1 mai 2017

Lire une carte postale

13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur

Que raconte une carte postale ?


Reprenons une carte postale qui figure dans le bulletin n°2 sur les commerces de Pîtres, celui du 13 rue des Moulins et cherchons modestement à l’exploiter. En particulier on peut chercher à dater cette carte. Le timbre, le cachet mais surtout les personnages peuvent nous aider. Mais on peut apprendre bien d’autres choses...

LE TIMBRE

La semeuse camée vert foncé 5c ne renseigne pas sur la date de la carte car ce timbre a été en service de 1907 à 1921.
On l’utilise pour 5 mots plus signature

LE CACHET DE LA POSTE

La carte a été postée de Romilly sur Andelle Eure le 14 avril 1908, ce qui coïncide bien avec le timbre
La photo est donc antérieure à 1908

LES TOITS DE CHAUME

13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur
Beaucoup de maisons basses à Pîtres conservèrent leur toit de chaume jusqu’aux environs de 1930-1940. En 1856, sur 290 maisons, il y en a 220 avec toit de chaume et 39 avec un étage. En 1886, il n’y a plus que 163 maisons à toit de chaume mais 58 avec un étage : on construit !

LES FENETRES OBTUREES

13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur
Une dizaine d’années après la Révolution française, en 1798, sous le Directoire, un nouvel impôt a été levé en France : un impôt qui taxait les propriétaires en fonction du nombre de portes et de fenêtres de leur maison.
C’est pourquoi les fenêtres furent bouchées !
Peu à peu, les médecins s’irritèrent des conséquences de cet impôt : les habitations devenaient de plus en plus sombres, elles étaient mal aérées, notamment dans les quartiers pauvres. Voilà pourquoi cet impôt qui, de toute façon ne rapportait pas à l’État autant qu’il l’avait espéré, fut aboli en 1926. Sur cette photo plus récente les fenêtres ont été rouvertes.
Les toits de chaume sont encore là ! on lit encore épicerie Lesueur, mais plus de réclame.


TARDIEU

Cliché Tardieu Pont de l'Arche
C’est une très petite maison d’éditions sise à Pont de l’Arche. On ne la retrouve pas dans la liste des maisons d’éditions du début du XXe siècle.

LA MAISON EPICERIE LESUEUR

13 rue des Moulins à Pîtres - Document prêté par Mme Bourdet petite fille de Mme Lesueur photographiée devant sa boutique
Document prêté par Mme Bourdet petite fille de Mme Lesueur photographiée devant sa boutique

On dispose du plan de la maison qui doit dater de sa construction. Sur le plan il apparaît nettement le mot « boutique ». Cette construction a donc été réalisée pour faire une maison d’habitation mais aussi un commerce.
Beaucoup de ces maisons de briques furent construites à la fin du XIXe.

13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur

LES PERSONNAGES

La dame est Mme Alexandrine Lesueur née Langlois, le petit garçon son fils Maurice, la petite fille sa fille Lucienne
M et Mme Lesueur se sont mariés en 1893. Les parents de M Lesueur étaient épiciers à Pîtres d’après l’état civil.
Etait-ce déjà dans cette maison ?

Maurice est né en 1896, Lucienne en 1898. Leurs âges sur la photo devraient permettre de la situer entre 1904 et 1908.
L’autre personnage avec le canotier est inconnu.
On voit bien qu’ils posent et qu’ils sont habillés pour la circonstance : chemisier en dentelle et chignon brioche pour Madame, anglaises et rubans pour la petite fille.


QU’Y A–T-IL DANS LES VITRINES ?

13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur
Dans celle ci-dessus, il y a des cartes postales plus anciennes mais peut-être du même photographe C’est presque une mise en abîme
13 rue des Moulins à Pîtres - Epicerie Lesueur
Dans celle ci-dessus, l’agrandissement ne permet pas de faire un inventaire : des bougies sur des bougeoirs, des lampions, des verres, des cadres.... On voit que les objets sont disposés sans ordre mais avec des dentelles sur les étagères.

LA RECLAME MEUNIER

La publicité qui apparaît au premier étage est celle du chocolat Menier
C’est l’occasion de découvrir un dessinateur inconnu Firmin Bouisset (1859-1925) dont les illustrations sont encore présentes dans nos mémoires (si on a plus de soixante ans).
Pour promouvoir sa marque, la famille Menier (les fils d'Emile-Justin : Henri (1853-1913) et Gaston (1855-1934)) fait appel à la réclame. Firmin Bouisset réalise en 1892 la première affiche sur laquelle apparaît la petite paysanne (c’est la fille de l’illustrateur Yvonne qui a huit ans quand elle est immortalisée ; elle décède en 1977 à l’âge de 94 ans) bien habillée, nattée vue de dos, une barre de chocolat à la main, traçant d'une écriture mal assurée "Eviter les contrefaçons", ou parfois « Chocolat Menier » un parapluie rouge et un panier rempli de boites et emballages Menier à ses pieds.
Chocolat Menier 1892
1892
Chocolat Menier 1894
1894

Chocolat Menier 1896
1896

Cette image est ensuite reprise et légèrement modifiée, elle se retrouve sur le marché américain en 1894 avec la perte de son parapluie et l'absence d'herbe au sol rendant ainsi l'image plus urbaine.
Chocolat Menier 1930
1930

Chocolat Menier 1948
1948

Le design de la petite fille a été modernisé avec l'arrivée, dans les années 30, de la petite fille Arts Déco des Créations Edia, les couleurs et motifs sont revus et modernisés avec l'arrivée de la gamme Rialta et Jolta.
Chocolat MenierChocolat Menier

Firmin Bouisset est précurseur de l’affiche publicitaire moderne. Cette petite fille est la première représentation d’une fillette sur une « réclame ». Elle était à l’avant-garde aux débuts du siècle des médias. Elle annonçait plus de cinquante ans à l’avance que l’enfant de moins de dix ans prendrait la vedette sur les murs et dans les lucarnes. On peut dire aussi qu'elle est subversive à une époque où il devait être formellement interdit d'écrire sur les murs. Une autre affiche de Firmin Bouisset est encore plus contraire à la bonne éducation; c'est celle des biscuits Touraine où on voit un jeune garçon uriner sur un mur. Une autre de ses affiches est connue : c’est celle pour les biscuits Lu et le petit écolier –là encore il utilise sa famille– est son fils.
Chocolat MenierChocolat Menier

Cette affiche est moderne aussi par son graphisme. Le procédé consistant à la représenter de dos nous incite à nous rapprocher pour lire ce qu’elle écrit.
Chocolat Menier - La famille Bouisset reconstituant les affiches de sa célébrité
La famille Bouisset reconstituant les affiches de sa célébrité

La maison Menier fut la première en France à renoncer au groupement serré à une époque où le lancement d’un produit nécessitait une démonstration par le texte dont cette affiche est dépourvue. Il y avait avant cette affiche des compositions très artistiques mais avec trop de personnages, trop de couleurs et souvent trop de texte. Ils furent les premiers en France à personnaliser un produit au point que le dessin du personnage seul, sans le secours du texte, suffit à l’évoquer
Chocolat Menier
Ces publicités placardent les murs de toutes les communes de France, soit sur des affiches collées sur zinc, des tôles lithographiées, des plaques émaillées, avec le slogan « CHOCOLAT MENIER » en blanc sur fond bleu. La réclame sur le mur est certainement une de ces tôles lithographiées et il y a trois de ces plaques émaillées sur cette carte postale. Cela prouve à quel point Menier avait investi dans la publicité
Chocolat Menier
On trouve en 2012 dans les rayons de distribution alimentaire des tablettes de chocolat Menier (sans publicité de notre part)

Pendant plus de 150 ans, les Menier, ont été présents dans la vie économique, politique, sociale et ont régné sur Noisiel (Seine et Marne) où était « la première chocolaterie du monde » ainsi qualifiée à l’exposition universelle de Chicago et ont dominé l'industrie chocolatière en France et dans le monde.
Nestlé a racheté la marque en 1988 et commercialise des tablettes de chocolat pâtissier sous ce nom en utilisant toujours la petite fille. Cent vingt ans après sa création, cette image représente toujours la marque. Une belle réussite publicitaire !

LES PERSONNAGES (suite)

Madame Lesueur fut veuve en 1905. Serait-elle habillée de couleur claire si elle était en deuil ?
Autrefois, en France, la durée du deuil était généralement fixée, pour les conjoints, à un an pour le veuf et à deux ans pour la veuve. Pendant la période dite de « grand deuil » et qui durait généralement une année, la veuve ne devait porter que des vêtements de couleur noire. Elle pouvait revêtir ensuite du violet, du mauve ou du gris et ce, jusqu'au terme du deuil. C'est ce qu'on appelait la période de « demi deuil ». Les autres membres de la famille devaient porter des vêtements de couleur sombre et fixer un ruban noir autour de leur chapeau ou autour du bras (un brassard noir).

Pour conclure, il n’est pas possible de dater cette carte postale avec précision mais elle ne peut être antérieure à 1905. Mais grâce à elle, nous espérons vous avoir fait découvrir un illustrateur méconnu et la saga du chocolat Menier.


Liliane Ebro