1 décembre 2019

Trois siècles de procès : le prieuré des Deux-amants contre Pîtres, Romilly, Pont-St-Pierre

Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Sur cette carte de 1731 conservée aux Archives de Seine-Maritime, l'objet du conflit : les pâtures au pied de la côte des Deux amants, et trois des parties : Pîtres, en haut à gauche, Romilly, en haut à droite, et le prieuré en bas au centre.
Sur cette carte de 1731 conservée aux Archives de Seine-Maritime, l'objet du conflit : les pâtures au pied de la côte des Deux amants, et trois des parties : Pîtres, en haut à gauche, Romilly, en haut à droite, et le prieuré en bas au centre.


Un conflit de trois siècles 

entre le prieuré de la côte des Deux amants
et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres


L'origine du conflit remonte à une charte de 1180*, donc rédigée en latin, dont voici la traduction :

* en fait, Robert de Leicester est censé se trouver en Terre sainte de 1179 et 1181, mais cette légère inexactitude dans l'une des dates est de peu d'importance au regard de ce qui est confirmé : c'est en effet une pratique générale que de régler ses affaires et de faire des dons à l'Eglise, pour le salut de son âme, avant de partir en croisade, étant donné les risques que cela comporte.

"Robert*, comte de Leicester à tous ses compagnons et amis présents et à venir, salut. Sachez que pour l'amour de Dieu et pour le repos de l'âme de Robert, comte de Leicester, mon père, de la comtesse Anne, ma mère, pour le salut de mon âme et l'âme de la comtesse Pétronille mon épouse et de mes enfants, j'ai donné à Dieu et à l'église de la bienheureuse Marie Madeleine de la côte des deux amants, et aux frères consacrés au service divin du même endroit, à perpétuité et à titre de libérale aumône une pâture qui m'a appartenu entre la montagne des deux amants et l'Andelle."
* Robert III de Beaumont, ou de Breteuil (1130-1190), fut un important baron anglo-normand, l'un des principaux partisans d'Henri le Jeune lors de sa révolte contre son père Henri II Plantagenêt (l'époux d'Aliénor d'Aquitaine, ex-femme de Louis VII).
Il succède à son père, proche conseiller des rois, comme troisième comte de Leicester, mais reste plutôt un homme de la Normandie, qui s'entend bien avec les principaux barons du duché. Quand la révolte du jeune Henri éclate en 1173, il se joint à eux, mais n'a pas préparé ses châteaux, qui sont pris par les troupes d'Henri II. Louis VII, instigateur de la rébellion, le pousse à porter la guerre en Angleterre, où il est battu et capturé. Il est emprisonné jusqu'en 1177. Henri II lui rend ses terres, mais a rasé ses châteaux, sauf Breteuil. Il part en Terre sainte en 1179, et revient vers 1181. Il entre dans les faveurs de l'héritier d'Henri II, Richard Cœur de Lion, qui lui rend ce que son père lui avait confisqué et l'emmène dans la troisième croisade. Il meurt pendant le voyage et est inhumé dans l'abbaye de Leicester.
Cette pâture d'environ vingt acres, soit huit hectares était ainsi, d'après les moines, un des plus anciens domaines du Prieuré des Deux amants, qui en avait toujours joui sans troubles jusqu'en 1576. Les fermiers des Deux amants, de Pîtres, et de Romilly, en avaient l'usage pour le pâturage de leurs bestiaux et, par tolérance, acceptèrent que plusieurs particuliers des paroisses de Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre y envoient également leurs bêtes. Ce serait, d'après les religieux, cette tolérance qui serait devenue la source des contestations qui ont eu lieu depuis 1576 entre le Prieuré de deux amants et des habitants de Pîtres, Romilly et Saint-Nicolas de Saint-Pierre.

Point de départ en 1575

Ce fut en 1575 que les premières difficultés surgirent entre les habitants des paroisses de Pîtres, Romilly, Saint-Nicolas de Saint-Pierre et les religieux des Deux amants, relativement à cette commune pâture. Monsieur Christophe de Thou, seigneur de Saint-Germain, grand maître des Eaux et forêts au département de Rouen, venait d'être nommé commissaire pour faire au profit du roi la vente de terrains vagues situés en Normandie et qui se trouvaient appartenir au domaine de la couronne.
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Christophe de Thou
M. de Thou fit rassembler en un seul lot les différents terrains situés dans le ressort de Pont de l'Arche, et en particulier toutes les communes pâtures de la vallée dans l'Andelle. Par une requête du 10 janvier 1577, les religieux des Deux amants protestèrent contre cette vente et demandèrent à être maintenus en possession de ce qu'ils regardaient comme leur propriété.
Dans le même temps les habitants de Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre formaient également opposition pour obtenir à leur profit la pâture, alléguant qu'ils avaient en leur faveur des titres valables et authentiques, entre autres la donation faite par Béatrice de Nevers*, comtesse de Pavie et dame (seigneur) de la Vallée de l'Andelle.

* alias Béatrix d'Anjou, comtesse de Blois et Pavie, dame propriétaire de la vallée de l'Andelle, inhumée dit-on à l'abbaye de Fontaine-Guérard.
Malheureusement pour eux, ils ne purent présenter ces documents, assurant qu'ils les avaient confiés à M. Dernanville, absent et occupé à Blois à l'Assemblée des Etats Généraux, qui tentait de mettre fin aux guerres de religion.
De leur côté, les moines présentaient une copie sur parchemin de l'acte de Robert de Leicester, arguant que l'original avait été détruit ou perdu lors du premier siège de la ville de Rouen*. Mais les habitants prétendaient qu'il s'agissait d'un faux....

* Le siège de Rouen, du 28 septembre au 26 octobre 1562 pendant la première guerre de Religion, fut une victoire des catholiques sur la ville protestante

Premier jugement

Le 12 janvier 1577, M. de Thou rendait une première sentence au terme de laquelle un délai de quelques jours était accordé aux habitants des paroisses pour la production de leurs titres, et le 19 janvier, il déclarait défaut de présentation contre les habitants et le baron de Pont-Saint-Pierre. Commença alors toute une série de procédures. Le 17 juin 1577, dans une nouvelle ordonnance, il prévoyait une visite des terres, à la diligence du procureur du roi, M. de Senneville, et avec toutes les parties. Cette visite eut lieu le 6 juillet 1577.
Après avoir entendu les arguments des parties, le 31 décembre 1577, M. de Thou, sur les conclusions du procureur du roi, rendait une sentence par laquelle il déclarait que la prairie appartenait au religieux comme faisant partie de leur dotation.
Malgré la signification qui en fut faite, les habitants des trois paroisses continuèrent à faire pâturer leurs bestiaux dans la prairie contestée.
Le 20 juin 1617, M. Jacques de la Ferté**, prieur commendataire*** des Deux amants, informé que des particuliers avaient envoyé des bestiaux dans la prairie en litige, fit assigner les propriétaires pour les condamner à des dommages et intérêts. Ceux-ci demandèrent que tous les habitants des trois paroisses fussent mis en cause.
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Jacques de la Ferté


** Jacques de La Ferté (1580-1651), grand aumônier du roi était aussi abbé de La Madeleine, à Châteaudun (Perche) et membre de la Compagnie de la Nouvelle-France, où il reçut en 1636 une seigneurie de 5000 km² le long du Saint-Laurent. Les cent actionnaires, dont faisaient partie Samuel de Champlain et Richelieu, avançaient chacun un capital de 3 000 livres. La Ferté ne mit jamais les pieds au Canada.
*** Sous le régime de la commende, un ecclésiastique ou un laïc tient une abbaye ou un prieuré en percevant personnellement les revenus de celui-ci, et, s'il s'agit d'un ecclésiastique, en exerçant une certaine juridiction mais sans autorité sur la discipline intérieure des moines.
Des tentatives furent faites pour réglementer cette pratique, source d'abus, surtout en France. Elle disparut avec la suppression des ordres monastiques par la Constituante en 1790

Deuxième jugement

C'était un moyen de revenir sur la sentence de M. de Thou et de recommencer le procès. Une sentence des requêtes du palais du 26 juin 1617 leur donna raison. Alors on recommença de part et d'autre une longue production de titres que les deux parties s'accusent d'avoir falsifiés. Le 24 juillet 1621 une sentence définitive des requêtes du palais déclarait "les manants et habitants de Pont-Saint-Pierre, Pîtres et Romilly maintenus dans la possession de la pâture mais autorisait le prieur des Deux amants et ses fermiers à y envoyer pâturer leurs bestiaux.
L'abbé de la Ferté n'accepta pas cette sentence et en appela au roi, prétextant que plusieurs membres du parlement de Rouen étant intéressés au procès, celui-ci devait être porté devant le parlement de Paris. Le roi accéda à son désir et le procès recommença à Paris.

Entre-temps, le Prieuré des Deux amants se trouva réuni au collège des jésuites de Rouen. Le 14 novembre 1640, ceux-ci reprennent le procès en suspens. Après avoir encombré la cour de paperasses, les jésuites laissent tomber le procès et les habitants continuent de jouir de la prairie contestée.

Soixante-dix ans de paix jusqu'en 1709

La paix semble enfin régner entre les habitants des trois paroisses et les jésuites, mais le 24 avril 1709, ces derniers voulant pêcher des poissons dans les fossés de la pâture, en furent empêchés par les habitants armés de fusils et bâtons. Les jésuites portèrent l'affaire devant la Table de marbre* du palais, les témoins furent appelés à comparaître, mais en même temps les habitants des trois paroisses assignaient le Prieuré des Deux amants pour qu'il ait à établir son droit de propriété sur la pâture. Les jésuites peu rassurés sur l'issue de ce nouveau procès préférèrent abandonner l'affaire.

* En France, sous l'Ancien Régime, les tables de marbre étaient des juridictions supérieures en matière d'Eaux et Forêts. Elles tirent leur nom de la grande table de marbre de la salle du palais de justice de Paris où le connétable, l’amiral et le Grand maître des Eaux et Forêts exerçaient leur juridiction.

Le 13 septembre 1776, la vieille querelle se ranima. Les habitants de Pîtres et Romilly prenaient une délibération défendant au fermier des jésuites, Pierre Duval, de mener pâturer ses bestiaux dans la prairie. En outre, pour avoir enfreint cet ordre, ils demandaient une condamnation à 500 livres d'amende. Le procès allait donc recommencer. Les habitants des trois paroisses et les religieux des Deux amants se livrèrent à une production considérable de titres, charte, sentences, arrêts, requêtes, etc. De son côté, le marquis de Pont-Saint-Pierre prend fait et cause pour ses vassaux et se déclare partie au procès.

Arrangement

Toutefois, il semble que tout était bien embrouillé dans l'affaire et que l'issue du procès était loin d'être entière car ils conclurent ainsi :
"Le parti de l'arrangement entre les révérends pères jésuites et le marquis de Pont-Saint-Pierre est le plus sage. Suivre ce procès, il n'est point en état d'être jugé, et dans le cas où la sentence de M. de Thou serait infirmée et la collation des chartes rejetée, il y aurait de gros dépens, dommages et intérêts de prononcés. On doit éviter l'événement ; c'est pourquoi un arrangement doit être préféré"

C'est sans doute la conclusion qui survint car aucune solution de l'affaire n'a été conservée.
Dans le dernier factum des habitants des trois paroisses, ceux-ci déclaraient qu'une des conditions que la comtesse de Pavie avait mise à sa donation comportait des prières annuelles que les habitants "n'ont cessé de faire et font encore avec toute la piété qu'on pourrait exiger des plus saints religieux dans l'église de l'abbaye de Fontaine Guérard "
           
Le certificat suivant, du 5 mai 1780, conservé aux Archives municipales de Romilly en est la preuve :
"Nous soussignée abbesse de l'abbaye royale de Fontaine Guérard, certifions que la paroisse de Romilly est venue en procession à notre abbaye et a chanté avec édification la messe de requiem pour le repos de l'âme de défunte Béatrice d'Anvers comtesse de Pavie et de Blois, dame propriétaire de toute la vallée d'Andelle, donatrice des communes et aulnaies et qui a aumôné auxdites paroisses les pâtures de Romilly et dans toutes les autres de la vallée d'Andelle, par le don à elle fait anciennement par le comte de Leicester, aux fins pars lesdits paroissiens, conformément au testament de la susdite donatrice, d'acquitter tous les ans ladite fondation en l'église de notre monastère où elle a élu sa sépulture, et comme ladite obligation se trouve acquittée cette présente année, nous leur en avons délivré ce que de raison."
Signé : De Radepont.
Collationné conforme à l'original, resté à la mairie de Romilly, ce 18 pluviose an XII

La Révolution mettra un terme au conflit. La vente des biens du clergé et, à cette occasion, ceux du prieuré vint compliquer l'affaire qui se termina par un jugement du tribunal d'appel de Rouen le 24 septembre 1854. Il débouta la commune de ses prétentions sur les communaux et en attribua la propriété aux acquéreurs du prieuré, parmi lesquels M. Bizet, propriétaire du château de Cantelou, qui avaient acheté le prieuré lors de la vente des biens nationaux et repris les revendications des moines.
En 1855 ses héritiers ont réussi à faire annuler par la Cour impériale de Rouen un jugement de 1853 favorable à Pîtres et Romilly, qui protestent, invoquant une ordonnance de 1669, et envisagent un pourvoi en cassation, qu'ils ne font sans doute pas, puisque trois mois plus tard, ils acceptent le principe d'une "restitution des fruits", c'est-à-dire de ce qu'auraient rapporté les pâtures aux héritiers, soit 942,41 francs, somme qui a dû paraître raisonnable... mais l'année suivante est arrivée la note totale: 1662 francs pour les héritiers, plus de 6000 francs pour les hommes de loi, plus les intérêts, soit environ 8000 francs, dont les deux communes devront se partager la charge.

Jacques Sorel



Sources

- Pierre Duchemin ; La baronnie de Pont-Saint-Pierre
- Michel Toussaint Chrétien Duplessis : Description géographique et historique de Haute-Normandie (1740)
- Archives Municipales de Romilly
- Archives de Seine Maritime pour la carte de 1731
- Bibliothèque Municipale de Rouen pour un résumé anonyme de sept pages sur le conflit
- Pour l'histoire du prieuré des deux amants, voir le blog d'Armand Launay Pont de l'Arche ma ville, toujours très documenté
Un conflit de trois siècles  entre le prieuré de la côte des Deux amants  et les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres - Aubin Louis Millin de Grandmaison . Les antiquités nationales, vue réalisée à partir de la côte de la Neuville. On voit Pîtres sur la droite. Le dessin, qui exagère le creux entre les deux reliefs est fait pour soutenir la thèse selon laquelle le toponyme "deux amants" viendrait en fait de "deux monts", ce qui évite au monastère cette connotation sexuelle.
Aubin Louis Millin de Grandmaison . Les antiquités nationales, vue réalisée à partir de la côte de la Neuville. On voit Pîtres sur la droite. Le dessin, qui exagère le creux entre les deux reliefs est fait pour soutenir la thèse selon laquelle le toponyme "deux amants" viendrait en fait de "deux monts", ce qui évite au monastère cette connotation sexuelle.