La légende des
deux amants
De la prohibition
de l'inceste et des risques du dopage
La légende des deux amants
Il existe de
nombreuses versions de la légende des deux amants, mais la première est le
"Lai des deux amants " de Marie de France. Peut-on penser que la plupart des autres sont des
broderies exécutées, le plus souvent au XIXe siècle, à partir du lai source originale, ou qu'elles reprenaient
une mémoire orale dont il restait trace dans la vallée ?
Marie de France (enluminure) |
Marie de France (1154-1189) a vécu en Angleterre à la cour d’Henri II Plantagenêt (l'époux d’Aliénor d’Aquitaine) dont elle était probablement la demi-sœur illégitime, puis serait devenue abbesse du monastère de Shaftesbury, ou de Reading, en 1181 ou peu avant. On a en réalité fort peu de certitudes à son sujet, en dehors de ces mots de sa main : « Marie ai num, si sui de France » (Je me nomme Marie, je suis de France). Elle écrivait en ancien français, dans sa variante anglo-normande, et c'est la première femme à avoir écrit des poèmes en français.
On retrouve dans
la légende des deux amants au moins une demi-douzaine de thèmes ou
acteurs-types de la plupart de contes : l'épreuve impossible, que le héros
remporte, même si c'est ici au prix de sa vie, la réunion des deux amants
auxquels on interdit de s'aimer, le père abusif, voire incestueux, la marraine
complice, le breuvage miraculeux, les effets merveilleux sur la flore ou la
faune, les revenants ….
Peau d'âne
Un roi veut épouser sa propre fille. Pour éviter
cette union, elle exige, pour sa dot, des robes irréalisables, qu'il parvient
néanmoins toujours à lui offrir, puis la
peau de son âne merveilleux qui produit des écus d'or. Il accepte encore, et
elle s'enfuit, revêtue de cette peau ….
Pyrame et Thisbé
Pyrame et Thisbé par Gautherot (1769-1825) |
Ovide raconte dans les Métamorphoses que Pyrame et Thisbé, deux jeunes de Babylone qui s'aiment malgré l'interdiction de leurs pères devaient se retrouver une nuit en dehors de la ville. Thisbé arrive la première, mais s'enfuit devant une lionne qui déchire son voile et le souille de sang. Lorsqu'il arrive, Pyrame découvre le voile et, croyant que Thisbé est morte, se suicide. Celle-ci, revenant au lieu de rendez-vous, découvre son cadavre et se donne la mort.
La tragédie de
Théophile de Viau* sur ce sujet contenait deux vers :
* poète baroque du début du XVIIème siècle
Ah ! voici le
poignard qui du sang de son maître S’est
souillé lâchement: il en rougit, le traître !
qui touchaient au
ridicule, et suffirent à la disqualifier, au moins pendant quelques siècles,
car le Centre Dramatique National vient dernièrement de monter cette pièce.
L. Fallue,dans "Histoire du Château de
Radepont et de l'abbaye de Fontaine-Guérard", publié en 1851,
raconte la légende de la manière suivante :
Il y avait vers la fin du XIIème siècle, à l'embouchure
de l'Andelle, un fief appartenant à Robert, baron de Cantelou, seigneur
d'Amfreville-les-Monts, qui suivit Richard Cœur- de- Lion à la croisade. Sa
femme, restée seule avec sa fille, Mathilde, avait une parente, Alix de
Bonnemare, qui habitait le manoir situé sur la paroisse de Radepont, et avait
un fils, Raoul. La mère de Mathilde mourut. La châtelaine de Bonnemare
recueillit Mathilde. Deux ans plus tard
le baron de Cantelou rentrait, en compagnie d'un chevalier qui lui avait sauvé
la vie au prix d'un œil et d'une balafre qui l'avait horriblement défiguré.
Le château de Bonnemare |
Le baron de Cantelou avait défendu de faire aucun mariage pendant son absence ; les jeunes se présentèrent en foule à son arrivée. Alors, "il prescrivit à chacun d'eux les épreuves les plus bizarres et les plus dures : les uns étaient obligés de passer la première nuit de leurs noces perchés comme des oiseaux sur les branches de quelque grand arbre ; les autres étaient plongés pendant deux heures dans les eaux glacées de l'Andelle ; ceux-ci étaient attelés comme des animaux à une charrue, et contraints de tracer un pénible sillon ; ceux-là étaient obligés de sauter à pieds joints par-dessus un bois de cerf... et malheur à ceux qui n'obéissaient pas à ses ordres tyranniques : ils étaient ajournés à une autre année." (L'ermite en Normandie de M. Lefebvre-Duruflé, publié sous le nom de M. de Jouy).
Peu de jours après, il ordonna à sa fille d’épouser le
chevalier. Elle résista et fut enfermée dans le monastère de Fontaine-Guérard.
Dans une de ses chasses, le baron
fut blessé par un sanglier, et Raoul courut et lui sauva la vie. Le baron lui
dit : "je veux bien te donner Mathilde, mais j'ai soumis mes vassaux à
de dures épreuves, et le chevalier qui voudra obtenir la fille du seigneur de
Cantelou devra se résigner à la plus rude qu'il ait imposée à ce jour. Vois
Raoul, vois ce pic escarpé ; Mathilde sera ton épouse si tu peux la porter en
courant, depuis la base jusqu'au sommet".
Raoul arriva au sommet et tomba sans vie. Mathilde, tenant entre ses bras le
corps de Raoul s'écria « Mon père, l'union que vous avez permise
s'accomplit », se précipita
dans le vide. Pour la première fois, l'âme impitoyable du baron
s'attendrit, il fonde le Prieuré des Deux Amants, où il prend l'habit en
pénitence qu'il porta jusqu'à sa mort.
Les nonnes de Fontaine-Guérard réclamèrent les corps des deux victimes, et les
mirent dans un même tombeau, près du chœur de leur église. On le voyait encore
avant la Révolution, recouvert d'une pierre, où étaient réunis dans un seul
écusson, les armes des Bonnemare et des Cantelou. Le baron ne tarda pas à
mourir, et, durant cent années, son spectre erra en répétant "Mathilde, Mathilde, cent
ans de pénitence". Les coteaux témoins de ces apparitions furent
abandonnés comme un lieu maudit, et depuis ce temps, l'une des côtes qui
regardent le parc de Radepont est appelée le Champ Dolent.
Est-ce là une simple réadaptation
du lai de Marie de France, ou ce récit s'appuie-t-il sur d'autres sources
restées orales ? C'est la même question qui se pose pour le récit suivant.
Jean-François Ducis (1733-1817), poète tragique, successeur de
Voltaire à l'Académie, fit un séjour en 1812 à Fontaine-Guérard, chez M.
Guéroult, propriétaire de ce domaine et du château des Deux-Amants, et publia l’année suivante sur la légende des
deux amants une poésie d'après le récit que lui en firent ses hôtesses :
"Ma sœur et moi, Monsieur, nous avons fait tout ce qui
dépendait de nous pour acquérir des lumières sur un sujet qui semble fait pour
ranimer les cordes sensibles de votre lyre. Elles ne sont puisées que dans la
tradition du pays, et quelques notices de d'Arnaud, de Saint-Foix et de Mme de Genlis, toutes
restreintes et de même nature.
Le vieux château de la vallée de l'Andelle était occupé par un seigneur de
Pont-Saint-Pierre*, contemporain de Charlemagne. Sa fille, nommé Calliste,
jeune et belle, fut aimée et devint éprise d'un jeune paysan, nommé Edmond,
serf de son père. Ce père, pour désespérer leur amour, imagina [...] "
* en fait, il n'y eut de baron à Pont-Saint- Pierre qu’à partir du XVe siècle
On voit au passage que dans ce récit, Mathilde et Raoul
s'appelaient Calliste et Edmond. Chez Marie de France, les deux amants étaient
restés anonymes. Mais on trouvera aussi Garceline, Florine, Francine, Adélaïde,
Comène, et Précy, Regnault, Saint-Cyr, etc. ( d'après le Marquis de
Blosseville)
Ce récit excita effectivement la lyre de Ducis, qui,
licence poétique, ne résista pas, et
rajouta quelques enjolivures : un jour à la chasse un énorme sanglier se
précipite sur Calliste, mais Edmond vole à son secours et tue la bête. Il ose alors faire sa demande,
mais le seigneur entre dans une violente colère, puis se ravisant :
Tu vois de ce chemin l'escarpement rapide,
Oui, sans aucun repos, oui**, si d'un même pas
Tu peux jusqu'au sommet la porter dans tes bras
Ma fille est ta conquête et ma main te la donne.
On connaît la suite...
** chevilles ou volonté de marquer la fermeté de
l'engagement ? On peut en tout cas
penser à Racine : "Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel"
Pour David Duval
de Sanandon, qui écrit à la fin du XVIIIème siècle, l'histoire est plus récente
:
Vous plairait-il
ouïr une histoire touchante ?
C'était vers l'an
mil deux cent trente
Et dans tout le
Vexin normand
Le triste souvenir
en est encor vivant.
Sur les fertiles
bords où la nymphe d'Andelle
Roulant ses
argentines eaux,
Va joindre en
serpentant la Seine qui l'appelle,
Un puissant
suzerain comptait plusieurs châteaux
Digne de sa noble
origine,
Jadis du vaillant
roi Richard.
Au champ
d'honneur, en Palestine. il avait porté l'étendard.
C'était messire
Hervé, seigneur de Pont-Saint-Pierre
Et
d'Amfreville-sous-les-Monts.
Dernier exemple, ces vers anonymes, du 19ème siècle:
Jeune mignon de mince souche,
Varlet de coeur, simple escuyer,
Dist le seygneur d'un air farouche,
D'un ton tranchant comme l'acier,
Si tu veulx l'avoir pour compaigne
Au risque d'y laisser tes os,
Te faulx gravir ceste montaïgne
Avec ma fille sur ton dos.
Au passage, on peut se demander pourquoi les auteurs font
si souvent du héros un valet, un écuyer, un serf, un domestique ? On peut y trouver, certes, une aspiration
démocratique, mais on peut aussi noter que Marie de France donne à ses héros
des appellations diverses : damoiselle, jouvencelle, bachelette, meschine,
etc. pour la jeune fille, et jouvenceau, damoiseau, et valiez pour le jeune
homme, que l'on a traduit par valet, écuyer et domestique, alors qu'au IXe
siècle, le mot était employé comme synonyme de servant de sa dame. Le varlet
domestique ne fut pris dans ce sens qu'au XIIIème siècle, au moment des
croisades et des tournois, où l'ancien valiez devint le chevalier de sa
dame et porta ses couleurs.
Une des versions les plus courtes ….
Le lai des deux
amants Marie de France
Texte établi par
Jean Rychner, Paris 1966
Jadis
avint en Normendie
Une aventure mut oïe De deus enfanz que s'entr'amerent; Par amur ambedeus finerent. Un lai en firent li Bretun: De Deus amanz recuilt le nun. Verité est kë en Neustrie, Que nus apelum Normendie, Ad un haut munt merveilles grant: La sus gisent li dui enfant. Pres de cel munt a une part Par grant cunseil e par esgart Une cité fist faire uns reis Quë esteit sire de Pistreis; Des Pistreins la fist il numer E Pistre la fist apeler.
Tuz jurs
ad puis duré li nuns;
Uncore i ad vile e maisuns. Nuns savum bien de la contree, Li vals de Pistrë est nomee. Li reis ot une fille bele E mut curteise dameisele.[…] Cunfortez fu par la meschine, Puis que perdue ot la reïne. Plusurs a mal li aturnerent, Li suen meïsme le blamerent. Quant il oï que hum en parla, Mut fu dolent, mut li pesa; Cumença sei a purpenser Cument s'en purrat delivrer Que nul sa fille ne quesist. E luinz e pres manda e dist: Ki sa fille vodreit aveir, Une chose seüst de veir: Sortit esteit e destiné, Desur le munt fors la cité Entre ses braz la portereit, Si que ne se reposereit.
Quant la
nuvelë est seüe
E par la cuntree espandue, Asez plusurs s'i asaierent,
Que nule rien n'i espleiterent.
Teus i ot que tant s'esforçouent Quë en mi le munt la portoënt; Ne poeient avant aler, Iloec l'esteut laissier ester. Lung tens remist cele a doner, Que nul ne la volt demander. [...] |
Traduction en français moderne par Jean-Pierre
Savard, respectant le rythme et rimée.
Jadis survint, chez les Normands,
Un fait dont on parle souvent :
Deux enfants, l’un de l’autre épris,
De leur amour même ont péri.
Les Bretons, en vers le narrant,
Firent le lai des deux amants.
Il est avéré qu’en Neustrie
Que nous appelons Normandie,
Est un mont étonnamment grand :
En haut gisent les deux enfants.
À peu de distance du mont,
Avec grand soin, grande attention,
Une ville bâtit le roi
Qui était seigneur des Pistrois ;
De Pistrois il tira un nom,
Ainsi Pîtres l’appela-t-on.
Le nom reste tel, à cette heure,
Comme la ville et ses demeures,
Et le pays, nous le savons
A pris Val de Pîtres pour nom.
Le roi eut une fille, belle
Et distinguée demoiselle. [...]
L’enfant était son réconfort,
La reine ayant trouvé la mort.
Bien des gens le lui reprochèrent
Et les siens même l’en blâmèrent.
Il comprenait qu’on en jasait
Et la souffrance l’accablait.
Il en vint à chercher vraiment
La voix du soulagement :
Qu’on ne la sollicite plus !
Près ou loin, tous sont prévenus :
Qui reviendrait en prétendant
Recevrait l’avertissement
Du destin, qu’il avait édicté :
« Dans les bras il faut la porter
de la cité en haut du mont
Sans faire la moindre station. »
Une fois la nouvelle sue
Et par le pays répandue,
Un bon nombre s’y essaya
Sans pour autant nul résultat.
D’aucuns y mirent assez d’ardeur
Pour l’emporter… à mi-hauteur.
Ils ne purent pas continuer
Là, il fallait abandonner…
Restant longtemps à marier
Elle ne fut plus demandée. [...]
|
Pour plus de
facilité, nous donnons maintenant le texte intégral en français moderne, et en
prose :
Jadis advint en
Normandie, l'aventure bien connue de deux enfants qui s'aimèrent ; par amour,
tous deux moururent. De cette histoire les bretons firent un lai, nommé les
Deux Amants.
En vérité, il y a
en Neustrie, que nous appelons Normandie, un mont d'une hauteur merveilleuse :
dessus gisent les deux enfants. Près de ce mont un roi fit bâtir une cité et la
nomma Pitres. Toujours en est resté le nom, encore aujourd'hui, il y a ville et
maisons.
Le roi n'avait
qu'une seule fille, belle et courtoise demoiselle, qu'il chérissait énormément.
Nuit et jour, elle était sa seule consolation depuis la mort de la reine. Bien
de riches hommes demandèrent sa main, mais le roi ne voulait pas l'accorder.
Aussi beaucoup l'en blâmèrent, même dans la propre maison du roi. Le roi
s'attrista de ces paroles, elles lui pesèrent. Il réfléchit à la manière
d'éviter que quiconque demandât la main de sa fille. Alors, de loin et de près,
il manda ses vassaux et leur dit : "qui ma fille voudra avoir devra la
porter au sommet du mont près de la cité, sans jamais la poser". Dès que
cette nouvelle fut répandue, nombreux voulurent s'y essayer. Aucun n'y réussit.
Ils la portaient à la moitié du mont et la laissaient là car ils ne pouvaient
aller plus avant. Longtemps resta la fille à épouser que nul ne voulait plus
demander.
Dans le pays, il y
avait un damoiseau, fils d'un comte, gentil et beau. Pour la valeur, il
l'emportait sur tous les autres. Assez souvent, il séjournait à la cour et conversait
avec le roi. Il tomba amoureux de la fille du roi. Bien des fois, le jeune
homme lui demanda qu'elle lui accordât son amour. Parce qu'il était courtois et
preux et que le roi l'estimait beaucoup, elle lui engagea son amour. Très
humblement, il la remercia. Ensemble, ils parlèrent souvent et s'aimèrent
loyalement. Ils firent attention à n'être point aperçus. Cette contrainte leur
pesa mais le jeune homme pensait qu'il valait mieux ce mal souffrir que trop se
hâter et donc faillir. Mais cela lui était une amère détresse.
Alors le jeune
homme sage, preux et beau s'approcha de son amie. Douloureusement, il la
pria de partir avec lui. A son père, il la demanderait. Il savait que celui-ci
l'aimait tant qu'il ne voudrait point la lui accorder sauf s'il pouvait la
porter au sommet du mont.
La demoiselle lui
répondit : "Ami, fait-elle, je le sais bien. Vous ne m'y porterez pas, vous
n'êtes pas assez fort. Si je partais avec vous, mon père serait triste et
en colère. Il ne vivrait plus sans martyr. Certes, tant je l'aime et le chéris
que je ne voudrais pas le courroucer. Un autre conseil, je vais donc vous
donner : à Salerne, j'ai une parente. Une riche femme avec de bons revenus qui
y est restée plus de trente ans. Elle est savante en médecine et connait
les herbes et les racines. Si vous lui portez mes lettres et lui racontez notre
aventure, elle prendra les bonnes mesures : toute potion qu'elle vous donnera,
tout breuvage qu'elle vous remettra vous réconforteront et vous donneront une
grande force. Quand vous reviendrez ici, vous me demanderez à mon père. Il vous
tiendra pour un enfant et vous indiquera le contrat. Qu'à nul homme, il ne me
donnera sauf si en haut du mont il peut me porter entre ses bras sans me
reposer. "
Le jeune homme
entendit cette nouvelle et le conseil de la pucelle, il en fut heureux et la
remercia. Il demanda congé à son amie et retourna chez lui. En grande
hâte, il s'apprêta : deniers et riches draps, chevaux de bât et palefrois. Le
jeune noble emmène aussi ses vassaux les plus proches. A Salerne, il va
séjourner et parler à la tante de son amie. De la part de celle-ci, il lui
donna une lettre. Quand elle l'eût lue de haut en bas, elle retint le jeune
homme auprès d'elle jusqu'à très bien le connaître. Par des médecines, elle a
augmenté sa force. Elle lui a remis un tel breuvage que jamais il ne sera trop
fatigué ou trop atteint que le philtre ne lui rafraîchisse tout le corps, les
veines et les os. Ainsi toute la force lui reviendra dès qu'il l'aura bu. Il
mit le breuvage dans une fiole et le rapporta dans son pays.
Quand le jeune
homme tout joyeux fut retourné, il ne séjourna pas en sa terre. Au roi, il alla
demander de lui donner sa fille. Qu'il la lui donne, il la prendrait. Au sommet
du mont il la porterait. Le roi ne l'éconduit pas mais le tint pour fou. Parce
qu'il était de jeune âge, de nombreux prud'hommes ont essayé, mais en vain, de
lui sortir cette affaire du crâne. Enfin le roi fixa le jour. Il réunit ses
hommes, ses amis et de tous ceux qui purent venir, aucun ne fut oublié ! Pour
la fille et le jeune homme qui se risque à la porter au sommet du mont, ils
sont venus de toute la contrée. La jeune fille se prépara. Elle se priva
beaucoup, jeûna beaucoup et s'amaigrit pour s'alléger, car elle voulait aider
son ami.
Au jour dit, quand
tous furent venus, le jeune homme y était le premier, son breuvage avec lui.
Devant la Seine, dans la prairie, au milieu de la grande assemblée de tous ces
gens, le roi a amené sa fille. Elle n'était vêtue d'aucun drap au-dessus de sa
chemise. Entre ses bras, le jeune homme l'a prise. Il a mis dans la main de la
jeune fille la fiole remplie du breuvage -et on sait bien qu'il était
efficace-. Mais je crains que peu ne lui vaille car il n'en avait bu aucune
mesure qu'il partait à grande allure. Il monta si bien le mont qu'avant la
moitié, pour la joie de porter son amie, il ne se souvint pas de son breuvage.
Elle sentit qu'il se lassait.
- Ami, fait-elle,
buvez vite ! Je sais bien que vous fatiguez. Retrouvez votre force!"
Le jeune homme lui a répondu : "Belle, je sens tout fort mon cœur, je ne m'arrêterais à aucun prix. Aussi longtemps que je boirais, je ne pourrais pas faire trois pas. Ces gens qui s'écrièrent à notre passage, m'étourdirent de leur bruit; Bientôt, ils me dérangeraient, je ne souhaite pas m'arrêter ici." Quand ils furent monter aux deux tiers, peu s'en fallu qu'il ne tomba. Souvent la jeune fille le priait : "Ami, buvez donc !"
Jamais il ne voulut ni l'entendre ni la croire. Ce voyage lui causa bien de la douleur. Il vint sur le mont et tant s'y blessa, qu'il tomba là et ne se releva pas : son cœur avait quitté son ventre. Quand elle vit son ami, la pucelle le crut évanoui. A son coté, elle s'agenouilla et voulut lui verser le breuvage. Mais il ne put plus lui parler. Ici il mourut, comme je vous dis. Elle le plaignit à hauts cris. Ensuite elle jeta et répandit la fiole où était le philtre. Le mont en fut bien arrosé, et son sol bien amendé. Dans tout le pays et la contrée, on a trouvé une bien belle herbe qui eut le breuvage pour racine.
Alors je vous
raconterai l'histoire de la jeune fille. Puisqu'elle a perdu son ami, personne
ne fut plus douloureusement triste. Elle s'est couchée près de lui et
l'étreignit et le serra. Elle lui embrassa bien des fois les yeux et la
bouche. Le mal de lui au cœur la toucha : là aussi mourut la demoiselle qui
était si sage et belle.
Le roi et ceux qui
attendaient, ne les voyant pas revenir, partirent après eux. Ainsi ils les
ont trouvés. Le roi s'écroula, évanoui. Quand il revint à lui, une grande
douleur était demeurée. Ainsi agirent les étrangers : trois jours, il gardèrent
les deux enfants sur terre. Ils firent chercher des cercueils de marbre et les
mirent dedans. Sur le conseil de ces gens, ils furent enterrés sur le mont.
Ensuite, chacun partit.
A cause de
l'aventure de ces enfants, le mont fut appelé "des deux amants". Il
arriva donc comme je vous l'avais annoncé ; les bretons en firent un lai.
Mais que viennent faire ici les Bretons ?
Les bardes gaulois, après la victoire de Jules César, se
refugièrent en Basse-Bretagne, puis
revinrent peu à peu et comme les trouvères et troubadours firent métier de
chanter, en s'accompagnant d'un instrument, souvent la harpe, des chants que
l'on appelait des lais.
Anecdote sur les bardes : à la cour de Charles-le-Chauve,
il y avait un jongleur irlandais nommé Scot. Un jour qu'attablé seul avec le
Roi, il venait de lancer quelque impertinence, celui-ci lança: "Quelle
distance sépare Scot d'un sot?" - "La table,
répondit-il !"
Qu'est-ce que ce roi de Pîtres ?
A-L Durdan, dans Le lai des deux amants, publié
à Mâcon en 1907, tente de relier la
légende et l'histoire. Sa position est en résumé la suivante :
Charles-le-Chauve est le roi dont parle la légende, car c'est le seul monarque
ayant résidé à Pîtres. Ne voulant pas se séparer de sa fille unique, qui est
tout ce qui lui reste comme famille après les multiples trahisons dont il a été
l’objet, il cherche le moyen d'écarter
les soupirants, sans les froisser car il a besoin d’eux pour la défense du pays
contre les Normands. Pour les éloigner, il pose une condition que personne ne pourrait exécuter. Quelques-uns
essayent mais renoncent avant la moitié du chemin.
Le jeune amoureux est le fils d'un de ses fidèles, le comte
de Hasdans (Les Damps).
C'est loin l'Italie, surtout au 12ème siècle…
Selon Durdan, concernant Salerne, pas besoin d'aller
jusqu'en Italie, même si cette ville était réputée pour ses remèdes, puisqu'il
existait un Salerne près de Brionne. D'un autre côté, les Normands sont à
Salerne d'Italie du sud depuis 1076….
Les effets, sur l'environnement, déjà...
Après la mort de son amant, Mathilde jette au loin le vase
qui se brise. Le liquide se répand et, depuis ce temps, croissent à cet endroit des herbes
merveilleuses qui guérissent bien des maux, ou peut-être ces plantes qu’on ne
trouve que là : la biscutelle de Neustrie et la violette de Rouen.
Quels rapports avec le monastère ?
Un monastère de nonnes et de moines fut fondé sur le lieu
même, sous le nom de Sainte-Marie-Magdeleine. Le sceau du monastère représentait, disait-on, une tête de jeune fille
et celle d'un jeune homme, mais il est plus probable qu'il s'agissait tout simplement du Christ et de
Marie-Madeleine, et le bénédictin Dom Toussaints du Plessis pense même que ce
serait l'origine de la légende…
Puis, le monastère étant devenu trop petit pour le nombre
toujours croissant des nonnes et moines, l'archevêque de Rouen, grâce à la
générosité de Robert, comte de Leicester, fonda l'Abbaye de Fontaine-Guérard et
y fit transférer les nonnes.
Bibliographie
A-L Durdan. Le lai des deux amants, légende neustrienne de Marie de
France. Macon 1907
Marquis de
Blosseville. L'origine du prieuré des deux amants en Normandie, fabliau
du XIIIème siècle, par un trouvère du XVIIIème. Précis des Travaux de
l'Académie impériale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen. - Année
1861-1868.
Dom Toussaints du
Plessis. Description géographique et historique de la Haute-Normandie. Paris Didot
1740
De Jouy. L'hermite en
province.Tome VII Paris 1824 (l'auteur réel est en fait Lefèbvre-Duruflé
Fallue Histoire du
château de Radepont et de l'Abbaye de Fontaine-Guérard. Rouen 1851
Dans le prochain numéro : Les mises en image de la légende, ses variantes, les prénoms utilisés,
les tableaux de Romilly.