1 mai 2017

Le château de Senneville

Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville

Le manoir de Senneville
à Amfreville-sous-les-Monts


Senneville se trouve à l’extrême limite du plateau du Vexin normand, bordé par une boucle de la Seine, non loin du promontoire impressionnant à la jonction de la vallée de l’Andelle au-dessus de Pîtres, la côte des Deux amants.
L’occupation humaine est très ancienne : des silex taillés et des pierres polies des époques paléolithiques et néolithiques trouvées sur le plateau de Senneville et du Plessis l’attestent.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - La façade Est dessinée en 1890 par Léon Coutil
La façade Est dessinée en 1890 par Léon Coutil

Nous reparlerons plus longuement, dans un autre article, du casque d’Amfreville, le casque italo-celtique du IIIème ou IVème siècle avant Jésus-Christ (deuxième âge du fer, dit de la Tène), trouvé en 1841 dans un bras mort de la Seine par M. Bizet, propriétaire du château de Canteloup, qui en fit don à Napoléon III. 
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - casque d'Amfreville
Ce casque magnifique, étonnant, est actuellement le fleuron de l’exposition récemment réouverte et renouvelée au Musée national des Antiquités de Saint-Germain-en-Laye qui nous a fourni des documents très intéressants. Un moulage est visible au Musée départemental des Antiquités de Rouen, mais cela vaut la peine d’aller voir l’original et de rêver aux combattants inconnus protégés par un tel chef-d’œuvre, mystérieusement arrivé jusque dans nos contrées à la suite de combats oubliés, ou charrié par la Seine.
Dès l’époque mérovingienne (ADE 3F 310) l’occupation est attestée par la découverte d’une nécropole (cimetière) entre le Plessis et Senneville : des sarcophages de pierre avec des ossements, des objets de bronze argenté et un vase contenant des médailles romaines. Ces objets sont visibles au Musée des Antiquités de Rouen.
L’orthographe du nom de Senneville a varié au cours des siècles. Ce nom proviendrait de saxonnis villa, colonie saxonne de peuplement à l’époque carolingienne. Il en existait au moins sept en Normandie, toujours à proximité d’un cours d’eau servant de voie de communication, mais aucun auprès de la Seine, à part le nôtre.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - La façade Ouest
La façade Ouest

L’accès de la vallée à Senneville se faisait par le chemin dans la colline encore appelé aujourd’hui « chemin seigneur » et qui est maintenant un sentier de grande randonnée chéri des marcheurs, mais aussi malheureusement des quads et des 4x4 …. nouvelles formes de piraterie ?
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - Sur le cadastre dit napoléonien (1838)
Sur le cadastre dit napoléonien (1838)

Après ces quelques jalons, franchissons quelques siècles. Au début du XIIIe un sieur de Senneville était seigneur du lieu. En 1231 il est aux Assises du roi tenues à Gisors par le bailli Raoul Arondel, le 30 juin. Un autre Pierre de Senneville, sans doute fils du précédent, était seigneur de la paroisse en 1272 : il figure à cette date dans une Charte de l’abbaye de Lyre avec son frère Gilles et passe un accord avec les religieux des Deux amants.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville
À cette époque existait déjà un manoir (demeure seigneuriale non fortifiée) dont il reste la cave voûtée en pierre, le socle en blocage de silex et la petite porte en plein cintre donnant sur le soleil couchant.
Au XIVe siècle la seigneurie de Senneville appartient à une famille de Livarot, ou Livaron, qui la conserva peu de temps, car en 1403, moyennant 600 livres tournois, Robert Alorge acquit de Jean de Livarot la nue-propriété* de la terre de Senneville. Trois ans plus tard, l’usufruitier étant mort, le seigneur de Senneville récupéra le domaine et le loua pour 35 setiers** de blé par an. A sa mort en 1412, il laissa plusieurs fils. L’aîné, Robert, deuxième du nom, avait intenté un procès à son père qui en mourut de chagrin le mardi de Pâques 1419.

* propriété d'un bien dont le titulaire n'a pas la jouissance ; celle-ci, appelée usufruit, est donnée à une autre personne
** un setier = 12 boisseaux, soit 156 litres.

Qui étaient donc ces Alorge ? Ce sont des Normands et dès le XIVe siècle ils sont déjà puissants. Le père de notre acheteur était maire et capitaine de Rouen, et il porte aussi le premier le titre de sire, « en souvenir de cette dignité qui donne une sorte de noblesse » (N. Rainier)
Cette famille semble avoir de la vitalité à revendre, sachant se mettre au premier plan, aussi bien dans la politique, la religion, les affaires et l’armée.
Le premier Robert était marchand de vin à l’enseigne de « l’image Notre-Dame » à Rouen et avait le fermage de l'impôt du quatrième des cervoises (d’où ses armoiries parlantes avec des gerbes d’orge sur champ d’étoiles) et autres menus breuvages "vendus dans cette ville" plus des greniers à sel et la vicomté de l’eau ***.

*** institution propre à Rouen, dont la juridiction s'étendait à la Seine et aux marchandises transportées,  chargée de percevoir les impôts et taxes 
Les bénéfices de ces fermages, des prêts multipliés aux nobles et aux bourgeois, et d’heureuses spéculations lui avaient permis d’acquérir une fortune considérable. Il fut comme son père honoré de charges municipales et fit de nombreuses libéralités aux églises.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville
Note : Robert Alorge fut anobli par Charles VI en 1396, Guillaume Alorge son parent le fut également en 1394, anoblissement enregistré par une charte en latin déposé aux Archives Départementales de l’Eure
De son premier mariage avec Jacqueline Cappé, il avait eu fils nommé comme lui Robert, et de son mariage avec Alice Letourneur, il avait eu Guillaume et Jean. Robert le deuxième du nom paraît avoir augmenté la fortune de son père, mais, ayant pris le parti de Charles VII et conspiré contre les Anglais, ceux-ci le firent décapiter place du Vieux-marché le 14 juin 1421, soit dix ans avant l’exécution de Jeanne d’Arc au même endroit.
« Les Alorge se succèdent à Senneville et l’ensemble que l’on voit encore de nos jours est la preuve de cette fidélité et de cet amour que prodigua cette famille à sa terre pendant 300 ans. » (citation d’un groupe d’archivistes ayant travaillé sur le dossier de Senneville)
Les frères du deuxième Robert, Guillaume et Jean, se partagèrent sa succession en 1430, et Jean prit Senneville. Il avait alors la charge de verdier, c’est-à-dire officier des eaux et forêts, de la forêt de Longboël.
Robert, troisième du nom, fils de Jean hérite de Senneville. Le manoir, bâti dans la seconde moitié du XVe siècle, pourrait être l’œuvre de ce troisième Robert. Il était procureur général aux Etats de Normandie en 1470. Mais c’est son fils Martin qui lui donna son aspect définitif. Seigneur de Senneville, et y demeurant à partir de 1543, Martin Alorge combattit de 1560 à 1590 dans les compagnies d’ordonnance du roi et disposait de ce fait d’une solde régulière. En 1565, il est toujours homme d’armes ; en 1590, il est maréchal des logis de la compagnie de M. de Bellegarde en Normandie. Il eut également les moyens d’acheter les fiefs voisins et entremêlés à ceux de Senneville, de Gamache, Havars et Dorevaux, aux moines des Deux amants qui avaient besoin d’argent pour réparer le prieuré en 1596 et 1604, pour 2000 livres tournois. La vente fut achevée par son fils Georges demeurant à Senneville.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville
Une intéressante pièce d’archives datée de 1562 pourrait correspondre à ces travaux d’embellissement. Par cet acte conservé aux archives d’Évreux, les habitants de Senneville font au seigneur de Senneville le don de la grande mare sise près du manoir seigneurial dudit seigneur. Ils veulent ainsi exprimer leur reconnaissance «audict seigneur qui les a gardés des gens d’armes qui ont passé et repassé par le pays depuis environ dix ans.» À la fin de sa vie Martin Alorge céda ses biens à son fils George, se réservant seulement à Senneville «ce qu’il faudra pour meubler deux chambres à garde-robe du grand bâtiment de briques avec les meubles d’une cuisine et une écurie pour sa haquenée »
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - Sculpture sur une cheminée
Sculpture sur une cheminée

Tranquille Alorge, le troisième fils de George, succéda à son père, il eut quatre enfants dont Charles qui s’attacha à remanier les appartements du manoir et à embellir les salons. On lui doit les deux salons en stuc et les cheminées de même sculptées vers 1680. Il planta aussi des allées d’arbres qui contrarièrent certains habitants habitués à utiliser librement «les friches de Senneville». Le conflit renaît à la Révolution, les arbres devaient être beaux, le bois était très recherché : les arbres sont coupés. Mme de Pomereu gagnera en 1838 mais cela n’a pas fait repousser les arbres. On voit que cette affaire dura de 1661 à 1838, elle reste très instructive sur les coutumes féodales et fera l’objet d’un prochain article.
Ce même Charles vendit Senneville et tous les fiefs le 19 septembre 1699 à Pierre Nicolas Godefroy, avocat au Grand conseil. Cette vente reste encore inexpliquée et un regret toujours vivace pour une autre branche de la famille Alorge qui souhaitait le garder comme le symbole de leur noblesse.
En 1702 Madeleine Alorge de Senneville fut reçue à Saint-Cyr sur preuve de noblesse remontant à 1486. Une question se pose : cette école était ouverte aux jeunes filles pauvres de la noblesse. Les Alorge ne pouvaient pas être devenus pauvres brutalement, ils n’auraient pas fait édifier ces salons très coûteux dans leur manoir. Il est vraiment difficile de déterminer les causes de cette vente.
Avec les Godefroy nous voyons arriver des parlementaires parisiens et rouennais qui avec leur position, leur fortune, leurs alliances, tiennent le haut du pavé en France. Cette famille ne résida jamais à Senneville. Elle semble ne s’être intéressée qu’aux revenus du domaine. Charles Nicolas Godefroy, fils de Pierre Nicolas, vécut à Daubeuf, puis à Fécamp, avec son épouse née Colbert Maulèvrier. Charles David Godefroy, marquis de Senneville, lui succède vers 1760, sa fille Marie Adélaïde, ou Marie-Charlotte, épouse en 1791 Étienne, marquis d’Aligre et pair de France (1770-1847). Leur fille Etiennette épouse le marquis de Pomereu (ou Pommereu), dont l’histoire est liée à celle du village du Héron, dans la haute vallée de l’Andelle.
Le manoir était depuis longtemps converti à usage agricole lorsqu’en 1861, la marquise de Pomereu le vendit à M.Lecomte, industriel rouennais ayant des maisons à Romilly et Pont-Saint-Pierre, passionné d’agriculture, ancêtre de Guy de Cournon, actuel propriétaire. Cette famille a rendu au manoir de Senneville sa vocation résidentielle, tout en mettant en valeur le domaine agricole et en restaurant le manoir qui a été classé monument historique en juillet 1975.

Description du manoir
Construit en briques de belle couleur rouge orangée faite sur place (la briqueterie était située entre Senneville et le Plessis), sur soubassement en blocage, le corps du logis présente deux façades assez différentes. La façade Ouest était la façade principale à l’origine, celle qu’on voyait en premier, à laquelle on accédait par les vieux piliers encore existants, l’allée aboutissant du chemin du seigneur qui montait de la vallée de la Seine. Cette façade moins homogène a conservé sa petite porte en plein cintre d’origine médiévale. La fenêtre de l’escalier est tout à fait décalée par rapport à cette porte. Les fenêtres ont conservé leurs meneaux (croisées de pierre), celles du rez-de-chaussée ont été restaurées entre 1975 et 1981 en pierre de Vernon comme à l’origine. Elle semble plus irrégulièrement distribuée, les petites fenêtres «de confort» ajoutent à ce désordre si harmonieux de l’ensemble (une façade «qui chante» disait un des architectes des bâtiments de France qui ont supervisé les travaux de restauration).
Cette façade a subjugué les inspecteurs des monuments historiques avant classement.
La façade Est, plus ordonnancée résulte des travaux de Martin Alorge vers 1575. Cette façade était devenue la façade principale avec deux portes d’entrée monumentales, encadrées de piliers à boule, sur le village et sur la plaine. La porte d’entrée du manoir transformé est beaucoup plus majestueuse avec son grand perron et son fronton triangulaire. Des chaînes de pierre harpée (pierre qui dans les chaînes des murs est plus large que celle du dessus et du dessous) souligne les angles du manoir et les fenêtres irrégulièrement distribuées, les cinq lucarnes en plein cintre sont couronnées de frontons alternativement courbes et triangulaires (à l’italienne). Il y en a cinq palettes, seulement quatre à l’est un peu plus simple, sans motifs sculptés.
À l’intérieur, deux salons, datant du siècle de Louis XIV, classés, surprennent par leur raffinement dans un manoir rural comme celui de Senneville : un salon entier, cheminée et parois, en stuc (matériau connu depuis l’Antiquité gréco-romaine, le secret de cette technique, oubliée puis retrouvé à la Renaissance et très employé aux XVIe et XVIIe siècles en France, il consiste en couches de plus en plus fines de poudre de pierre, poudre de marbre, un liant au blanc d’œuf, un plâtre spécial, le tout durci sur une base de pierre et sculpté aux petits ciseaux comme de la pierre).
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville
Un décor de pilastres annelés, engagés dans les murs, avec chapiteau de style ionique, une cheminée avec une frise d’enfants et une composition à l’antique de deux femmes drapées et, dans le second salon une imposante cheminée, en stuc toujours, avec son manteau un buste impressionnant de Louis XIV avec sa devise et son symbole (soli nec pluribus impar, c’est-à-dire «un astre à nul autre pareil») le soleil et deux putti* avec des instruments de musique. Les plaques des deux cheminées sont d’origine, elles reproduisent les principaux éléments du décor des cheminées. La présence de ce Louis XIV intact atteste des bonnes relations du manoir et du village au moment de la Révolution, malgré l’épisode des arbres coupés.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville
Un bel escalier à rampe droite (le premier construit dans la région) dessert les deux étages. La première partie est recouverte de marbre blanc mat et la brique des murs cachée par des tentures et des boiseries. La deuxième partie, qui nous fait remonter dans le temps, est restée inchangée dans son aspect original du XVIe siècle, en brique et pierre de Vernon et des marches très usées, conduit à une grande salle haute récemment restituée dans son aspect du XVIe siècle avec poutres, briques, pierres et enduits à la chaux morte.
La charpente sous le très haut comble fait l’admiration des spécialistes par sa conception, sa réalisation, son côté « pionnier ».
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - La charreterie
La charreterie

La cave, qui est celle du précédent manoir, aligne ses deux voûtes intactes dont les pierres sont marquées de façon caractéristique par les outils des tailleurs de pierre du XIIIe siècle.
Amfreville-sous-les-Monts Manoir de Senneville - Le colombier
Le colombier

Dans le jardin le colombier, très important, est à voir. De la même époque que le manoir (la petite porte est admirable), de la même brique, de la même pierre, il ponctue harmonieusement l’ensemble de la cour fermée bordée par la charreterie, fin XVIe surmontée d’un très grand grenier à grain, l’ancienne étable, du XVIe, et les écuries du XIXe.
Deux bâtiments longs plus importants prolongeaient cet ensemble, l’un a été supprimé (on le voit encore sur le plan cadastral de 1838, et l’autre, amputé, est aménagé dans le cadre d’une exploitation agricole plus moderne.
Le manoir est ouvert à la promenade et à la visite tous les jours, la visite extérieure est libre, la visite intérieure est guidée sur rendez-vous, mais les propriétaires sont très présents et se font un plaisir de partager avec tous ceux qu’ils rencontrent ce cadre magnifique qu’ils s’efforcent de maintenir, de conserver, de protéger. Jusques à quand ?

Sources

Archives familiales
Archives de l'Eure
Charpillon et Caresme. Tome 1
Paul Goujon «Le château de Senneville » dans La Normandie monumentale et pittoresque, tome I(1896)
R. AnselmeHistoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne. Paris 1733. Tome 6
Philippe Seydoux Gentilhommières des pays de l’Eure. Ed. de la Morande. 1999
Yvette Petit-Decroix in Fermes, manoirs et colombiers du pays de Louviers. SED 2008
André Pilet. Amfreville sous les monts, son histoire Ed. Bertout 1996


Nicole de Cournon