Le manoir de
Senneville
à
Amfreville-sous-les-Monts
Senneville
se trouve à l’extrême limite du plateau du Vexin normand, bordé par une boucle
de la Seine, non loin du promontoire impressionnant à la jonction de la vallée
de l’Andelle au-dessus de Pîtres, la
côte des Deux amants.
L’occupation
humaine est très ancienne : des silex taillés et des pierres polies des
époques paléolithiques et néolithiques
trouvées sur le plateau de Senneville et du Plessis l’attestent.
La façade Est dessinée en 1890 par Léon Coutil |
Nous reparlerons plus longuement, dans un autre article, du casque d’Amfreville, le casque italo-celtique du IIIème ou IVème siècle avant Jésus-Christ (deuxième âge du fer, dit de la Tène), trouvé en 1841 dans un bras mort de la Seine par M. Bizet, propriétaire du château de Canteloup, qui en fit don à Napoléon III.
Ce casque magnifique, étonnant, est
actuellement le fleuron de l’exposition récemment réouverte et renouvelée au
Musée national des Antiquités de Saint-Germain-en-Laye qui nous a fourni des
documents très intéressants. Un moulage est visible au Musée départemental des
Antiquités de Rouen, mais cela vaut la peine d’aller voir l’original et de
rêver aux combattants inconnus protégés par un tel chef-d’œuvre,
mystérieusement arrivé jusque dans nos contrées à la suite de combats oubliés,
ou charrié par la Seine.
Dès
l’époque mérovingienne (ADE 3F 310) l’occupation est attestée par la découverte
d’une nécropole (cimetière) entre le Plessis et Senneville : des
sarcophages de pierre avec des ossements, des objets de bronze argenté et un
vase contenant des médailles romaines. Ces objets sont visibles au Musée des
Antiquités de Rouen.
L’orthographe
du nom de Senneville a varié au cours des siècles. Ce nom proviendrait de saxonnis
villa, colonie saxonne de peuplement à l’époque carolingienne. Il en
existait au moins sept en Normandie, toujours à proximité d’un cours d’eau
servant de voie de communication, mais aucun auprès de la Seine, à part le
nôtre.
La façade Ouest |
L’accès de la vallée à Senneville se faisait par le chemin dans la colline encore appelé aujourd’hui « chemin seigneur » et qui est maintenant un sentier de grande randonnée chéri des marcheurs, mais aussi malheureusement des quads et des 4x4 …. nouvelles formes de piraterie ?
Sur le cadastre dit napoléonien (1838) |
Après ces quelques jalons, franchissons quelques siècles. Au début du XIIIe un sieur de Senneville était seigneur du lieu. En 1231 il est aux Assises du roi tenues à Gisors par le bailli Raoul Arondel, le 30 juin. Un autre Pierre de Senneville, sans doute fils du précédent, était seigneur de la paroisse en 1272 : il figure à cette date dans une Charte de l’abbaye de Lyre avec son frère Gilles et passe un accord avec les religieux des Deux amants.
À cette
époque existait déjà un manoir (demeure seigneuriale non fortifiée) dont il
reste la cave voûtée en pierre, le socle en blocage de silex et la petite porte
en plein cintre donnant sur le soleil couchant.
Au XIVe
siècle la seigneurie de Senneville appartient à une famille de Livarot, ou
Livaron, qui la conserva peu de temps, car en 1403, moyennant 600 livres
tournois, Robert Alorge acquit de Jean de Livarot la nue-propriété* de la terre
de Senneville. Trois ans plus tard, l’usufruitier étant mort, le seigneur de
Senneville récupéra le domaine et le loua pour 35 setiers** de blé par an. A sa
mort en 1412, il laissa plusieurs fils. L’aîné, Robert, deuxième du nom, avait
intenté un procès à son père qui en mourut de chagrin le mardi de Pâques 1419.
* propriété d'un bien dont le titulaire n'a pas la
jouissance ; celle-ci, appelée usufruit, est donnée à une autre personne
** un setier = 12 boisseaux, soit 156 litres.
Qui
étaient donc ces Alorge ? Ce sont des Normands et dès le XIVe siècle ils
sont déjà puissants. Le père de notre acheteur était maire et capitaine de
Rouen, et il porte aussi le premier le titre de sire, « en souvenir de cette
dignité qui donne une sorte de noblesse » (N. Rainier)
Cette
famille semble avoir de la vitalité à revendre, sachant se mettre au premier
plan, aussi bien dans la politique, la religion, les affaires et l’armée.
Le premier
Robert était marchand de vin à l’enseigne de « l’image Notre-Dame » à Rouen et
avait le fermage de l'impôt du quatrième des cervoises (d’où ses armoiries parlantes avec des gerbes d’orge sur champ d’étoiles) et autres menus breuvages
"vendus dans cette ville" plus des greniers à sel et la vicomté de
l’eau ***.
*** institution propre
à Rouen, dont la juridiction s'étendait à la Seine et aux marchandises
transportées, chargée de percevoir les
impôts et taxes
Les bénéfices de
ces fermages, des prêts multipliés aux nobles et aux bourgeois, et d’heureuses
spéculations lui avaient permis d’acquérir une fortune considérable. Il fut
comme son père honoré de charges municipales et fit de nombreuses libéralités
aux églises.
Note :
Robert Alorge fut anobli par Charles VI en 1396, Guillaume Alorge son parent le
fut également en 1394, anoblissement enregistré par une charte en latin déposé
aux Archives Départementales de l’Eure
De son
premier mariage avec Jacqueline Cappé, il avait eu fils nommé comme lui Robert,
et de son mariage avec Alice Letourneur, il avait eu Guillaume et Jean. Robert
le deuxième du nom paraît avoir augmenté la fortune de son père, mais, ayant
pris le parti de Charles VII et conspiré contre les Anglais, ceux-ci le firent
décapiter place du Vieux-marché le 14 juin 1421, soit dix ans avant l’exécution
de Jeanne d’Arc au même endroit.
« Les
Alorge se succèdent à Senneville et l’ensemble que l’on voit encore de nos
jours est la preuve de cette fidélité et de cet amour que prodigua cette
famille à sa terre pendant 300 ans. » (citation d’un groupe d’archivistes
ayant travaillé sur le dossier de Senneville)
Les
frères du deuxième Robert, Guillaume et Jean, se partagèrent sa succession en
1430, et Jean prit Senneville. Il avait alors la charge de verdier,
c’est-à-dire officier des eaux et forêts, de la forêt de Longboël.
Robert,
troisième du nom, fils de Jean hérite de Senneville. Le manoir, bâti dans la
seconde moitié du XVe siècle, pourrait être l’œuvre de ce troisième Robert. Il
était procureur général aux Etats de Normandie en 1470. Mais c’est son fils
Martin qui lui donna son aspect définitif. Seigneur de Senneville, et y
demeurant à partir de 1543, Martin Alorge combattit de 1560 à 1590 dans les
compagnies d’ordonnance du roi et disposait de ce fait d’une solde régulière.
En 1565, il est toujours homme d’armes ; en 1590, il est maréchal des
logis de la compagnie de M. de Bellegarde en Normandie. Il eut également les
moyens d’acheter les fiefs voisins et entremêlés à ceux de Senneville, de
Gamache, Havars et Dorevaux, aux moines des Deux amants qui avaient besoin
d’argent pour réparer le prieuré en 1596 et 1604, pour 2000 livres tournois. La
vente fut achevée par son fils Georges demeurant à Senneville.
Une
intéressante pièce d’archives datée de 1562 pourrait correspondre à ces travaux
d’embellissement. Par cet acte conservé aux archives d’Évreux, les habitants de
Senneville font au seigneur de Senneville le don de la grande mare sise près du
manoir seigneurial dudit seigneur. Ils veulent ainsi exprimer leur
reconnaissance «audict seigneur qui les a gardés des gens d’armes qui ont
passé et repassé par le pays depuis environ dix ans.» À la fin de sa vie
Martin Alorge céda ses biens à son fils George, se réservant seulement à
Senneville «ce qu’il faudra pour meubler deux chambres à garde-robe du grand
bâtiment de briques avec les meubles d’une cuisine et une écurie pour sa
haquenée »
Sculpture sur une cheminée |
Tranquille Alorge, le troisième fils de George, succéda à son père, il eut quatre enfants dont Charles qui s’attacha à remanier les appartements du manoir et à embellir les salons. On lui doit les deux salons en stuc et les cheminées de même sculptées vers 1680. Il planta aussi des allées d’arbres qui contrarièrent certains habitants habitués à utiliser librement «les friches de Senneville». Le conflit renaît à la Révolution, les arbres devaient être beaux, le bois était très recherché : les arbres sont coupés. Mme de Pomereu gagnera en 1838 mais cela n’a pas fait repousser les arbres. On voit que cette affaire dura de 1661 à 1838, elle reste très instructive sur les coutumes féodales et fera l’objet d’un prochain article.
Ce même
Charles vendit Senneville et tous les fiefs le 19 septembre 1699 à Pierre
Nicolas Godefroy, avocat au Grand conseil. Cette vente reste encore inexpliquée
et un regret toujours vivace pour une autre branche de la famille Alorge qui
souhaitait le garder comme le symbole de leur noblesse.
En 1702
Madeleine Alorge de Senneville fut reçue à Saint-Cyr sur preuve de noblesse
remontant à 1486. Une question se pose : cette école était ouverte aux
jeunes filles pauvres de la noblesse. Les Alorge ne pouvaient pas être devenus
pauvres brutalement, ils n’auraient pas fait édifier ces salons très coûteux
dans leur manoir. Il est vraiment difficile de déterminer les causes de cette
vente.
Avec
les Godefroy nous voyons arriver des parlementaires parisiens et rouennais qui
avec leur position, leur fortune, leurs alliances, tiennent le haut du pavé en
France. Cette famille ne résida jamais à Senneville. Elle semble ne s’être
intéressée qu’aux revenus du domaine. Charles Nicolas Godefroy, fils de Pierre
Nicolas, vécut à Daubeuf, puis à Fécamp, avec son épouse née Colbert
Maulèvrier. Charles David Godefroy, marquis de Senneville, lui succède vers
1760, sa fille Marie Adélaïde, ou Marie-Charlotte, épouse en 1791 Étienne,
marquis d’Aligre et pair de France (1770-1847). Leur fille Etiennette épouse le
marquis de Pomereu (ou Pommereu), dont l’histoire est liée à celle du village du
Héron, dans la haute vallée de l’Andelle.
Le
manoir était depuis longtemps converti à usage agricole lorsqu’en 1861, la marquise de Pomereu le vendit à M.Lecomte,
industriel rouennais ayant des maisons à Romilly et Pont-Saint-Pierre,
passionné d’agriculture, ancêtre de Guy de Cournon, actuel propriétaire. Cette
famille a rendu au manoir de Senneville sa vocation résidentielle, tout en
mettant en valeur le domaine agricole et en restaurant le manoir qui a été
classé monument historique en juillet 1975.
Description
du manoir
Construit
en briques de belle couleur rouge orangée faite sur place (la briqueterie
était située entre Senneville et le Plessis), sur soubassement en blocage, le
corps du logis présente deux façades assez différentes. La façade Ouest était
la façade principale à l’origine, celle qu’on voyait en premier, à laquelle on
accédait par les vieux piliers encore existants, l’allée aboutissant du chemin
du seigneur qui montait de la vallée de la Seine. Cette façade moins homogène a
conservé sa petite porte en plein cintre d’origine médiévale. La fenêtre de
l’escalier est tout à fait décalée par rapport à cette porte. Les fenêtres ont
conservé leurs meneaux (croisées de pierre), celles du rez-de-chaussée ont été
restaurées entre 1975 et 1981 en pierre de Vernon comme à l’origine. Elle
semble plus irrégulièrement distribuée, les petites fenêtres «de confort»
ajoutent à ce désordre si harmonieux de l’ensemble (une façade «qui chante»
disait un des architectes des bâtiments de France qui ont supervisé les travaux
de restauration).
Cette
façade a subjugué les inspecteurs des monuments historiques avant classement.
La
façade Est, plus ordonnancée résulte des travaux de Martin Alorge vers 1575. Cette façade était devenue la
façade principale avec deux portes d’entrée monumentales, encadrées de piliers
à boule, sur le village et sur la plaine. La porte d’entrée du manoir
transformé est beaucoup plus majestueuse avec son grand perron et son fronton
triangulaire. Des chaînes de pierre harpée (pierre qui dans les chaînes des
murs est plus large que celle du dessus et du dessous) souligne les angles du
manoir et les fenêtres irrégulièrement distribuées, les cinq lucarnes en plein
cintre sont couronnées de frontons alternativement courbes et triangulaires (à
l’italienne). Il y en a cinq palettes, seulement quatre à l’est un peu plus
simple, sans motifs sculptés.
À
l’intérieur, deux salons, datant du siècle de Louis XIV, classés, surprennent
par leur raffinement dans un manoir rural comme celui de Senneville : un
salon entier, cheminée et parois, en stuc (matériau connu depuis l’Antiquité
gréco-romaine, le secret de cette technique, oubliée puis retrouvé à la
Renaissance et très employé aux XVIe et XVIIe siècles en France, il consiste en
couches de plus en plus fines de poudre de pierre, poudre de marbre, un liant
au blanc d’œuf, un plâtre spécial, le tout durci sur une base de pierre et
sculpté aux petits ciseaux comme de la pierre).
Un
décor de pilastres annelés, engagés dans les murs, avec chapiteau de style
ionique, une cheminée avec une frise d’enfants et une composition à l’antique
de deux femmes drapées et, dans le second salon une imposante cheminée, en stuc
toujours, avec son manteau un buste impressionnant de Louis XIV avec sa devise
et son symbole (soli nec pluribus impar, c’est-à-dire «un astre
à nul autre pareil») le soleil et deux putti* avec des instruments de
musique. Les plaques des deux cheminées sont d’origine, elles reproduisent les
principaux éléments du décor des cheminées. La présence de ce Louis XIV intact
atteste des bonnes relations du manoir et du village au moment de la
Révolution, malgré l’épisode des arbres coupés.
Un bel
escalier à rampe droite (le premier construit dans la région) dessert les deux
étages. La première partie est recouverte de marbre blanc mat et la brique des
murs cachée par des tentures et des boiseries. La deuxième partie, qui nous
fait remonter dans le temps, est restée inchangée dans son aspect original du
XVIe siècle, en brique et pierre de Vernon et des marches très usées, conduit à
une grande salle haute récemment restituée dans son aspect du XVIe siècle avec
poutres, briques, pierres et enduits à la chaux morte.
La
charpente sous le très haut comble fait l’admiration des spécialistes par sa
conception, sa réalisation, son côté « pionnier ».
La charreterie |
La cave, qui est celle du précédent manoir, aligne ses deux voûtes intactes dont les pierres sont marquées de façon caractéristique par les outils des tailleurs de pierre du XIIIe siècle.
Le colombier |
Dans le jardin le colombier, très important, est à voir. De la même époque que le manoir (la petite porte est admirable), de la même brique, de la même pierre, il ponctue harmonieusement l’ensemble de la cour fermée bordée par la charreterie, fin XVIe surmontée d’un très grand grenier à grain, l’ancienne étable, du XVIe, et les écuries du XIXe.
Deux
bâtiments longs plus importants prolongeaient cet ensemble, l’un a été supprimé
(on le voit encore sur le plan cadastral de 1838, et l’autre, amputé, est
aménagé dans le cadre d’une exploitation agricole plus moderne.
Le
manoir est ouvert à la promenade et à la visite tous les jours, la visite
extérieure est libre, la visite intérieure est guidée sur rendez-vous, mais les
propriétaires sont très présents et se font un plaisir de partager avec tous
ceux qu’ils rencontrent ce cadre magnifique qu’ils s’efforcent de maintenir, de
conserver, de protéger. Jusques à quand ?
Sources
Archives
familiales
Archives de l'Eure
Charpillon et
Caresme. Tome 1
Paul Goujon «Le château de Senneville » dans La
Normandie monumentale et pittoresque, tome I(1896)
R. Anselme. Histoire généalogique et chronologique de
la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne. Paris
1733. Tome 6
Philippe Seydoux Gentilhommières
des pays de l’Eure. Ed. de la Morande. 1999
Yvette
Petit-Decroix in Fermes, manoirs et colombiers du pays de Louviers.
SED 2008
André Pilet. Amfreville
sous les monts, son histoire Ed. Bertout
1996