Procession de charitons au XVIIIème, in E.VEUCLIN (voir bibliographie) |
Les charités de l'Eure et la charité de Pîtres
Nous publierons
cet article dans trois bulletins successifs:
1ère partie : les
charités autrefois
Les charités, ou
confréries de charité, sont des associations de laïcs destinées essentiellement
à assurer les inhumations ; au cours des siècles cependant, leur rôle s'est
diversifié et elles ont participé directement aux liturgies, tout en assumant
une forme d'aide sociale. Les charités ont laissé des traces de leur histoire,
que ce soient des documents écrits ou des objets.
Après leur déclin
amorcé dès le XVIIIe siècle, et précipité au XIXe et au début du XXe siècle,
elles connaissent aujourd'hui une véritable renaissance.
Procession
de charitons, Fontaine-Bellenger ( octobre 2010)
|
Les charités sont aujourd'hui un phénomène spécifiquement normand1, limité aux quatre anciens diocèses de Rouen, d’Évreux, de Lisieux et de Sées.
1. des formes de charité ont
cependant existé dans toute la France et en Italie. Aujourd'hui encore, dans le
nord de la France, subsistent des associations appelées confréries de
charitables, en partie comparables aux charités de Normandie.
Première partie : les charités autrefois
Histoire
Nées de la
nécessité d'ensevelir les morts et de donner aux funérailles une solennité
marquant le passage de la vie terrestre à une autre vie dans un autre monde,
les charités se sont créées au Moyen Âge, sans doute dès le X- XIe siècle .
Mais les premières mentions de leur existence sont du XIIe siècle : il faut abandonner
l'idée que les charités sont apparues à
l'époque des grandes épidémies des XIVe et XVe siècles, et notamment au moment
de la grande Peste noire de 1348-1351. Ce n'est certainement pas pendant les
périodes de surmortalité que l'on pouvait trouver dans une paroisse assez de
frères de charité pour des enterrements qui, en plus, constituaient un risque
de contagion maximale. C'est la thèse de Catherine Vincent dans son ouvrage
cité en bibliographie.
Les charités se
développèrent surtout à la fin du XVe siècle après la Guerre de Cent ans,
quand, le calme revenu, il fut possible de réorganiser les structures sociales,
politiques et religieuses. Ainsi, dans notre région, la charité de Pîtres, mais
aussi celles de Pont-Saint-Pierre , de Connelles et de Romilly furent
enregistrées auprès de l'évêché entre 1450 et 1480.
Leur progression
continua aux XVIe et XVIIe siècles, quand elles jouèrent un rôle dans la
Contre-réforme2, avant d'amorcer un déclin au XVIIIe siècle.
2. on appelle Contre-réforme la réaction de l'Eglise
catholique au XVIème siècle pour contrer le développement du protestantisme.
La Première guerre
mondiale, l'exode rural, la baisse de la natalité et la déchristianisation
expliquent le nouveau déclin des charités au début du XXe siècle. Beaucoup de
charités disparurent entre les deux guerres, faute de confrères. Mais elles
connurent un nouveau souffle après la Seconde guerre mondiale, comme nous le
verrons plus loin.
Organisation
Les charités
existaient pratiquement dans toutes les paroisses du territoire actuel de
l’Eure ; parfois même une paroisse pouvait posséder plusieurs confréries.
Chaque charité se plaçait sous la protection d'un saint patron, ou de
plusieurs, qui pouvait être le patron de l'église ou un autre saint . A Romilly
sur Andelle, Saint Georges protège à la fois la paroisse et la charité ; à
Pont-Saint-Pierre, la charité de la paroisse Saint-Nicolas sollicite la
protection de Saint Jean et de Saint Eustache, tandis qu'à la paroisse de
Saint-Pierre, on associe ce dernier à Saint Paul pour la charité. À Connelles,
Saint Vaast est à la fois patron de l'église et de la charité. À Pîtres,
Notre-Dame de Pitié est d'abord seule protectrice de la charité ; on lui
adjoint ensuite le Saint-Sacrement.
Bâton de
la charité de Saint-Hilaire d'Amécourt, avec les trois saints patrons
|
Les charités étaient souvent organisées sur un même modèle : un petit nombre de frères, de 10 à 14, composait la charité, dirigée par un prévôt aidé par un échevin, qui s'occupait essentiellement des finances3. Les dignitaires de la charité étaient élus lors d'assemblées des membres de la confrérie ; le curé de la paroisse faisait de droit partie de la charité. Pour être frère, il fallait être catholique pratiquant, avoir de bonnes moeurs et travailler, pour ne pas être à la charge de la confrérie.
3. Les titres pouvaient varier d'une charité à une autre et
aussi d'une époque à une autre. Parfois la fonction d'échevin était
celle du prévôt et il dirigeait alors la charité. Il pouvait porter
aussi le titre de maître ou celui de roi. L'antique était
l'ancien prévôt. D'autres titres apparurent, surtout au XIXe siècle, comme
celui de porte-chandelier, de premier clerc...
En fait, une confrérie comprenait trois sortes de membres : en plus des frères servants, membres actifs sur lesquels reposaient la plupart des actions de la charité, existaient aussi des membres associés : d'une part les «rendus» qui payaient une cotisation annuelle à la confrérie pour bénéficier des prières de celle-ci et de sa présence lors de leur inhumation ; d'autre part les «franchis ou «affranchis» qui donnaient une somme globale dès leur inscription pour se voir octroyer les mêmes avantages, jusqu'à leur trépas.
Les obligations
Le temps de
service des frères servants était différent d'une confrérie à l'autre,
mais il était souvent de un à deux ans pour l'échevin et le prévôt, et de deux
à cinq ans pour les autres frères.
Les obligations
des frères, même si elles varièrent au cours des siècles, étaient de trois
sortes : inhumations, notamment des membres de la charité, participation aux
cérémonies religieuses et assistance aux indigents de la paroisse.
Drap mortuaire de la charité de Vatteville |
- Lors des funérailles, les frères après avoir fait déposer à la maison du défunt le drap mortuaire (ou le linceul pour les indigents) et les cierges, allaient chercher le mort chez lui. En procession, portant le cercueil à bras (et plus tard avec un char mortuaire), ils l’accompagnaient jusqu'à l'église où ils participaient à la liturgie de la messe. Puis, toujours en procession, ils sortaient dans le cimetière et procédaient eux-mêmes à l'inhumation après avoir creusé la fosse. Enfin, le convoi ramenait la famille jusque chez elle.
char mortuaire |
- L'assistance aux cérémonies religieuses était une autre obligation dévoreuse du temps des charitons. Par exemple, à Connelles, les statuts de la charité de 1843 prévoyaient un service à la grand-messe de tous les dimanches et fêtes, en plus de l'assistance à certains offices (vêpres, saluts ou bénédictions le premier dimanche de chaque mois et toutes les fêtes d'obligation) et la participation à certaines cérémonies (confirmation, première communion, adoration perpétuelle, messe de minuit ...)
- Enfin, l'aide
aux nécessiteux consistait à aller visiter les malades, infirmes, ou mourants,
à inhumer gratuitement les indigents et à pratiquer l'aumône assurée par la
caisse de la charité.
Les finances
Les charités
possédaient des richesses et des biens : les richesses provenaient des
cotisations payées par les frères et les associés, mais aussi des amendes que
les confréries infligeaient aux frères, et également des dons qu'on pouvait
leur faire. Quant aux biens des charités, ils comprenaient des biens mobiliers
nécessaires à leur bon fonctionnement (vêtements, objets divers, coffres,
bancs) mais aussi des terres, des maisons, des rentes qui procuraient des
revenus grossissant leurs recettes.
Tronc de la charité d'Heudebouville |
Par contre les finances des charités étaient obérées par l'entretien de tous ces biens, l'achat des cierges, l'aide aux indigents et tout ce qui était indispensable à la pompe des processions.
Les processions
Toutes les
funérailles et la plupart des fêtes donnaient lieu à des processions au cours
desquelles les charitons portaient des vêtements spécifiques4.
4. voir
bibliographie.
redingote et rabat blanc (charité du Thuit) |
- Un vêtement noir (robe, puis redingote à partir du XIXe siècle) recouvrait le corps du cou jusqu’aux mollets. Le col était orné d'un rabat blanc.
barrette de chariton |
- Un bonnet noir, ou une barrette, couvrait la tête.
chaperon
de la charité de Douains
|
- La pièce essentielle du costume était le chaperon, sorte de large écharpe portée sur l'épaule gauche et fermée sur la hanche droite. Cette pièce de vêtement très ornée par des broderies d'or et d'argent, des galons, des cannetilles (franges), portait sur le pan avant la qualité du frère et sur le pan arrière le nom de la charité et celui de la paroisse. Un médaillon, lui aussi très décoré, montrait le saint protecteur. Les chaperons étaient noirs, bleus, ou rouges.
L'ordre de marche
des processions était le suivant :
tabar de la charité de Saint-Germain la Campagne |
- en tête venait le tintenellier (ou cliqueteux ou clocheteux) qui agitait alternativement deux cloches, les tintenelles, pour rythmer la marche. Le tintenellier était revêtu d'un habit particulier : un tabar (ou dalmatique), vêtement en forme de T, très épaulé.
bannière de la charité de Selles |
- derrière le tintenellier venait le porte-bannière dressant haut la bannière de la charité : celle-ci, en soie ou en velours, arborait l'image du saint patron de la charité en broderie ou en toile peinte ; figuraient également sur la bannière le nom de la charité, celui de la paroisse et sa date de création, date souvent contestable.
croix de procession et torches de la charité de Bosc -Bénard -Commin |
Deux bâtons de charité |
- d'autres frères portaient des bâtons de charité, longs manches en bois terminés par une plate-forme sur laquelle était érigée la statuette du saint patron. Les charitons pouvaient aussi porter des croix de procession.
reconstitution d'un convoi de funérailles |
Lors des funérailles, la charité ornait la porte de l'église de tentures et de pentures noires et recouvrait le cercueil d'un drap mortuaire, souvent richement brodé. On arborait aussi des lanternes ou des torches.
Les documents
Tous les objets ou
vêtements cités ci-dessus constituent des traces encore visibles de l'existence
d'une ancienne charité dans une paroisse. De même, on peut encore voir dans
certaines communes le local de la charité : ainsi à Connelles subsiste encore
la « chambre de charité », petit bâtiment construit en appendice de
l'église le long du flanc sud de la nef.
Eglise de Connelles avec à gauche de la photo la chambre de charité
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matrologe des Hogues |
Des documents écrits permettent aussi de retracer l'histoire d'une charité : enregistrement, bulles d'indulgences5,statuts, images pieuses, comptes... et surtout le matrologe (ou matheloge ou martyrologe), registre, tenu à jour souvent sur plusieurs décennies, sur lequel sont inscrits les frères de charité et les associés, mais aussi les amendes, quelquefois l'état des finances ou autres comptes. C'est le document le plus intéressant mais, hélas, il est rare d'en retrouver un.
5. les bulles d'indulgences, qui supprimaient les péchés
(passés ou à venir) pour un temps donné, étaient octroyées aux charitons par le
pape.
Sources
Archives
Départementales de l’Eure(A.D.E.), en particulier séries 4F, 2F, 6J, 15J, 76V
Archives
Départementales de Seine Maritime (A.D.S.M.), série G
Bibliographie
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charités du diocèse d’Evreux du XIXe siècle à nos jours, dans
« Etudes Normandes », n° 4,1981
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dans « Sociabilité, culture et patrimoine », Cahiers du GRHIS, n° 3,
1995.
Blondel D. et
Pellerin : Deux articles dans le bulletin de la Société d’Etudes Diverses
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Chaline
N.J. : dans « Sociabilité en Normandie », Université de Rouen,
1983.
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Corbet Abbé
L. : Les charités en Normandie, Dijon, Jobard, 1959.
Catalogue de
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imprimerie A.G. Poulain, Vernon, 1999.
Cosset F. : Confréries
de charité en Normandie . enquête en Pays d’Auge. Crécet, Les carnets
d’ici, 1999
Dubuc A. : Charités
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et communautés rurales en Normandie dans « Sociabilité, culture et
patrimoine », Cahiers du GRHIS, Rouen 1995.
Hurel A. : Défense
et droit des charités du département de l’Eure par un conseiller municipal,
Evreux, imprimerie Du Breuil, 1842.
Magasin
pittoresque de 1876
Martin
(Abbé) : Répertoires des anciennes confréries et charités du diocèse de
Rouen approuvées de 1034 à 1610, Fécamp, Imprimerie L. Durand, 1936.
Ségalen M. : Les
confréries dans la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1975.
Vasseur Ch. :
-Martologe de la charité de Tourgeville, Société des Antiquaires de
Normandie, 1875
-Registre de la charité de
Surville, imprimerie Le Blanc Hardel, Caen, 1864-Eglise et société en occident XIIIe, XVe siècle, Armand Colin, coll. U. 2009.
Vaumas M. de : documents personnels
Verschotte :
-Les confréries de charité dans Causeries Lyonnaises, publication des
Amis de Lyons, 1999. -Nombreux
articles ans les bulletins de l’AMSE, n° 58, 74, 78, 79, 82.
Veuclin E. : Documents
concernant les charités normandes, Evreux, Imprimerie Hérissey, 1892.
Vincent C. :
-Des charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du XIIIe
siècle au début du XVIe siècle. Collection de l’Ecole
Normale Supérieure de Jeunes Filles,
Paris, 1988.