Le Baron Charles Levavasseur
portrait nuancé
L'édification
de la Grande Filature (voir article précédent) n'est pas le premier (ni le dernier) exemple d'un coup de
folie transformé par l’Histoire en coup de génie ou vu comme un symbole
représentatif d'une époque. La célébrité posthume récemment acquise par Charles
Levavasseur grâce aux ruines de sa Grande Filature pourrait être modérée.
L'homme politique
Né le 31 mars 1804 à Rouen, député des
arrondissements de Dieppe de 1842 à 1846 et de Rouen de 1846 à 1848,
représentant du peuple à l'Assemblée constituante en 1848 et à l'Assemblée
nationale en 1849, rallié au coup d'État du 2 décembre 1851, il s'associa au
rétablissement de l'Empire et fut élu député au Corps législatif comme candidat
du gouvernement en 1852. Il échoua à l'élection législative de 1857, ayant
perdu le bénéfice de la candidature officielle (accordée à son voisin et rival
Pouyer-Quertier qui avait des usines à Vascoeuil, Perruel, Fleury-sur-Andelle,
et près de Rouen au Petit-Quevilly. Il ne réussit pas davantage à se faire
réélire en 1863.
Pouyer-Quertier |
Ses positions sur l'esclavage
Avant
1848, lorsque la Chambre délibérait sur des mesures d'adoucissement de la
condition des esclaves aux colonies, il se déclara hostile à toute intervention
législative et se borna à souhaiter que l'émancipation des esclaves (pour
autant qu'ils la souhaitassent eux-mêmes et qu'ils y eussent intérêt !) fût
l'œuvre du temps et de la bonne volonté des colons (voir son opuscule : Esclavage
de la race noire aux colonies françaises. Paris Delaunay, 1840 et Journal
des Débats, 5 juillet 1840). Il fut brocardé par Schœlcher comme "l'avocat
que les colons entretiennent à la chambre", "le député salarié de
l'esclavage" ou "l'homme des colons" (voir V. Schœlcher,
Histoire de l'esclavage pendant les deux dernières années, Paris,
Pagnerre, 1847). La famille Levavasseur s'est-elle enrichie dans la traite
négrière ? Certains l'affirment, mais ne donnent pas leurs sources (Gilles
Pichavant, Le Fil rouge N°39, 2011, notes de lecture sur La traite des noirs
et l'esclavage, du siècle des Lumières au temps des abolitions par Eric
Saunier). Sans citer nommément la famille Levavasseur, Saunier mentionne le
soutien apporté aux thèses esclavagistes par les milieux commerciaux rouennais
et en particulier par la juridiction consulaire de Rouen, dont Pierre Jacques
Amable Levavasseur fut président de 1792 à 1799. Un indice supplémentaire peut
se trouver dans l'ouvrage précité, où Charles Levavasseur déclare s'être
inspiré de seules considérations objectives et d'intérêt général et se défend
de prendre en compte ses intérêts familiaux, de quoi on peut induire que ces
intérêts existaient. En tout cas les rôles, tenus au port du Havre au XVIIIème
siècle, des navires armés pour le commerce triangulaire ne font pas mention de
l'armement Levavasseur (P. Dardel. Commerce, Industrie et navigation à Rouen
et au Havre au XVIIIème siècle, Rouen, 1966), ce qui n'est pas en soi une
preuve puisque le commerce maritime se faisait alors fréquemment sous forme de
sociétés en participation, où le nom des associés n'apparaît pas aux yeux des tiers,
ou de "prêt à la grosse aventure", dans lequel le prêteur partage
avec l'emprunteur les risques de l'expédition.
Ses positions sur le travail
Ch. Levavasseur combattit toute fixation
d'un nombre maximum d'heures de travail pour les ouvriers, même les enfants
(que par humanité on ne devait pas séparer de leurs parents !) (Robert,
Bourloton & Cougny. Dictionnaire des Parlementaires français depuis le
1er mai 1-89 jusqu'au 1er mai 1889. Paris, Bourloton éditeur, 1891).
L'homme d'affaires
Les documents contentieux que nous avons
pu consulter ne le présentent pas sous un jour plus sympathique comme homme
d'affaires : peu respectueux de ses voisins, fournisseurs, et clients, usant de
la chicane pour se dérober à ses obligations ou exiger plus que son dû. On trouve
dans toutes les affaires des plaintes récurrentes sur les abus que les frères
Levavasseur tentent de tirer de leur fortune. L'abondant contentieux que les
nombreux barrages établis sur l'Andelle ont suscité au XIXème siècle en fait
foi. Un mémoire de 1852 dénonce : "la fortune colossale de MM.
Levavasseur, jointe à l'habileté qui les distingue, à l'esprit d'envahissement
qui les anime, à l'invincible persévérance qu'ils déploient, à leur adresse
pour donner à toutes choses l'apparence de la raison en plus du bon droit, des
moyens spécieux en place des véritables principes...". Ainsi
Levavasseur a-t-il édifié l'immense filature, prolongé le canal et installé le
barrage sans aucune autorisation, ou plus exactement sous couvert d'un arrêté
de 1852 qui autorisait un tout autre projet. Et ce n'est que sur les
protestations des propriétaires en aval, dont les installations étaient tantôt
mises à sec tantôt submergées, et après que l'usine fonctionnait depuis près de
deux ans, que l'administration, mise devant le fait accompli, a pris l'arrêté
le 27 octobre 1862 portant règlement d'eau, demeuré en vigueur jusqu'à un
arrêté du 28 février 2014 qui l'a remplacé.
Le plaideur malhonnête
On apprend encore qu'au moment où il
faisait plaider devant la Cour de Rouen que le retard de mise en marche de sa
filature était imputable à la défaillance du fournisseur des chaudières
(Duméry), il reconnaissait dans un autre cadre qu'il ne trouvait pas la main
d'œuvre nécessaire. Le fait accompli semble pour lui une pratique courante.
Dans une autre affaire, au terme d'une démonstration serrée, Me Dufour
s'exclame : "M. Levavasseur est un adversaire bien redoutable, il l'a
prouvé depuis quinze ans; mais devant la justice, il n'y a de puissance que
celle du droit et de la vérité!" (Tribunal de
commerce de Rouen, affaire Mutel c/ Levavasseur, Rouen, Imprimerie
Lapierre, 1862). Dans deux autres affaires, il refuse d'honorer des lettres de
change émises pour règlement des frais d'avitaillement de son navire baleinier Ville
de Rennes, avancés à Honolulu et à Hong-Kong en 1857 et 1858, au motif que
les billets à ordre émis en son nom ne sont pas signées du capitaine mais du
second, alors pourtant que la lettre de crédit dont ils étaient munis les
habilitait l'un comme l'autre à emprunter pour le compte du navire : "vous
pouvez être certains de mon empressement à faire honneur à toutes les traites
que vous fournir[ont] MM. Troude et Leguédois, en paiement des dépenses du
navire et de son séjour". A l'occasion d'une nouvelle relâche à
Honolulu, où l'attendait le créancier alerté par le retour de son billet
impayé, le navire échappe à une saisie et n'obtient de nouvelles avances
nécessaires à son retour au Havre que par l'intervention du consul de France
qui, en application de l'article 234 du Code de commerce, autorise le capitaine
à mettre en gage "le corps et la quille du baleinier, ... ensemble le
chargement d'huiles et fanons ". Pour refuser de payer, Levavasseur
contestait le pouvoir du second de signer une traite, exigeait les
justificatifs de l'emploi des fonds dans l'intérêt du navire, enfin offrait
l'abandon du navire et du fret, prétendant limiter sa responsabilité à la
« fortune de mer ».
Les deux affaires, strictement identiques,
donnent matière à méditer sur les aléas de la Justice. Statuant d'abord sur
l'action d'un premier créancier, la Maison Vaucher, qui avait avancé des fonds
à Hong Kong, la Cour de Rouen rejeta sa demande par le motif que le
bénéficiaire du billet ne rapportait pas la preuve de la cause de sa créance,
motif inexact car la charge de la preuve incombait ici au débiteur (Rouen 27
mars 1860, Vaucher frères, Journal de jurisprudence commerciale et maritime, T.
38, 1860, II, p.112). Mais statuant ensuite sur la réclamation d'un second
créancier, Melchers et Cie, qui avait avancé les fonds à Honolulu, la même Cour
d'appel jugea plus exactement que le porteur du billet n'avait pas à rapporter
cette preuve et condamna donc Levavasseur à en payer le montant. Il ne semble
pas que ces arrêts aient été frappés de pourvoi en cassation.
Ses écrits
On doit encore à Ch. Levavasseur quelques
écrits assez fades (De l'influence de l'art mécanique sur l'abolition de
l'esclavage antique, Rouen, Esperance Cagniard, 1884.- Une visite chez
le Roi Louis-Philippe, Rouen, Esperance Cagniard, 1888), divers rapports
sur la marine marchande, les taxes sur les sucres (où étaient en conflit les
sucres de canne en provenance des colonies et les sucres indigènes récemment
fabriqués en métropole grâce à la culture des betteraves) et quelques
communications à l'Académie de Rouen, à laquelle il fut élu sur le tard en
1883.
Vie privée. Une fille rebelle mais respectueuse...
Voilà pour l'homme public et l'homme
d'affaires. Pour ce qui est du père de famille, laissons la plume au
chroniqueur du Second Empire Xavier Marmier, qui prend à la médisance un
plaisir trop visible pour que son objectivité ne soit pas suspectée. Avec un
siècle et demi de distance, on peut néanmoins apprécier la vivacité du style et
trouver dans ces lignes un roman bien enlevé. "Mlle [Mathilde] Levavasseur
est la fille d'un riche armateur de Rouen qui n'a pas moins de 15.000.000 de
fortune. Sa sœur aînée est mariée avec M. le Duc de Conegliano, petit-neveu du
Maréchal Moncey, chambellan de l'empereur, député du Doubs. Elle déserta la
maison il y a quelques années avec M. de Bondy, fils de l'ancien préfet de la
Seine, beau et aimable garçon, et qui doit avoir un jour 100.000 livres de
rente. Accord de cœur des deux côtés, promesses formelles encouragées par la
mère et le père de Mlle Mathilde. Tout semble parfaitement arrangé quand vient
un beau jour M. de Conegliano qui représente à sa belle-mère qu'elle a eu grand
tort de donner sa fille à un orléaniste, qu'elle va se retrouver par là dans
une position embarrassante vis-à-vis du gouvernement, tandis que si elle
prenait pour gendre un des amis du pouvoir, elle aurait les plus belles entrées
à toutes les fêtes de la Cour. Mme Levavasseur, vaniteuse et sotte, prête
l'oreille à ces deux propos, se repend d'avoir pensé au mariage de M. de Bondy,
prend la résolution de le rompre, et impose à son mari la même pensée. Tous
deux alors essaient d'endoctriner leur fille, de lui démontrer quel grand
avantage serait pour elle d'épouser un des hommes brodés de la Cour, et sont
fort étonnés de ne pouvoir la persuader. Ils insistent, elle se regimbe. Enfin,
dans leur ardeur de conversion, ils en viennent aux menaces, puis aux mauvais
traitements. Un beau jour, M. Fontenilliat, grand-oncle de Mlle Mathilde, est
réveillé en sursaut à 5 heures du matin et voit devant lui cette jeune
malheureuse héritière qui lui dit qu'elle a été obligée de se soustraire aux
cruautés de ses parents, et qu'elle vient lui demander asile. M. Fontenilliat,
après lui avoir doucement démontré la gravité de la résolution qu'elle vient de
prendre, la voyant décidée à ne pas retourner dans la maison paternelle, ne
peut lui refuser un refuge dans la sienne, et la met sous le patronage de Mme
Fontenilliat" (Xavier Marmier, Journal (1840-1890), Librairie
Droz, Genève, 1968). Convocation devant l'Impératrice Eugénie, en présence de
l'Empereur qui écoute par une porte entrouverte, mise à la retraite de M.
Fontenilliat démis d'office de ses fonctions de receveur général, projet de la
faire déclarer folle, aucune promesse ni menace n'entamera la détermination de
Mathilde. Devenue majeure, elle épousera M. de Bondy sans le consentement de
ses parents, après leur avoir délivré des "actes respectueux", comme
l'exigeait alors l'article 151 du Code civil. Sur la scène des "actes
respectueux", tempête familiale que les deux notaires requis tentent
de calmer en maniant bon sens débonnaire et froideur du droit, on lira avec
intérêt Balzac, La Vendetta : « Nous sommes envoyés, mon collègue et
moi, pour remplir le vœu de la loi et mettre un terme aux divisions qui paraîtraient
s'être introduites entre vous et mademoiselle votre fille au sujet de son
mariage.... Du moment, monsieur, où une jeune personne a recours aux actes
respectueux, elle annonce une intention trop décidée pour qu'un père - et une
mère, dit-il en se tournant vers la baronne - puissent espérer la voir suivre
leur avis. Alors la résistance paternelle étant nulle par ce fait, d'abord,
puis étant infirmée par la loi, il est constant que tout homme sage ... lui
donne la liberté ... Rien n'est plus affreux que les raisonnements exacts d'un
notaire au milieu des scènes passionnées où ils ont coutume d'intervenir...)