L’usine chrétienne de l’Abbé Vaurabourg
Le XIXe siècle est
celui de la révolution industrielle, qui crée la grande industrie, et c'est
aussi celui d'une misère ouvrière que l'on a peine à imaginer : il a fallu
attendre 1841 pour que la loi interdise le travail des enfants de moins de huit
ans (et l'on sait que pendant longtemps cette loi ne sera pas respectée), la
journée de travail était généralement de
14 heures pour les adultes, 12 heures pour les enfants, qui s'endormaient
fréquemment en graissant les machines et étaient tués ou estropiés, le tout pour
un salaire qui suffisait à peine à se nourrir). Petit à petit, les ouvriers ont
commencé à s'organiser pour améliorer leur condition, et à penser un autre mode
d'organisation de la société : le socialisme, qui s'attaque à la propriété des
moyens de production.
À
l'heure où l'abbé Vaurabourg rédige cette brochure, cette remise en cause fait
peur, et l'on en trouve trace dans les extraits ci-dessous. Mais la
préoccupation de l'abbé Vaurabourg est essentiellement spirituelle : il veut
sauver les âmes, et pour ce faire, créer pour les ouvriers les conditions d'une
vie décente, d'où son projet à Pîtres d'une Usine Chrétienne Régionale, et des
propositions qui pour l'époque, sont révolutionnaires.
Plus
intéressant encore que le projet, l'analyse qu'il fait de la société.
EXTRAITS (les
sous-titres sont de la rédaction)
Constat : triomphe du "matérialisme"
L'ouvrier,
celui de la grande industrie surtout, dépouillé des croyances qui consolent,
fortifient, n'a aujourd'hui qu'un but : arriver à la richesse pour arriver à la
jouissance. Ne pas l'atteindre, c'est, d'après lui, jouer sur la terre un rôle
de dupe. Aussi l'inflexible logique le pousse-t-elle sans cesse en avant.
Quelle
force le retiendra sur la pente fatale ?
La
religion ? Il n'a plus de foi aux vérités qu'elle enseigne !
La
morale naturelle ? Elle n'a pas de sanctions si tant est qu'elle existe.
La
justice humaine ? Mais elle est faite par les majorités et lui, travailleur, il
est le nombre, il est la majorité, il est la loi !
Donc,
l'intérêt matériel, ce qui procure une jouissance matérielle, voilà le seul
levier avec lequel on puisse agir sur lui pour le ramener au bien, parce que
cet intérêt répond seul aux instincts des malheureuses victimes de la libre
pensée !
Les responsables : les chefs d'industrie "sans foi et sans entrailles".
Cet
empire de la libre pensée, qui l'a préparé ? Qui l'exploite ? Qui le combat ?
En face
de l'ouvrier sont trois écoles de patrons : la première bénéficie de la
destruction des corporations ouvrières. Pour elle, le travailleur est un
instrument de production, pas autre chose, et, périsse son corps, périsse son
âme, pourvu qu'il serve à l'accroissement des richesses du maître, elle ne
demande pas davantage1.
À ces
chefs d'industrie sans foi et sans entrailles, qui sont le plus pur produit de
la Révolution, remonte d'abord toute la responsabilité des dangers actuels.
1. Toute ressemblance avec des personnages existant ou
ayant existé… ne serait peut-être pas fortuite (NdR)
Le danger socialiste
Une réaction,
facile à comprendre, a jeté la deuxième école, celle des socialistes, dans un
extrême opposé. On sacrifiait l'ouvrier au patron; le patron maintenant sera
sacrifié à l'ouvrier.
Une solution : le modèle de Léon Harmel
Double
écueil, à travers lequel tâche de passer l'école des industriels catholiques,
qui réalise la belle maxime dont nos congrès ont si souvent retenti : « le
patron a charge d'âmes et charge d'existences. »
Évidemment,
si tous les cœurs battaient à l'unisson du cœur de M. Léon Harmel1,
il n'y aurait plus de questions sociales ; mais, hélas ! Malgré d'innombrables
sacrifices, les industriels catholiques ont eu trop peu d'imitateurs pour pouvoir enrayer complètement l'action
des ambitieux du socialisme.
L'ouvrier,
que ces ambitieux égarent, ne veut voir dans les marques du dévouement le plus
obstiné, que des moyens de domination, dont il se défie, comme d'un leurre !
Voilà pourquoi, tant par charité, pour
le gagner à Jésus-Christ, que par prudence sociale, pour se préserver de ses
fureurs, il faut absolument lui parler un langage qu'il sache comprendre.
1. Léon Harmel entreprend de faire de sa filature, près de
Reims, une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un
ensemble d'œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité
ouvrière... Il institue la participation des travailleurs à la direction de
l'entreprise, et une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière, chargée d'attribuer des subventions en argent
ou en nature.
Améliorer la condition de l'ouvrier pour lui permettre de se sauver
Le
dimanche étant, de par Dieu et l'Eglise, le jour officiel des pratiques
chrétiennes [...] comment le faire [respecter] pratiquement sans accorder à
l'ouvrier de la grande industrie l'après-midi du samedi ? Autrement, une malheureuse expérience ne le
prouve que trop, la nécessité de pourvoir aux besoins de l'intérieur et de
remédier aux désordres d'une absence de toute la semaine, forcera d'ordinaire
hommes et femmes à prendre, sur Dieu et leur âme, la matinée du dimanche, sauf
à donner, vers la fin de la journée, à un repos malsain, aux grossières
satisfactions des sens pour les uns et aux frivoles exigences de la vanité pour
les autres, les quelques heures qui leur resteront encore !
Les propositions de l'abbé Vaurabourg : l'actionnariat ouvrier.
[...] l'ouvrier serait à la fois actionnaire et
salarié : salarié pour sa besogne quotidienne et selon son mérite ; actionnaire
en participation des bénéfices et des pertes proportionnellement à sa mise. Comme
salarié, le pain de chaque jour serait assuré à sa famille et à lui. Les inquiétudes, les angoisses, les catastrophes
qui le menacent, ne sont plus qu'un fantôme. S'il doit éprouver les effets
défavorables de l'aléa, c'est uniquement comme actionnaire ; mais alors soumis
au sort commun, de quoi se plaindrait-il ?
Certes,
il y aurait plus de sécurité pour lui s'il était simplement obligataire de son
usine, et c'est une forme que les patrons chrétiens pourront proposer ; mais le
titre d'actionnaire a plus d'efficacité sur le travailleur actuel. Ce titre le
grandit, l'oblige à se respecter lui-même et les autres, en l'élevant pour
ainsi dire au rang si noble de patron.
Une tentative de réalisation (qui a échoué)
N.
B.—Depuis la publication de cette brochure, il s'est constitué à Pîtres une société de Confection mécanique
d'après les théories de l'auteur. D'autres sociétés sont en voie de formation,
notamment celle des Chantiers et Usines Moisant de Radepont (Eure) : on
établirait ainsi une fédération d'Usines Chrétiennes Régionales, indépendantes
comme intérêt mais unies par la communauté des principes.
Pourquoi
cette tentative a-t-elle échoué ? pour des raisons purement techniques,
économiques ou politiques ? Nous continuerons cette enquête.