Un conflit de trois siècles
entre le prieuré de la côte des Deux amantset les habitants de Romilly, Pont Saint-Pierre et Pîtres
L'origine du conflit remonte à une charte de 1180*, donc
rédigée en latin, dont voici la traduction :
* en fait, Robert
de Leicester est censé se trouver en Terre sainte de 1179 et 1181, mais cette
légère inexactitude dans l'une des dates est de peu d'importance au regard de
ce qui est confirmé : c'est en effet une pratique générale que de régler ses
affaires et de faire des dons à l'Eglise, pour le salut de son âme, avant de
partir en croisade, étant donné les risques que cela comporte.
"Robert*, comte de Leicester à tous ses compagnons et amis présents et à venir, salut. Sachez que pour l'amour de Dieu et pour le repos de l'âme de Robert, comte de Leicester, mon père, de la comtesse Anne, ma mère, pour le salut de mon âme et l'âme de la comtesse Pétronille mon épouse et de mes enfants, j'ai donné à Dieu et à l'église de la bienheureuse Marie Madeleine de la côte des deux amants, et aux frères consacrés au service divin du même endroit, à perpétuité et à titre de libérale aumône une pâture qui m'a appartenu entre la montagne des deux amants et l'Andelle."
* Robert III de Beaumont, ou de Breteuil (1130-1190), fut un important baron anglo-normand, l'un des principaux partisans d'Henri le Jeune lors de sa révolte contre son père Henri II Plantagenêt (l'époux d'Aliénor d'Aquitaine, ex-femme de Louis VII).
Il succède à son père, proche conseiller des rois, comme troisième comte de Leicester, mais reste plutôt un homme de la Normandie, qui s'entend bien avec les
principaux barons du duché. Quand la révolte du jeune Henri éclate en 1173, il se joint à
eux, mais n'a pas préparé ses châteaux, qui sont pris par les troupes d'Henri
II. Louis VII, instigateur de la rébellion, le pousse à porter la guerre en
Angleterre, où il est battu et capturé. Il est emprisonné jusqu'en 1177. Henri
II lui rend ses terres, mais a rasé ses châteaux, sauf Breteuil. Il part en Terre sainte en 1179, et
revient vers 1181. Il entre dans les faveurs de l'héritier d'Henri II, Richard
Cœur de Lion, qui lui rend ce que son père lui avait confisqué et l'emmène dans
la troisième croisade. Il meurt pendant le voyage et est inhumé dans l'abbaye de Leicester.
Cette pâture d'environ vingt acres, soit huit hectares
était ainsi, d'après les moines, un des plus anciens domaines du Prieuré des
Deux amants, qui en avait toujours joui sans troubles jusqu'en 1576. Les
fermiers des Deux amants, de Pîtres, et de Romilly, en avaient l'usage pour le
pâturage de leurs bestiaux et, par tolérance, acceptèrent que plusieurs
particuliers des paroisses de Pîtres, Romilly et Pont-Saint-Pierre y envoient
également leurs bêtes. Ce serait, d'après les religieux, cette tolérance qui
serait devenue la source des contestations qui ont eu lieu depuis 1576 entre le
Prieuré de deux amants et des habitants de Pîtres, Romilly et Saint-Nicolas de
Saint-Pierre.
Point de départ en 1575
Ce fut en
1575 que les premières difficultés surgirent entre les habitants des paroisses
de Pîtres, Romilly, Saint-Nicolas de Saint-Pierre et les religieux des Deux
amants, relativement à cette commune pâture. Monsieur Christophe de Thou, seigneur
de Saint-Germain, grand maître des Eaux et forêts au département de Rouen,
venait d'être nommé commissaire pour faire au profit du roi la vente de
terrains vagues situés en Normandie et qui se trouvaient appartenir au domaine
de la couronne.
M. de Thou
fit rassembler en un seul lot les différents terrains situés dans le ressort de
Pont de l'Arche, et en particulier toutes les communes pâtures de la vallée
dans l'Andelle. Par une requête du 10 janvier 1577, les religieux des Deux
amants protestèrent contre cette vente et demandèrent à être maintenus en
possession de ce qu'ils regardaient comme leur propriété.
Dans le même temps les habitants de Pîtres, Romilly et
Pont-Saint-Pierre formaient également opposition pour obtenir à leur profit la
pâture, alléguant qu'ils avaient en leur faveur des titres valables et
authentiques, entre autres la donation faite par Béatrice de Nevers*, comtesse
de Pavie et dame (seigneur) de la Vallée de l'Andelle.
* alias Béatrix d'Anjou, comtesse
de Blois et Pavie, dame propriétaire de la vallée de l'Andelle, inhumée dit-on
à l'abbaye de Fontaine-Guérard.
Malheureusement pour eux, ils ne purent
présenter ces documents, assurant qu'ils les avaient confiés à M. Dernanville,
absent et occupé à Blois à l'Assemblée des Etats Généraux, qui tentait de
mettre fin aux guerres de religion.
De leur côté, les
moines présentaient une copie sur parchemin de l'acte de Robert de Leicester,
arguant que l'original avait été détruit ou perdu lors du premier siège de la
ville de Rouen*. Mais les habitants prétendaient qu'il s'agissait d'un faux....
* Le siège de Rouen, du 28
septembre au 26 octobre 1562 pendant la première guerre de Religion, fut une victoire
des catholiques sur la ville protestante.
Premier jugement
Le 12 janvier
1577, M. de Thou rendait une première sentence au terme de laquelle un délai de
quelques jours était accordé aux habitants des paroisses pour la production de
leurs titres, et le 19 janvier, il déclarait défaut de présentation contre les
habitants et le baron de Pont-Saint-Pierre. Commença alors toute une série de
procédures. Le 17 juin 1577, dans une nouvelle ordonnance, il prévoyait une
visite des terres, à la diligence du procureur du roi, M. de Senneville, et
avec toutes les parties. Cette visite eut lieu le 6 juillet 1577.
Après avoir
entendu les arguments des parties, le 31 décembre 1577, M. de Thou, sur les
conclusions du procureur du roi, rendait une sentence par laquelle il déclarait
que la prairie appartenait au religieux comme faisant partie de leur dotation.
Malgré la
signification qui en fut faite, les habitants des trois paroisses continuèrent
à faire pâturer leurs bestiaux dans la prairie contestée.
Le 20 juin 1617,
M. Jacques de la Ferté**, prieur commendataire*** des Deux amants, informé que
des particuliers avaient envoyé des bestiaux dans la prairie en litige, fit
assigner les propriétaires pour les condamner à des dommages et intérêts.
Ceux-ci demandèrent que tous les habitants des trois paroisses fussent mis en
cause.
** Jacques de La
Ferté (1580-1651), grand aumônier du roi était aussi abbé de La Madeleine, à Châteaudun (Perche) et membre de la Compagnie de la Nouvelle-France, où il reçut en
1636 une seigneurie de 5000 km² le long du Saint-Laurent. Les cent
actionnaires, dont faisaient partie Samuel de Champlain et Richelieu, avançaient chacun un capital de
3 000 livres. La Ferté ne mit jamais les pieds au
Canada.
*** Sous le régime
de la commende, un ecclésiastique ou un laïc tient une abbaye ou un prieuré en
percevant personnellement les revenus de celui-ci, et, s'il s'agit d'un
ecclésiastique, en exerçant une certaine juridiction mais sans autorité sur la
discipline intérieure des moines.
Des tentatives
furent faites pour réglementer cette pratique, source d'abus, surtout en
France. Elle disparut avec la suppression des ordres monastiques par la Constituante en 1790
Deuxième jugement
C'était un moyen
de revenir sur la sentence de M. de Thou et de recommencer le procès. Une
sentence des requêtes du palais du 26 juin 1617 leur donna raison. Alors on
recommença de part et d'autre une longue production de titres que les deux
parties s'accusent d'avoir falsifiés. Le 24 juillet 1621 une sentence
définitive des requêtes du palais déclarait "les manants et habitants de
Pont-Saint-Pierre, Pîtres et Romilly maintenus dans la possession de la pâture
mais autorisait le prieur des Deux amants et ses fermiers à y envoyer pâturer
leurs bestiaux.
L'abbé de la Ferté
n'accepta pas cette sentence et en appela au roi, prétextant que plusieurs
membres du parlement de Rouen étant intéressés au procès, celui-ci devait être
porté devant le parlement de Paris. Le roi accéda à son désir et le procès
recommença à Paris.
Entre-temps, le
Prieuré des Deux amants se trouva réuni au collège des jésuites de Rouen. Le 14
novembre 1640, ceux-ci reprennent le procès en suspens. Après avoir encombré la
cour de paperasses, les jésuites laissent tomber le procès et les habitants
continuent de jouir de la prairie contestée.
Soixante-dix ans de paix jusqu'en 1709
La paix semble
enfin régner entre les habitants des trois paroisses et les jésuites, mais le
24 avril 1709, ces derniers voulant pêcher des poissons dans les fossés de la
pâture, en furent empêchés par les habitants armés de fusils et bâtons. Les
jésuites portèrent l'affaire devant la Table de marbre* du palais, les témoins
furent appelés à comparaître, mais en même temps les habitants des trois
paroisses assignaient le Prieuré des Deux amants pour qu'il ait à établir son
droit de propriété sur la pâture. Les jésuites peu rassurés sur l'issue de ce
nouveau procès préférèrent abandonner l'affaire.
* En France, sous
l'Ancien Régime, les tables de marbre étaient des juridictions supérieures en matière
d'Eaux et Forêts. Elles tirent leur nom de la grande table
de marbre de la salle du palais de justice de Paris où le connétable, l’amiral et le Grand maître des Eaux et Forêts exerçaient leur
juridiction.
Le 13 septembre
1776, la vieille querelle se ranima. Les habitants de Pîtres et Romilly
prenaient une délibération défendant au fermier des jésuites, Pierre Duval, de
mener pâturer ses bestiaux dans la prairie. En outre, pour avoir enfreint cet
ordre, ils demandaient une condamnation à 500 livres d'amende. Le procès allait
donc recommencer. Les habitants des trois paroisses et les religieux des Deux
amants se livrèrent à une production considérable de titres, charte, sentences,
arrêts, requêtes, etc. De son côté, le marquis de Pont-Saint-Pierre prend fait
et cause pour ses vassaux et se déclare partie au procès.
Arrangement
Toutefois, il
semble que tout était bien embrouillé dans l'affaire et que l'issue du procès
était loin d'être entière car ils conclurent ainsi :
"Le parti de
l'arrangement entre les révérends pères jésuites et le marquis de
Pont-Saint-Pierre est le plus sage. Suivre ce procès, il n'est point en état
d'être jugé, et dans le cas où la sentence de M. de Thou serait infirmée et la
collation des chartes rejetée, il y aurait de gros dépens, dommages et intérêts
de prononcés. On doit éviter l'événement ; c'est pourquoi un arrangement doit
être préféré"
C'est sans doute
la conclusion qui survint car aucune solution de l'affaire n'a été conservée.
Dans le dernier
factum des habitants des trois paroisses, ceux-ci déclaraient qu'une des
conditions que la comtesse de Pavie avait mise à sa donation comportait des
prières annuelles que les habitants "n'ont cessé de faire et font encore avec toute la
piété qu'on pourrait exiger des plus saints religieux dans l'église de l'abbaye
de Fontaine Guérard "
Le certificat suivant, du 5 mai 1780, conservé aux Archives
municipales de Romilly en est la preuve :
"Nous soussignée abbesse de l'abbaye royale de
Fontaine Guérard, certifions que la paroisse de Romilly est venue en procession
à notre abbaye et a chanté avec édification la messe de requiem pour le repos
de l'âme de défunte Béatrice d'Anvers comtesse de Pavie et de Blois, dame
propriétaire de toute la vallée d'Andelle, donatrice des communes et aulnaies
et qui a aumôné auxdites paroisses les pâtures de Romilly et dans toutes les
autres de la vallée d'Andelle, par le don à elle fait anciennement par le comte
de Leicester, aux fins pars lesdits paroissiens, conformément au testament de
la susdite donatrice, d'acquitter tous les ans ladite fondation en l'église de
notre monastère où elle a élu sa sépulture, et comme ladite obligation se
trouve acquittée cette présente année, nous leur en avons délivré ce que de
raison."
Signé : De
Radepont.
Collationné
conforme à l'original, resté à la mairie de Romilly, ce 18 pluviose an XII
La Révolution
mettra un terme au conflit. La vente des biens du clergé et, à cette occasion,
ceux du prieuré vint compliquer l'affaire qui se termina par un jugement du
tribunal d'appel de Rouen le 24 septembre 1854. Il débouta la commune de ses
prétentions sur les communaux et en attribua la propriété aux acquéreurs du
prieuré, parmi
lesquels M. Bizet, propriétaire du château de Cantelou, qui avaient acheté le
prieuré lors de la vente des biens nationaux et repris les revendications des
moines.
En 1855 ses héritiers ont réussi à faire annuler par la
Cour impériale de Rouen un jugement de 1853 favorable à Pîtres et Romilly, qui
protestent, invoquant une ordonnance de 1669, et envisagent un pourvoi en
cassation, qu'ils ne font sans doute pas, puisque trois mois plus tard, ils
acceptent le principe d'une "restitution des fruits", c'est-à-dire de
ce qu'auraient rapporté les pâtures aux héritiers, soit 942,41 francs, somme
qui a dû paraître raisonnable... mais l'année suivante est arrivée la note
totale: 1662 francs pour les héritiers, plus de 6000 francs pour les hommes de
loi, plus les intérêts, soit environ 8000 francs, dont les deux communes
devront se partager la charge.
Jacques Sorel
Sources
- Pierre Duchemin ; La baronnie de
Pont-Saint-Pierre
- Michel Toussaint Chrétien Duplessis : Description géographique et
historique de Haute-Normandie (1740)
- Archives Municipales de Romilly
- Archives de Seine Maritime pour la carte
de 1731
- Bibliothèque Municipale de Rouen pour un
résumé
anonyme de sept pages sur le conflit
- Pour l'histoire du prieuré des deux
amants, voir le blog d'Armand Launay Pont de l'Arche ma ville, toujours très documenté