1 mai 2017

L'usine chrétienne de l'abbé Vaurabourg

Abbé Vaurabourg Pîtres

L’usine chrétienne de l’Abbé Vaurabourg

Le XIXe siècle est celui de la révolution industrielle, qui crée la grande industrie, et c'est aussi celui d'une misère ouvrière que l'on a peine à imaginer : il a fallu attendre 1841 pour que la loi interdise le travail des enfants de moins de huit ans (et l'on sait que pendant longtemps cette loi ne sera pas respectée), la journée de travail était généralement de 14 heures pour les adultes, 12 heures pour les enfants, qui s'endormaient fréquemment en graissant les machines et étaient tués ou estropiés, le tout pour un salaire qui suffisait à peine à se nourrir). Petit à petit, les ouvriers ont commencé à s'organiser pour améliorer leur condition, et à penser un autre mode d'organisation de la société : le socialisme, qui s'attaque à la propriété des moyens de production.
À l'heure où l'abbé Vaurabourg rédige cette brochure, cette remise en cause fait peur, et l'on en trouve trace dans les extraits ci-dessous. Mais la préoccupation de l'abbé Vaurabourg est essentiellement spirituelle : il veut sauver les âmes, et pour ce faire, créer pour les ouvriers les conditions d'une vie décente, d'où son projet à Pîtres d'une Usine Chrétienne Régionale, et des propositions qui pour l'époque, sont révolutionnaires.
Plus intéressant encore que le projet, l'analyse qu'il fait de la société.
Abbé Vaurabourg Pîtres - Usine chrétienne

EXTRAITS (les sous-titres sont de la rédaction)

Constat : triomphe du "matérialisme"

L'ouvrier, celui de la grande industrie surtout, dépouillé des croyances qui consolent, fortifient, n'a aujourd'hui qu'un but : arriver à la richesse pour arriver à la jouissance. Ne pas l'atteindre, c'est, d'après lui, jouer sur la terre un rôle de dupe. Aussi l'inflexible logique le pousse-t-elle sans cesse en avant.
Quelle force le retiendra sur la pente fatale ?
La religion ? Il n'a plus de foi aux vérités qu'elle enseigne !
La morale naturelle ? Elle n'a pas de sanctions si tant est qu'elle existe.
La justice humaine ? Mais elle est faite par les majorités et lui, travailleur, il est le nombre, il est la majorité, il est la loi !
Donc, l'intérêt matériel, ce qui procure une jouissance matérielle, voilà le seul levier avec lequel on puisse agir sur lui pour le ramener au bien, parce que cet intérêt répond seul aux instincts des malheureuses victimes de la libre pensée !

Les responsables : les chefs d'industrie "sans foi et sans entrailles".

Cet empire de la libre pensée, qui l'a préparé ? Qui l'exploite ? Qui le combat ?
En face de l'ouvrier sont trois écoles de patrons : la première bénéficie de la destruction des corporations ouvrières. Pour elle, le travailleur est un instrument de production, pas autre chose, et, périsse son corps, périsse son âme, pourvu qu'il serve à l'accroissement des richesses du maître, elle ne demande pas davantage1.
À ces chefs d'industrie sans foi et sans entrailles, qui sont le plus pur produit de la Révolution, remonte d'abord toute la responsabilité des dangers actuels.

1. Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé… ne serait peut-être pas fortuite (NdR)

Le danger socialiste

Une réaction, facile à comprendre, a jeté la deuxième école, celle des socialistes, dans un extrême opposé. On sacrifiait l'ouvrier au patron; le patron maintenant sera sacrifié à l'ouvrier.

Une solution : le modèle de Léon Harmel

Double écueil, à travers lequel tâche de passer l'école des industriels catholiques, qui réalise la belle maxime dont nos congrès ont si souvent retenti : « le patron a charge d'âmes et charge d'existences. »
Évidemment, si tous les cœurs battaient à l'unisson du cœur de M. Léon Harmel1, il n'y aurait plus de questions sociales ; mais, hélas ! Malgré d'innombrables sacrifices, les industriels catholiques ont eu trop peu d'imitateurs pour pouvoir enrayer complètement l'action des ambitieux du socialisme.
L'ouvrier, que ces ambitieux égarent, ne veut voir dans les marques du dévouement le plus obstiné, que des moyens de domination, dont il se défie, comme d'un leurre ! Voilà pourquoi, tant par charité, pour le gagner à Jésus-Christ, que par prudence sociale, pour se préserver de ses fureurs, il faut absolument lui parler un langage qu'il sache comprendre.

1. Léon Harmel entreprend de faire de sa filature, près de Reims, une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un ensemble d'œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité ouvrière... Il institue la participation des travailleurs à la direction de l'entreprise, et une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière,  chargée d'attribuer des subventions en argent ou en nature.

Améliorer la condition de l'ouvrier pour lui permettre de se sauver

Le dimanche étant, de par Dieu et l'Eglise, le jour officiel des pratiques chrétiennes [...] comment le faire [respecter] pratiquement sans accorder à l'ouvrier de la grande industrie l'après-midi du samedi ? Autrement, une malheureuse expérience ne le prouve que trop, la nécessité de pourvoir aux besoins de l'intérieur et de remédier aux désordres d'une absence de toute la semaine, forcera d'ordinaire hommes et femmes à prendre, sur Dieu et leur âme, la matinée du dimanche, sauf à donner, vers la fin de la journée, à un repos malsain, aux grossières satisfactions des sens pour les uns et aux frivoles exigences de la vanité pour les autres, les quelques heures qui leur resteront encore !

Les propositions de l'abbé Vaurabourg : l'actionnariat ouvrier.

[...] l'ouvrier serait à la fois actionnaire et salarié : salarié pour sa besogne quotidienne et selon son mérite ; actionnaire en participation des bénéfices et des pertes proportionnellement à sa mise. Comme salarié, le pain de chaque jour serait assuré à sa famille et à lui. Les inquiétudes, les angoisses, les catastrophes qui le menacent, ne sont plus qu'un fantôme. S'il doit éprouver les effets défavorables de l'aléa, c'est uniquement comme actionnaire ; mais alors soumis au sort commun, de quoi se plaindrait-il ?
Certes, il y aurait plus de sécurité pour lui s'il était simplement obligataire de son usine, et c'est une forme que les patrons chrétiens pourront proposer ; mais le titre d'actionnaire a plus d'efficacité sur le travailleur actuel. Ce titre le grandit, l'oblige à se respecter lui-même et les autres, en l'élevant pour ainsi dire au rang si noble de patron.

Une tentative de réalisation (qui a échoué)

N. B.—Depuis la publication de cette brochure, il s'est constitué à Pîtres une société de Confection mécanique d'après les théories de l'auteur. D'autres sociétés sont en voie de formation, notamment celle des Chantiers et Usines Moisant de Radepont (Eure) : on établirait ainsi une fédération d'Usines Chrétiennes Régionales, indépendantes comme intérêt mais unies par la communauté des principes.

Pourquoi cette tentative a-t-elle échoué ? pour des raisons purement techniques, économiques ou politiques ? Nous continuerons cette enquête.


Michel Bienvenu