Les châteaux de Pont-Saint-Pierre
La conquête de l'Angleterre par Guillaume
le Conquérant en 1066 a réuni sous une même couronne la Normandie et
l'Angleterre, mais la succession de Guillaume se passe mal, avec en
arrière-plan les rois de France, toujours prêts à tenter d'agrandir leur
domaine, d'où parfois une certaine difficulté à suivre le jeu des alliances et
leurs renversements. On se trahit, on se bat on se réconcilie, et les seuls
perdants sont toujours les habitants accablés d’impôts qui, bien pire, voient
les troupes passer chez eux : pillages, massacres, viols, incendies des
récoltes et des villages...
Châteaux construits à Pont-Saint-Pierre
On peut considérer
qu'il y a eu cinq demeures seigneuriales sur le territoire de l'actuelle commune
de Pont Saint-Pierre, dont un seul reste debout de nos jours. Ce sont :
1. Le Catelier, château fortifié du XI et XIIe siècles, qui dominait la
paroisse de Saint-Pierre
2. la Malmaison, qui se trouvait sur le site de l'actuel château de Pont Saint-Pierre
3. le château de Douville, construit presque en même temps que la
Malmaison.
4. Bernière, alias la Garenne ou les Maisons, dont il reste peu de traces,
dans un bouquet d'arbres, entre l'église de Pont-Saint-Pierre et le château de
Douville .
5. Logempré, l'actuel château de Pont Saint-Pierre
Chronologie
simplifiée :
1066 : Guillaume, duc
de Normandie, remporte la bataille d'Hastings et devient roi d'Angleterre
1087 : il meurt et ses
fils Guillaume (le Roux), Robert (Courteheuse) et Henri (Beauclerc) commencent
à se disputer l'héritage. Série de partages, d'alliances, trahisons et
batailles dont Henri sort vainqueur …
1106 : Henri Ier
Beauclerc réunit l'Angleterre et la Normandie, qui reste pendant un siècle sous
domination anglaise
1135 : guerre de
succession à la mort d'Henri Ier, qui dure jusqu'en 1154 (Henri II Plantagenêt
monte sur le trône d'Angleterre, son mariage avec Aliénor d'Aquitaine sera
sources de nouveaux conflits)
1204 : Philippe
Auguste prend Château-Gaillard, étape décisive dans sa reconquête de la
Normandie sur Richard Cœur de Lion
1346-1453
:
Guerre de Cent ans entre Anglais et Français
1. Le Catelier
Castellier,
castelet, châtelet, etc. : c'est un ouvrage fortifié. Celui de
Pont-Saint-Pierre a été construit vraisemblablement avant 1050, date à laquelle
Pont-Saint-Pierre est mentionné comme burgus (agglomération autour d'un
château) dans la Grande Charte de Lyre*.
* une charte décrit les donations,
les contrats, etc. passés entre des individus ou des collectivités, ici l'abbaye
de Lyre, près de Conches, et Guillaume Fitz Osbern, ami très proche du futur
Guillaume le Conquérant
Description
L'ouvrage était,
pour cette époque, relativement important : 160 à 170 m dans sa plus grande
dimension, des fossés de 20 m de large entourant une enceinte de 100 m sur 70
m, avec une tour sur un tertre qui, bien qu'il ait été arasé dépasse encore de
6 m le niveau du château. La pente des talus reste encore aujourd'hui très
forte, il s'agissait d'un bon ouvrage de défense.
Il était complété
d'un poste d'observation, que l'on appelle la motte du bourg, situé à environ
300 m, dont il reste une butte encore importante. L'hypothèse selon laquelle
cette motte serait le reste d'une construction érigée lors d'un siège a été
évoquée.
Historique
D'après Nicolas
Koch, archéologue de l'Université de Rouen, le Catelier faisait
vraisemblablement partie d'ouvrages construits dans le deuxième quart du XIème
siècle, lors de la minorité du duc Guillaume, destinés à former une ligne de
défense contre les rois de France.
On sait par
Orderic Vital** que ce château a été donné par Robert Courteheuse (fils de
Guillaume le Conquérant), à Eustache de Breteuil, (petit-fils de Guillaume Fitz
Osbern, le plus proche compagnon de Guillaume le Conquérant). Cet Eustache
avait épousé Juliana, fille d’Henri Beauclerc, et donc petite fille de
Guillaume le Conquérant, mais se retournant contre son beau-père (voir le récit
qui suit) Eustache fait fortifier le Catelier en 1119.
** Né en Angleterre, il est confié
à l’âge de dix ans au monastère de Saint-Évroult, qui jouit d'une bonne réputation dans le
domaine de l'enseignement. Spécialisé dans la lecture et la copie d'ouvrages,
il lui est demandé d'écrire une histoire du monastère. C'est le point de départ
de l’Historia ecclesiastica, terminée en 1141/1143, source de premier
ordre pour l'histoire de la Normandie ducale et de l'Angleterre normande.
Un film d'horreur …
C'est à cette
occasion qu'eut lieu l'épisode qui montre à quel point les mœurs de l'époque
étaient restées barbares... Le voici, raconté par Orderic Vital, que tous les
récits postérieurs recopient plus ou moins (l'orthographe est celle de la
traduction du 17ème siècle) :
"... Eustache
de Breteuil, gendre de Henri, fut engagé par ses compatriotes et ses parens à
quitter le parti du Roi (Henri), si ce monarque ne lui rendait pas la tour
d'Ivri* qui avait appartenu à ses prédécesseurs. Le Roi différa de le
satisfaire en cela pour le présent, mais il le lui promit pour l'avenir, et,
par des paroles flatteuses, le retint à son service, et dans des dispositions
pacifiques. Comme ce prince ne voulait pas être mal avec Eustache, parce que
celui-ci était un des plus puissans seigneurs de la Normandie, avait beaucoup
d'amis et de vassaux, et possédait des places très-fortes, il lui donna en
otage, pour lui servir de garantie et se l'attacher plus fidèlement, le fils de
Raoul-Harenc, qui gardait la tour d'Ivri*, et reçut de lui en échange ses deux
filles, qui étaient les petites filles du Roi. Cependant Eustache ne se
comporta pas bien à l'égard de l'otage qu'il avait reçu: car, par le conseil
d'Amauri de Montfort, qui ourdissait adroitement des trames perverses, […] il
arracha les yeux au jeune homme, et les envoya à son père qui était un vaillant
chevalier. Le père, irrité de cette action, alla trouver le Roi, et lui raconta
les malheurs de son fils. Ce monarque en fut vivement affligé, et livra ses
deux petites filles à Raoul pour qu'il se vengeât aussitôt de tant de
déloyauté. Raoul Harenc, avec la permission du Roi en courroux, prit les filles
d'Eustache, et, pour venger son fils, leur arracha cruellement les yeux et leur
coupa l'extrémité du nez. ….. Quand ils eurent appris cette mutilation, le père
et la mère s'affligèrent à l'excès. Eustache fortifia ses châteaux de Lire, de
Glos, du Pont-Saint-Pierre et de Paci. Il en ferma soigneusement l'accès, afin
que le Roi ou ses partisans n'y pussent pénétrer. "
* Ivry la bataille . Henri 1er
l'avait promise à Eustache, mais commençait à se méfier et faisait davantage
confiance à Raoul de Harenc
Dans le monde
féodal, les fidélités s'achètent, à coups de fiefs (abbayes, terres, châteaux,
droits fiscaux...), et les changements de camp sont fréquents, les guerres
perpétuelles. De ce fait il était courant de procéder à des remises d'otages,
souvent des enfants qui vivaient en pension chez celui qui les détenait, en
général bien traités tant qu'il n'y avait pas de problèmes…
Siège et incendie du Catelier, parricide raté, vengeance, indigestion
Malgré les travaux
de fortification d'Eustache, Henri Beauclerc réussit à prendre le château, qu'il
incendie et fait raser (Eustache défendait pendant ce temps son château de
Lyre, tandis que Juliana résistait à son père dans Breteuil, et tentait même de
l'assassiner traitreusement, après l'avoir invité à une entrevue pour négocier
(à sa décharge, celui-ci avait quand même livré ses deux filles pour qu'on leur
arrache les yeux), mais elle rate son coup, et, raconte Orderic Vital : " elle
rendit le château à Henri, mais ne put obtenir de lui de sortir en liberté.
D'après l'ordre du roi, elle fut forcée de se laisser glisser du haut des murs
sans pont et sans soutien, et descendit ainsi honteusement jusqu'au fond du
fossé, en montrant ses fesses nues. Le fossé du château était rempli des eaux
de la saison, et la gelée, qui les glaçait, refroidissait justement, d'une
manière cruelle, la chair délicate de la princesse qui s'y plongea dans sa
chute.. »
Henri donne le
fief, contenant le val de Pîtres et Pont-Saint-Pierre, à Raoul de Tosny. Son
fils Roger reconstruit le Catelier, de manière efficace car en 1136 il résiste
à un mois de siège avant d'être pris, dans le cadre d'une guerre de succession
qui survient après la mort sans héritier direct d'Henri Ier Beauclerc, mort
d'une indigestion d'anguilles, ou de lamproies, à Saint-Denis-en-Lyons
(aujourd'hui Lyons-la-forêt).
Puis les Tosny,
qui ont récupéré leur fief de Pont-Saint-Pierre après réconciliation,
abandonnent le château, semble-t-il en bon état, et font construire la
Malmaison sur le bord de l'Andelle. Ils cherchent vraisemblablement plus d'espace,
et la proximité de la rivière.
Envahi depuis très longtemps par les arbres, le Catelier reste un site
impressionnant, par ses dénivelés et son aspect sauvage, qui mériterait d’être
protégé.
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2. La Malmaison
On sait peu de
choses sur ce château, si ce n'est que sur son emplacement sera construit
Logempré (le château actuel) avec l’argent obtenu comme dédommagement de sa
destruction.
Blason des Hangest
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Ce n'est pas la mauvaise
maison, mais la "mâle maison ", ce qui suggère qu'il s'agissait
encore d'une construction fortifiée, qui est détruite en 1359, sous le règne de
Jean II le Bon, roi de France, alors prisonnier en Angleterre depuis sa défaite
à Poitiers, sur les ordres du futur Charles V, exerçant alors la régence.
Depuis 1204, la Normandie est française, les Tosny cèdent la place aux Hangest,
qui tiendront pendant deux siècles Pont-Saint-Pierre, première baronnie (dans
l'ordre protocolaire) de Normandie.
3. Le château de Douville.
Cette carte postale, comme bien d’autres, reprend la confusion devenue
courante entre Douville et Logempré...
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Il est construit avant 1195, d'après
Reigner, donc avant la Malmaison, dans le cadre d'une ligne de défense
anglo-normande contre les visées du roi de France. Il présentait la
particularité de posséder une tour carrée. Un document de 1203 montre
Jean sans Terre (roi d'Angleterre) faisant payer les arrérages de soldes des
soldats qui le gardent et envoyer une nef (un bateau) du vin, sans doute pour
soutenir le moral de ses troupes.
Après la chute de
Château gaillard en 1204, qui permet à Philippe Auguste d'asseoir son pouvoir
sur l'ensemble de la Normandie, le château n'a plus d'intérêt défensif, mais
reste une habitation qui passe entre les mains de famille françaises
successives: Longchamp, Ponthieu, Calleville, Monfort, puis il est pris sans
coup férir par les Anglais en 1418 , soit trois ans après de désastre
d'Azincourt.
Le célèbre John
Talbot le refuse alors, lui préférant et obtenant celui de Pont-Saint-Pierre.
D'après Auguste Le
Prévost, un mariage y a été célébré en 1492, ce qui montre qu'il devait encore
être habité. Ensuite, il servira de carrière de pierres, comme beaucoup de ces
ouvrages fortifiés.
Comme au Catelier, la reprise du site par la végétation continue
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4. Bernières
Il n'en reste
presque plus de traces, à part un bouquet d'arbres qui montre qu'à cet endroit
la terre pleine de pierres n'est pas labourable…
C'était plutôt un
manoir, dont on sait qu'il existe en 1204, car Philippe Auguste, nouveau maître
du territoire qu’il vient de reprendre aux Anglais, le donne à Raoul de
Boulogne, alors que la Malmaison est remise aux Hangest, partage de fief qui
suggère des tensions entre les vainqueurs.
Duchemin signale
qu'un Guillaume Maignard, sieur de Bernières et conseiller du roi, obtient en
1404 l'autorisation de créer un pigeonnier*.
* seuls les nobles ayant le droit
de posséder des pigeonniers, leur construction était souvent un moyen de
montrer son ascension sociale. Les paysans des alentours par contre
n'appréciaient pas de voir leurs récoltes pillées, mais n'avaient pas le droit
de s'attaquer aux pigeons….
On trouve aussi la trace d'une
autorisation par le propriétaire de château de Douville de prendre de l'eau
dans l'Andelle pour alimenter le manoir.
Le manoir sera
vendu et revendu, il passe entre autres dans les mains d'Olivier Le Daim,
barbier et âme damnée de Louis XI, jusqu'à arriver en possession des
Roncherolles, qui au 17ème train réunifient le fief de Pont-Saint-Pierre (ils
rachètent Douville, Romilly, La Neuville) autour du château de Logempré et en
1646, la construction d'une chapelle Saint-Jacques fait penser que nous sommes
peut-être sur une branche de chemin de Compostelle.
5. Logempré, le château actuel
C'est bien
l'actuel château de Pont-Saint-Pierre, et non celui de Douville, quoi qu'en
aient dit de nombreux auteurs du 19ème se recopiant à qui mieux mieux (ce qui
continue sur Internet).
Un héritier qui proteste
Aubert de Hangest,
qui avait sept ans lors de la destruction de Malmaison en 1359, devenu adulte,
va protester plus de quinze ans après contre cette destruction auprès du roi
Charles V
qui lui accorde en
1377 des crédits (20 000 francs or) pour reconstruire la Malmaison, nom que
l'on trouve encore employé en 1391.
Entrée en scène des Roncherolles
La sœur et héritière d'Aubert de Hangest
épousant un Roncherolles, le château devient possession de cette illustre
famille qui rassemble la baronnie de Pont-Saint-Pierre en rachetant le fief de
Bernières.
Mais en 1418,
c'est sous le nom de Logenpré (loge en pré) qu'il est rendu, en même temps
que celui de Douville, à Henri V (d'Angleterre).
Donné en 1428 par
Henri VI, roi d'Angleterre, à Talbot (prononcer talbotte)...,, qui sera
grandement courroucé d'apprendre en 1449 que son château a été repris, saccagé
et incendié par les Français, après que la trentaine d'hommes de la garnison,
commandée par un capitaine natif des environs de Louviers, se furent rendus,
ayant été autorisés à ranger leurs armes et bagages dans l'église Saint-Pierre,
encore existante à l'époque.
Estampe à la plume du 17ème montrant le premier niveau du château, la
cour étant alors fermée par des salles aujourd'hui disparues (fonds Gaignières,
Gallica.bnf )
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Les Roncherolles,
rentrés en possession du château incendié, ne commenceront à y résider qu'à
partir de 1548, soit un siècle plus tard.
Les conflits
France-Angleterre s'éloignent de la Normandie, mais les guerres de religion du
XVIème siècle prennent le relais, et si Henri IV vient trois fois séjourner à
Pont-Saint-Pierre, c'est, au moins la première fois (août 1589), pour y
recevoir la reddition de Pont de l'Arche. Ensuite la petite histoire, qui a
fait d'Henri IV le Vert-Galant, se complait à raconter ses rencontres avec
Gabrielle d'Estrées ...
Ventes successives
Le château sera
vendu en 1760 à Anne-Pierre de Montesquiou-Fésenzac, aristocrate éclairé qui se
ralliera à la Révolution, et deviendra général en chef de l'armée des Alpes.
En 1778 le château
et le fief de la baronnie de Pont-Saint-Pierre sont rachetés par Louis Caillot
de Coquereaumont, conseiller de Louis XVI, qui émigre dès le début de la
Révolution.
Ses possessions
deviennent alors biens nationaux, dont la gestion est confiée dans un premier
temps à la commune de Pont-Saint-Pierre qui sera destituée de cette fonction en
1793.
Une partie des
biens est mise en vente et rachetée par la famille d'Houdemare de Vandrimare,
descendant des Coquereaumont.
Le château devient
ensuite propriété d'Adrien Josse, maire de Pont-Saint-Pierre comme l’avait été
le baron d'Houdemare, puis passera aux mains de la famille Descamps-Béghin
(alliance du textile et du sucre).
Voir aussi notre article Pont-Saint-Pierre jusqu’à la Révolution
Bibliographie
Bruno Lepeuple Châteaux et paysages
dans la vallée de l'Andelle (XI-XIIème siècles) Mémoire de maîtrise
d'archéologie médiévale, Université de Rouen, 2001 (Très complet concernant le
Catelier, et Douville)
Louis Régnier L'église Saint-Nicolas de
Pont-Saint-Pierre et les châteaux de Douvile et Logenpré . Notes historiques et
archéologiques. Caen,. Henri Delesques imprimeur-éditeur 1909
L.Delisle et L.Passy Mémoires et notes
de M.Auguste Le Prévost pour servir à l'histoire du département de l'Eure; Réimpression
de l'édition 1862-1869. Editions Page de garde une de nos meilleures sources
Léon Coutil Archéologie gauloise,
gallo-romaine, franque et carolingienne 1895-1921
Nicholas Koch Un bourg castral aux
XIè-XIIè siècles: Pont-Saint-Pierre. Haute-Normandie Archéologique, tome
10, 2005
Léon de Duranville. Notice sur
Pont-Saint-Pierre Revue de Rouen et de Normandie 1847
Pierre Duchemin La baronnie de
Pont-Saint-Pierre 1894 réédition Page de garde
Orderic Vital Histoire de la Normandie
(Réédition de la publication française par Guizot, 1826) Ed Page de garde
Une sortie de début d’été, à l’initiative d’Eric Puyhaubert et guidée par
Jean Barette a mené une dizaine de membres de l’association sur les vestiges
des châteaux de Pont-Saint-Pierre.
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