir d'exposer cette cause le plus brièvement possible. La commune est industrielle et agricole. Sous le rapport agricole, la propriété étant divisée en un grand nombre de petites exploitations, chaque particulier dans des temps prospères ne fait que pour vivre ; mais les nombreuses réquisitions, qui ont eu lieu presque journellement, depuis 80 jours, ont complètement épuisé et mis dans la plus profonde détresse tous les cultivateurs de notre commune.
Quant au côté industriel, la commune ne possède aucune fabrique et le personnel n'est composé que de pauvres ouvriers qui avaient autrefois gagné leurs journées dans les filatures et l'usine de Romilly ; mais depuis six mois que les travaux ont arrêtés, ces ouvriers sont demeurés sans aucune ressource, réduits à la mendicité et ils attendent chaque jour que la charité leur donne le morceau de pain qu'ils ne pourraient se procurer eux-mêmes.
Par cette malheureuse et triste situation, le conseil est extrêmement peiné de ne pouvoir, avec la meilleure volonté possible, obtempérer à la demande qui lui est faite et s'en remet entièrement à l'humanité de l'autorité militaire allemande à son égard."

Tableau volontairement noirci pour ne pas avoir à payer tribut, ou état réel de la commune ? Ce qui est sûr, c'est que la misère, en particulier des ouvriers au chômage doit être bien réelle, puisqu'un fonds charitable est mis en place en 1871 « pour donner du pain aux ouvriers à la suite de l'arrêt des filatures, fabriques et usines », ce qui atteste que Pîtres est largement devenue une commune ouvrière.
La cotisation semble plus le fruit de la bonne volonté que du degré de fortune : 14 cotisants, la veuve François Depîtres en tête avec 500 francs, 9 cotisants de 100 francs dont l'abbé Vaurabourg, et 4 de 50 francs. Une somme de 1 600 francs, donc, qui "sera remboursée sur fonds de la commune aussitôt que faire se pourra".

En avril, face à un recours pour « vol de bois sur pied dans le taillis », on répond que « le temps ne permettait pas d'exercer l'autorité. » Quel sens donner à cette phrase ? est-on débordé par la misère, ou la chute de l'Empire, et surtout l'insurrection parisienne de la Commune font-elles craindre d'autres révoltes, si bien que l'on préfère fermer les yeux ?


Michel Bienvenu



Le Manoir, an IV - an VII (1795-99)

Le Manoir Directoire

Le Manoir
de l'an III à l'an VI (1795-1798)


Après la chute de Robespierre le 9 Thermidor, la Convention cède la place à une République plus bourgeoise, avec la Constitution de l'an III qui délègue le pouvoir à un Directoire de cinq membres ; celui-ci est marqué par la lutte contre les royalistes d'un côté et les jacobins de l'autre, les tentatives de relever l'économie et les finances, et la conduite de la guerre, front sur lequel il est victorieux. Il disparaît lors du coup d'Etat de Bonaparte, le 18 brumaire an VIII.

Dans le bulletin n°2, nous avions laissé le conseil municipal du Manoir en nivôse an III (décembre 1794), six mois après la chute de Robespierre, en proie aux nombreuses réquisitions qu'exige la guerre et le ravitaillement des villes.
Régulièrement, même quand il n'y a pas de réunion, le greffier, Nicolas Yves Pelletier, continue à noter les réceptions de "paquets" de bulletins des lois. Une centaine avait été reçue les années précédentes, et dans ces trois années il en arrivera encore une cinquantaine, marque de la forte activité législative de cette période.

Dans un pays en guerre.
Dans la continuité des deux années précédentes, ce qui apparaît en premier plan, ce sont les recensements, les réquisitions, mais aussi les secours aux familles des conscrits, la surveillance de ceux qui rentrent du front, et les morts au combat. Les greniers et les caves du presbytère sont encore occupées à l'extraction du salpêtre.

Recensements et réquisitions.
On recense les grains et farines, et après les récoltes, ce sont les réquisitions : foin, avoine, par exemple "15 quintaux de grains réquisitionnés pour Pont-de-L'arche" ou " 25 quintaux d'avoine et 50 quintaux de foin à envoyer à Mantes", seront payés 100 livres le quintal, avoine ou foin, ce qui montre à quel point la monnaie s'est dévaluée, puisque cela correspond à plus de deux livres le kilo, alors que la livre était auparavant le prix moyen d'une journée de travail ! Quand le 10 nivôse an IV on publiera le prix des grains fixé pour la contribution frontière de l'an III (567 livres par quintal de froment, soit 12 livres le kilo environ), on pourra mesurer l'ampleur de l'inflation : ces prix sont multipliés par plus de 50 par rapport à leur moyenne avant la Révolution.
Et ce prix du blé est tellement élevé, ou plutôt le pouvoir d'achat de la monnaie est tellement bas, que l'on ne veut plus travailler pour de l'argent. Ainsi, le 10 germinal an III, on apprend que Revert, "qui loue un bois à Bizet, de Rouen", "ne peut faire la coupe en son entier, selon la réquisition, car il ne peut trouver d'ouvriers, car on ne peut leur fournir du pain."
La réquisition est répartie entre les cultivateurs les plus importants : François Revert, fermier du sieur Bizet, doit à lui seul fournir plus que les trois suivants réunis (la veuve Bisson, fermière de Levavasseur, Jean Baptiste Leclerc, maire, et François Milliard, tous deux gros acheteurs de biens nationaux).

Secours
Ils sont d'abord destinés aux familles des "défenseurs de la République", qui sont au nombre de onze, ce qui est beaucoup pour une commune d'environ 300 habitants. Ces familles reçoivent de 30 à 50 livres, ce qui ne représente plus que quelques kilos de grains. Les Dienis reçoivent 800 livres, mais on a vu que leur fils venait d'être tué à Wissembourg.
Puis on reçoit 1535 livres « pour les parents des défenseurs de la patrie », dont 1025 livres pour Michel Revert, journalier, dont le fils « est mort à Arras le 16 prairial suite à des blessures reçues au combat ».

Désertions ?
En thermidor, on trouve une « liste des militaires en activité ayant quitté leur bataillon » : un convalescent, qui sera réquisitionné aux manufactures de Romilly, un qui était « revenu pour ses affaires», et qui va repartir, et deux qui ne comparaissent pas. Mais il est difficile de savoir s'il s'agit de désertions. Sous le Directoire, écrit Albert Soboul dans La Révolution française, « le mal de l’insoumission et de la désertion rongea les armées de la République... La flamme n’étant plus entretenue, l’enthousiasme révolutionnaire peu à peu s’assoupit »
L'enthousiasme de l'an II, qui, nous l'avons vu était parfois de façade, cède décidément le pas à la morosité : ainsi, par exemple, le 6 messidor an III, à l'assemblée des électeurs pour désigner la municipalité, ne se présentent que très peu de citoyens, on attend de deux à quatre heures, on remet au 10, ce jour-là se présentent cinq citoyens, on laisse donc les choses en l'état.

Le retour du curé Leblond !
Coup de théâtre : le 16, on assiste au retour de « Bruno Jacques Jérémie Leblond ex-curé constitutionnel. » qui reprend, « à la demande des habitants », les fonctions qu'il avait laissées il y a 15 mois. On se souvient qu'après des rapports souvent houleux avec les notables du Manoir, qui n'avaient pas hésité à le désigner comme un fauteur de troubles qui allait même jusqu'à les injurier en chaire, il avait fini par remettre sa lettre de prêtrise et rejoindre les rangs des armées révolutionnaires. On pourrait donc s'étonner de le voir revenir. Le Manoir va-t-il grâce à lui retrouver l'ardeur révolutionnaire ?

La garde nationale, on ne se bouscule pas...
En fait, ce retour n'aura sans doute pas suffi à dynamiser la population, puisque le premier thermidor, pour réorganiser la garde nationale, conformément à la loi du 28 prairial, quand on convoque en l'église au son de la cloche, on attend de deux heures à quatre heures, et il ne vient que quinze citoyens « qui ont représenté qu'ils étaient pauvres et qu'ils auraient plus besoin d'avoir des subsistances que de se soumettre à la réorganisation de ladite garde nationale ». Le compte-rendu note que le procureur a fait tout son possible, mais qu'il n'est plus resté personne que le corps municipal …
Quelle claque ! pourrait-on penser, mais ce n'est pas si sûr, car cette réorganisation de la garde nationale, qui faisait suite à une tentative de soulèvement jacobin à Paris, avait surtout pour but de la débarrasser d'éléments potentiellement dangereux; Elle reste ouverte à tous, mais des dispositions concernant le domicile en éloigne les ouvriers, ambulants, travailleurs des manufactures, etc., et surtout les citoyens peu fortunés « ne doivent être inscrits que sur leur réclamation expresse ». Comme l'avait souligné le rapporteur de la loi, il ne fallait plus confier les armes « qu'à des mains pures » et « ne pas distraire la vertueuse indigence de son labeur ». Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes...
La garde nationale va donc s'organiser, avec à sa tête Jean-Baptiste Depîtres1, dit Arlinquin, élu capitaine par 18 voix sur 30 ; Jean-Baptiste Deshayes, dit Monneau, lieutenant par 16 voix ; Pierre Depîtres dit Bon Jean, sous-lieutenant par 17 voix, Jean-Baptiste Revert dit Verdas fils et François Leclerc, tous deux sergents par 16 voix, plus quatre caporaux et neuf hommes.

1. Ce score semble bien modeste pour J.B. Depîtres, laboureur, qui était déjà capitaine... Il y avait donc de l'opposition, mais s'agissait-il de conflits de familles, ou de divergences politiques ?

Cette élection nous permet de disposer d'une « liste des citoyens de la commune du Manoir domiciliés en ladite commune, de l'âge de 18 jusqu'à 80, qui se sont présentés pour être inscrits sur le présent registre et devant composer la garde nationale sédentaire du Manoir ». Cette liste recense 96 hommes, ce qui est cohérent avec le nombre de 257 habitants de plus de douze ans que nous trouvons l'année suivante. Quatre patronymes (Revers, Leclerc, Depîtres et Grenier) représentent plus des deux tiers de la liste (58 sur 96). Si l'on ajoute les Tesson, Deshayes, Dienis, Milliard, on passe aux trois-quarts et il ne reste plus que vingt places pour les Bécu, Bisson, Cuvier, Tolmet, Benard, Bourgeois... le greffier Pelletier et notre curé Bruno Jacques Jérémie Leblond.

On s'arrache l'herbe...
Le 18 thermidor an III, Nicolas Yves Pelletier, le greffier, rapporte qu'il a été traité de « fils de putain d’aristocrate » par Marie Louise Depîtres, femme de Jean-Louis Grenier. Il s'agit d'un conflit autour d'un paquet d'herbe, que la femme Grenier venait de couper sur le terrain de N-Y Pelletier. On en est venu aux mains, Pelletier a été pris au collet par la femme qui criait « il faut que je t'étrangle », et l’aurait finalement laissée garder son herbe « de peur de se mettre trop en colère ». Il est intéressant de noter que le même type d'accrochage avait eu lieu environ un an auparavant entre la femme Lesueur et un Tesson, laboureur. L'herbe était donc un bien suffisamment précieux pour alimenter ce genre d'incident. Rappelons au passage que les prairies étaient beaucoup plus imposées que les terres labourables. C'est donc qu'elles rapportaient plus...
La semaine suivante, on dit que des cadavres ont été trouvés sur le bord de "la rivière" (la Seine) proche de l'île, mais il s'agira en fait d'un squelette, sur lequel il reste "un morceau de toile bleue".
L'église du Manoir en 1787. On remarque le beau jardin, sous le triège du jardin montier (=monastère) et d'importants bâtiments, peut-être les charreteries ?
L'église du Manoir en 1787. On remarque le beau jardin, sous le triège du jardin montier (=monastère) et d'importants bâtiments, peut-être les charreteries ?

Le 6 vendémiaire an IV arrive une pétition :
« Liberté égalité fraternité,
    les habitants de la commune du manoir appelés et représentés par les citoyens Revert et Deshayes,
    au citoyen maire, officiers municipaux, notables, et procureur de la commune :
    d'urgentes réparations sont à faire au presbytère... [il faudrait] vendre des bâtiments pour financer les réparations et un local d'éducation de la jeunesse... »
et convocation pour le prochain décadi (le dixième jour de la semaine du calendrier révolutionnaire, qui remplace le dimanche).
Quatre jours plus tard, la vente est décidée et le curé Leblond «entrera en jouissance du presbytère, et du local». Bien joué sans doute... Leblond sait se servir des armes traditionnelles de la Révolution, (la pétition) pour parvenir à ses fins.
En cinq jours, les ventes sont faites : une charreterie à François Leclerc pour 380 livres, un bâtiment à Jean-Louis Grenier pour 660 livres, une autre charreterie à J. Depîtres pour 450 livres, le tout payé comptant, les démolitions devant être faites sous huit jours, ce qui semble suggérer qu'il s'agit de récupération...
En brumaire, les bulletins que l'on reçoit font, entre autres, référence à la loi du 5 fructidor an III sur les « moyens de terminer la révolution » (il s'agit en fait de la Constitution de l'an III), et « l'arrestation des courriers et exemplaires envoyés dans les départements par les assemblées primaires ou assemblées de sections de Paris » : il faut empêcher les jacobins mécontents et les sans-culottes parisiens d'essayer de relancer la Révolution.

15 brumaire an IV 60 livres du district pour les indigents, que l'on partage entre 13 personnes. On y retrouve des Tesson, des Milliard, des Grenier, ce qui montre que les grandes familles recouvraient des conditions sociales très différentes.

Elections
Ou bien le greffier est particulièrement scrupuleux, ou bien il s'agit d'un très grand moment, toujours est-il que les comptes-rendus d'élections sont particulièrement détaillés, et s'étalent sur plusieurs pages, ainsi le 15 brumaire an IV, on apprend que l'assemblée a lieu dans l'église, que le président est Jean-Baptiste Garnier, doyen d'âge, que Jean-Louis Dienis, P. Leclerc, et Bruno Jacques Jérémie Leblond sont scrutateurs, et que Jean-Baptiste Deshaies, le plus jeune, est secrétaire; sur 36 votants Jean-Baptiste Grenier obtient 26 voix « pour le fauteuil », mais ce n'est que celui de président du scrutin, qui donc ne fait que conforter sa légitimité de doyen...
Le Manoir Directoire
Ces 30 signatures montrent que déjà de nombreux adultes savent écrire

Sur 38 votants, il y a 34 voix pour élire Jean-Baptiste Tesson agent municipal, et 32 pour élire Leblond adjoint municipal.
L'ancien maire, J.B. Leclerc, adversaire principal du curé en l'an II, est donc évincé, et cède la place à son adjoint, qui est remplacé par Bruno Jacques Jérémie Leblond, redevenu curé. Le lendemain celui-ci prête serment « Je reconnais que l'universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République », et publie ce jour-là les horaires pour « l'exercice du culte : 8 h à 10 h tous les matins, 9 h à midi et 2 h à 5 h les dimanches et fêtes, "vieux stile"(sic) ». BJJ Leblond abandonne donc le calendrier révolutionnaire, reprend le presbytère, qui ne servira plus à faire du salpêtre, et offre abondance de services religieux aux paroissiens du Manoir, sans doute frustrés en son absence : on ne trouve pas mention qu'un autre ait été nommé à sa place, il y avait pénurie de prêtres, et les fidèles ont vraisemblablement dû se rabattre sur Pîtres.
Le Manoir Directoire
J.B Tesson se voit donc remettre les pouvoirs d'agent municipal, l'État civil, le greffe, et les titres de propriété la semaine suivante, mais dès le lendemain, comme pour la plupart des séances à venir, le compte-rendu est signé du seul Leblond…
Au Manoir, la Révolution est terminée, et y a mis fin celui qui l'y avait amenée.

Une estimation du nombre d'habitants
Le 22 frimaire, on annonce qu'a été dressé un «tableau de la population de plus de 12 ans», qui dénombre 257 habitants, ce qui suggère une population d'environ 300 habitants.

L'impôt
Le 27 nivôse on convoque « au son de la cloche » à l'adjudication pour la perception de l'impôt, mais personne ne se présente, on remet donc au 30, encore personne, puis au 4 pluviôse, encore personne…
L'impôt aura du mal à rentrer...

Le 10 germinal an V a lieu un nouveau scrutin, et on assiste aux élections des scrutateurs, secrétaire, aux différents "dépôts dans la boete", "dépouyement", aux serments individuels de « haine à la narchie (sic) et de fidélité et d'attachement à la République et à la Constitution de l'an III ».
Sans aucune surprise, Jean-Baptiste Tesson est élu agent pour la commune, c'est-à-dire maire, par 26 voix sur 28 voix, et Bruno Jacques Jérémie Leblond, auparavant élu président de l'assemblée (mais par 14 voix sur 20 seulement) est élu adjoint, lui aussi par 26 voix.
Mais, sans qu'une nouvelle date ait été inscrite, ou trouve mention dans les lignes suivantes, de l'élection de Philippe Deshayes comme agent municipal de la commune pour deux ans, par 27 voix sur 35, ce qui indique bien qu'il s'agit bien d'un autre scrutin. On est conforté dans l'impression qu'il y a eu un problème dans la tenue du registre par le fait que, sans aucun blanc ni vraie séparation, on passe en 1834...

Les difficultés monétaires et financières.
Pendant cette période, comme on l'a vu, la valeur de la monnaie en cours, l'assignat, n'ayant cessé de baisser, on trouve partout des monceaux de papier qui ne valent plus rien, et que le gouvernement décide parfois d'éliminer pour assainir la situation monétaire. Ainsi, le 27 prairial an III, on trouve mention de la nomination d'un commissaire, « pour constater les assignats démonétisés se trouvant chez le receveur ».
Le Manoir Directoire - Emprunt Assignat
Ces assignats étaient ensuite brûlés, pour redonner confiance dans ceux qui ne l'avaient pas été, mais on sait que cela n'a vraiment jamais fonctionné.
Le Manoir Directoire - Assignat
En conséquence, on tente une autre solution pour sortir de la crise financière, l'emprunt forcé, et c'est ainsi qu'au Manoir, le 19 floréal, on élit « quatre commissaires chargés de l'emprunt forcé » : les assignats ne valant décidément plus rien, le Directoire a décidé d'un emprunt forcé sur les hauts revenus, et pour disposer de trésorerie, il fait imprimer des "rescriptions", gagées sur le futur emprunt, qui connaîtront le même sort que les assignats quand il s'avérera que sur les 600 millions escomptés de l'emprunt forcé, il n'est rentré que 12,5 millions au bout de trois mois. Il décide de faire détruire publiquement et solennellement la planche à billets, mais remplace l'assignat par un "mandat territorial" qui se dépréciera encore plus rapidement et sera retiré de la circulation au bout d'un an.
Le Manoir Directoire - Emprunt Assignat
Ce qui sauvera au bout du compte les finances, ce seront les victoires militaires et les énormes "contributions de guerre" exigées des pays conquis, ce qui le livrera au pouvoir des généraux, et l'amènera à tomber aux mains du vainqueur de l'Italie et grand pourvoyeur de butin : Napoléon Bonaparte…

Michel Bienvenu

Jacques Sorel


Un autre registre sera rempli pendant la période du 2 prairial an VIII à 1837, recouvrant donc la période du premier Empire, de la restauration, et du début de la monarchie de Juillet. Ce sera l'objet du prochain article.


Les charitons dans l’Eure

Charitons au congrès de Giverville
Charitons au congrès de Giverville

Les charités
Troisième partie : les charités aujourd'hui.


(voir n°2 et n°3)
Après le déclin des charités dans l'entre-deux-guerres et la disparition de beaucoup d'entre elles, ces confréries ont retrouvé un regain de vitalité après la Seconde Guerre mondiale. Le point de départ fut le congrès de Giverville et la création de l'Union diocésaine en 1947. Depuis cette date de nouvelles charités se sont créées et le mouvement semble même s'accélérer. Les charités anciennes ou nouvelles sont en contact les unes avec les autres et se retrouvent régulièrement comme au rassemblement de Fourmetot en juin 2011 ou au congrès de Bourg Achard en octobre 2012.

I. Le congrès de Giverville et la création de l'Union diocésaine en 1947.

Giverville est une petite bourgade de l’Eure située dans le Lieuvin, à 30 km de Lisieux environ. Le premier congrès des charités y a été organisé à l'initiative d'un simple paroissien, Maurice Quéruel, fasciné depuis son enfance par la charité de son village. Après accord du curé, du maire de la commune, et de l’évêque d’Évreux, des invitations furent lancées : 80 charités répondirent favorablement, dont beaucoup étaient installées dans le Lieuvin et dans les régions proches comme le Roumois. D'autres venaient de plus loin : celles d'Ailly, de Muids, de Venables ou d’Acquigny. Ce premier congrès fut marqué par quatre temps forts.

Le 20 juillet : célébration du cinquième centenaire de la charité de Giverville. 

La date de cette commémoration fut ainsi choisie car elle était aussi celle de la fête patronale de Sainte Marguerite. La charité de Giverville, placée sous la triple protection de la Vierge Marie, de Saint Blaise et de Sainte Marguerite, avait été érigée en 1240, si l'on en croit l'inscription des bannières. Maurice Quéruel avait déjà pensé à marquer ce septième centenaire en 1940, mais la guerre l'en avait empêché.
Les cérémonies commencèrent par une procession de l'église vers la maison de charité, puis de là jusqu’au monument aux morts ; participaient à cette procession les anciens de la charité et les frères en place, ainsi que ceux des charités voisines.
L'après-midi, une fête médiévale, située au temps de Saint-Louis, c'est-à-dire à l'époque où fut créée la charité, se déroula dans toute la ville, décorée et pavoisée. Enfin une exposition permanente était inaugurée qui rassemblait des objets et des documents concernant les charités : draps mortuaires, chaperons, dalmatiques, boîtes, torchères, matrologes, photographies...

Le 15 août : fête de l'Assomption.

La charité de Giverville a honoré la Vierge Marie en assistant à la messe dans le chœur de l'église, puis en allant en procession jusque vers la maison de charité où a été pris un repas en commun présidé par le curé. L'après-midi, aux vêpres, eut lieu la cérémonie traditionnelle de prise de fonction : le curé, après avoir lu la liste des frères sortants, a annoncé la nomination d'un nouveau maître et a procédé à la réception des nouveaux frères en leur remettant leur chaperon.

Le 31 août : rassemblement général.

Les 80 confréries invitées ont assisté à une messe présidée par l'évêque : celui-ci, qui a pu entretenir le pape Pie XII des charités lors de son récent voyage à Rome, a assuré l'assistance des bénédictions et des encouragements du pontife. Puis les charités présentes ont défilé dans la ville dont les maisons étaient tapissées de draps blancs ornés de grappes de raisins et d'épis de blé symbolisant le pain et le vin de l'eucharistie.
L'après-midi les charités participèrent à la procession du Saint-Sacrement avec halte aux reposoirs dressés pour la circonstance et, à la fin, au monument aux morts. L'évêque présida ensuite l'assemblée des maîtres de charité au cours de laquelle fut créée l'Union diocésaine. Une autre procession fut organisée pour les complies. Le soir une retraite aux flambeaux et un feu d'artifice marquèrent la fin de cette journée.

20 septembre : clôture du congrès.

Charités Bourg-Achard 2012
Bourg-Achard 2012

Après la journée du dimanche réservée à un concours de tintenelles, le congrès prit fin solennellement le mardi. Une nouvelle procession partit pour enlever de l'exposition permanente les statues reliquaires de saint Mauxe (appellation locale de Maxime) et de saint Vénérand prêtées par l'église d'Acquigny afin de les placer dans le chœur de l'église de Giverville. Une messe fut célébrée l'après-midi.
Comme l'a montré le déroulement de ce premier congrès des charités, il s'inscrit à la fois dans la tradition et dans la nouveauté. Tradition d'abord avec le respect des coutumes héritées du Moyen-âge (messes, processions, vêtements…), et aussi avec la soumission à l'Eglise : (omniprésence du clergé et notamment de l’évêque). Mais ce congrès traduit aussi le désir de renouveau, voire de nouveautés : c'est la première fois que tant de charités se réunissent, même si auparavant quelques-unes pouvaient se rencontrer lors de grandes fêtes, comme les fêtes de sainte Thérèse de Lisieux, ou lors des pèlerinages importants comme celui de saint François à Évreux. Surtout, le congrès a fait ressortir la nécessité d'une union de toutes les charités. Enfin, ce premier grand rassemblement a permis de donner une impulsion aux recherches historiques sur les charités, jusqu'alors assez lacunaires. Deux journées d'études furent d'ailleurs consacrées aux rapports sur les charités rédigés par des érudits locaux.

II. Union diocésaine et nouvelles charités.

Le congrès de Giverville a donné l’impulsion nécessaire à la création d’une union des charités, nommée l’Union diocésaine dont les statuts ont été publiés dans La vie diocésaine du 7 aout 1948.
Cette Union est composée de toutes les charités qui désirent en faire partie. Les buts déclarés, définis au début des statuts, sont de conserver les charités existantes, de les développer et d’en créer de nouvelles. L’Union est dirigée par un conseil de douze membres élus par les maitres de charité (un conseiller représentant 10 à 12 charités) et un bureau élu par le conseil composé d’un président, un vice-président, un secrétaire et un trésorier. Une assemblée générale doit se réunir un fois par an au cours du pèlerinage de Notre-Dame de la Couture, le lundi de Pentecôte.
Les statuts prévoient la nomination par l’évêque d’un aumônier des charités (aujourd’hui cette fonction est assurée par le Père Castel).
Charités Bourg-Achard 2012
Bourg-Achard 2012

Les ressources de l’Union sont constituées des cotisations de chaque confrérie (200 F pour chacune d’elle en 1948) et des subventions ou dons divers. Ces ressources sont redistribuées aux églises pauvres du diocèse.
Après les articles concernant l’Union, les statuts abordent le règlement général d’organisation des confréries. Les charités sont établies sous l’invocation de la Très Sainte-Vierge Marie et du patron principal de chaque paroisse. Chaque charité est sous la direction d’un échevin et d’un prévôt élus pour un an. Le service des frères est d’au minimum trois ans. Il est précisé qu’on n’admet dans une confrérie « que des hommes faisant profession de religion catholique, de bonne réputation et en règle avec les lois de l’Eglise notamment en ce qui concerne le mariage ». Les charités ont toujours pour mission de procéder aux inhumations mais aussi de visiter et aider les malades et leurs familles, surtout les pauvres. Les frères doivent aussi participer aux processions et aider à la célébration des messes. Quant aux costumes, les charités utiliseront les costumes existants ; pour les costumes nouveaux, l’Union devra donner son autorisation pour les porter.
Dans les statuts figurent également les amendes pouvant s’appliquer aux frères de chaque charité « pour manquements aux services, les absences, les défauts de tenue ou de langage ». Les peines peuvent aller jusqu'à des suspensions temporaires ou définitives.
Charités Bourg-Achard 2012
Bourg-Achard 2012

Un chapitre de ces statuts intitulé "dépendance des charités" précise : "les charités sont sous la dépendance des curés". Ce sont eux qui décident des jours et heures de service dans la paroisse et qui donnent l’autorisation d’officier dans une autre paroisse.
Enfin, les statuts de l’Union stipulent que chaque confrérie peut avoir son règlement intérieur mais que ce règlement doit nécessairement être approuvé par l’Union.
Parallèlement à cette Union diocésaine et la recoupant en partie, a été créée une Association des charités du département de l’Eure organisée selon la loi 1901. L’objet de l’association est de pouvoir représenter les charités dans des actions juridiques, d’ester en justice et d’assurer l’administration du patrimoine des différentes confréries en prenant en charge leurs biens meubles et immeubles. L’association se compose de sociétaires (les membres des charités) et de membres bienfaiteurs (ceux qui désirent aider les charités). Les cotisations, les dons et les revenus du patrimoine constituent les ressources de l’association. Son organisation interne souscrit aux principes de la loi de 1901. Les statuts ont été déposés à la préfecture le 20 mai 1957 et, même s’ils ont été plusieurs fois amendés, ils restent proches du texte original.
Aujourd’hui donc, les charités disposent de 2 organismes pour les défendre, les aider et les représenter. Ils sont présidés par le même frère de charité, Michel de Vaumas, qui est à la fois Grand Maitre de l’Union diocésaine et Président de l’association. Sous son impulsion, comme sous celle de son prédécesseur, le comte Dauger, le nombre des confréries de charité ne cesse de progresser. Elles sont aujourd’hui 118 dans l’Eure, bientôt 119 grâce à la création d’une charité à Verneuil-sur-Avre en mars 2013. Avant celle-ci, les dernières charités créées furent celles de Saint- Julien-de-la-Liègue en 2011 et celle de Fontaine-Bellanger en 2010.
Charités Repas au congrès de Bourg-Achard. 2012
Repas au congrès de Bourg-Achard. 2012

Les charités ont pris l’habitude de se rencontrer chaque année lors d’un rassemblement et tous les 5 ans lors d’un congrès. Le dernier rassemblement s’est tenu à Fourmetot en mai 2011 et le dernier congrès s’est réuni à Bourg-Achard en octobre 2012. Le prochain rassemblement est prévu en 2013 à Saint-Léonard en Seine Maritime, département qui compte 5 charités rattachées à celles de l’Eure. Enfin, les informations concernant les différentes charités sont diffusées dans un petit journal, Les Tintenelles, organe de liaison.
Les confréries de charité sont donc aujourd’hui bien présentes dans l’Eure et bien vivantes. Elles ne sont pas la survivance folklorique d’un passé remontant au Moyen Age. Au contraire, elles jouent un rôle important dans les cérémonies religieuses et dans la sociabilité rurale. Elles sont indispensables aux familles en deuil ou en difficulté.
Si beaucoup de charités ont disparu depuis moins d’un siècle, comme celle de Pîtres, d’autres ont réussi à subsister ou renaissent encadrées par le clergé paroissial et le diocèse.


Yvette Petit-Decroix