1 décembre 2017

Charles Levavasseur, portrait nuancé

Le Baron Charles Levavasseur

portrait nuancé

L'édification de la Grande Filature (voir article précédent) n'est pas le premier (ni le dernier) exemple d'un coup de folie transformé par l’Histoire en coup de génie ou vu comme un symbole représentatif d'une époque. La célébrité posthume récemment acquise par Charles Levavasseur grâce aux ruines de sa Grande Filature pourrait être modérée.

L'homme politique

Né le 31 mars 1804 à Rouen, député des arrondissements de Dieppe de 1842 à 1846 et de Rouen de 1846 à 1848, représentant du peuple à l'Assemblée constituante en 1848 et à l'Assemblée nationale en 1849, rallié au coup d'État du 2 décembre 1851, il s'associa au rétablissement de l'Empire et fut élu député au Corps législatif comme candidat du gouvernement en 1852. Il échoua à l'élection législative de 1857, ayant perdu le bénéfice de la candidature officielle (accordée à son voisin et rival Pouyer-Quertier qui avait des usines à Vascoeuil, Perruel, Fleury-sur-Andelle, et près de Rouen au Petit-Quevilly. Il ne réussit pas davantage à se faire réélire en 1863.
Pouyer-Quertier
Pouyer-Quertier

Ses positions sur l'esclavage

Charles Levavasseur - Question colonialeCharles Levavasseur - Esclavage de la race noire aux colonies françaises

Avant 1848, lorsque la Chambre délibérait sur des mesures d'adoucissement de la condition des esclaves aux colonies, il se déclara hostile à toute intervention législative et se borna à souhaiter que l'émancipation des esclaves (pour autant qu'ils la souhaitassent eux-mêmes et qu'ils y eussent intérêt !) fût l'œuvre du temps et de la bonne volonté des colons (voir son opuscule : Esclavage de la race noire aux colonies françaises. Paris Delaunay, 1840 et Journal des Débats, 5 juillet 1840). Il fut brocardé par Schœlcher comme "l'avocat que les colons entretiennent à la chambre", "le député salarié de l'esclavage" ou "l'homme des colons" (voir V. Schœlcher, Histoire de l'esclavage pendant les deux dernières années, Paris, Pagnerre, 1847). La famille Levavasseur s'est-elle enrichie dans la traite négrière ? Certains l'affirment, mais ne donnent pas leurs sources (Gilles Pichavant, Le Fil rouge N°39, 2011, notes de lecture sur La traite des noirs et l'esclavage, du siècle des Lumières au temps des abolitions par Eric Saunier). Sans citer nommément la famille Levavasseur, Saunier mentionne le soutien apporté aux thèses esclavagistes par les milieux commerciaux rouennais et en particulier par la juridiction consulaire de Rouen, dont Pierre Jacques Amable Levavasseur fut président de 1792 à 1799. Un indice supplémentaire peut se trouver dans l'ouvrage précité, où Charles Levavasseur déclare s'être inspiré de seules considérations objectives et d'intérêt général et se défend de prendre en compte ses intérêts familiaux, de quoi on peut induire que ces intérêts existaient. En tout cas les rôles, tenus au port du Havre au XVIIIème siècle, des navires armés pour le commerce triangulaire ne font pas mention de l'armement Levavasseur (P. Dardel. Commerce, Industrie et navigation à Rouen et au Havre au XVIIIème siècle, Rouen, 1966), ce qui n'est pas en soi une preuve puisque le commerce maritime se faisait alors fréquemment sous forme de sociétés en participation, où le nom des associés n'apparaît pas aux yeux des tiers, ou de "prêt à la grosse aventure", dans lequel le prêteur partage avec l'emprunteur les risques de l'expédition.

Ses positions sur le travail

Ch. Levavasseur combattit toute fixation d'un nombre maximum d'heures de travail pour les ouvriers, même les enfants (que par humanité on ne devait pas séparer de leurs parents !) (Robert, Bourloton & Cougny. Dictionnaire des Parlementaires français depuis le 1er mai 1-89 jusqu'au 1er mai 1889. Paris, Bourloton éditeur, 1891).

L'homme d'affaires

Les documents contentieux que nous avons pu consulter ne le présentent pas sous un jour plus sympathique comme homme d'affaires : peu respectueux de ses voisins, fournisseurs, et clients, usant de la chicane pour se dérober à ses obligations ou exiger plus que son dû. On trouve dans toutes les affaires des plaintes récurrentes sur les abus que les frères Levavasseur tentent de tirer de leur fortune. L'abondant contentieux que les nombreux barrages établis sur l'Andelle ont suscité au XIXème siècle en fait foi. Un mémoire de 1852 dénonce : "la fortune colossale de MM. Levavasseur, jointe à l'habileté qui les distingue, à l'esprit d'envahissement qui les anime, à l'invincible persévérance qu'ils déploient, à leur adresse pour donner à toutes choses l'apparence de la raison en plus du bon droit, des moyens spécieux en place des véritables principes...". Ainsi Levavasseur a-t-il édifié l'immense filature, prolongé le canal et installé le barrage sans aucune autorisation, ou plus exactement sous couvert d'un arrêté de 1852 qui autorisait un tout autre projet. Et ce n'est que sur les protestations des propriétaires en aval, dont les installations étaient tantôt mises à sec tantôt submergées, et après que l'usine fonctionnait depuis près de deux ans, que l'administration, mise devant le fait accompli, a pris l'arrêté le 27 octobre 1862 portant règlement d'eau, demeuré en vigueur jusqu'à un arrêté du 28 février 2014 qui l'a remplacé.

Le plaideur malhonnête

On apprend encore qu'au moment où il faisait plaider devant la Cour de Rouen que le retard de mise en marche de sa filature était imputable à la défaillance du fournisseur des chaudières (Duméry), il reconnaissait dans un autre cadre qu'il ne trouvait pas la main d'œuvre nécessaire. Le fait accompli semble pour lui une pratique courante. Dans une autre affaire, au terme d'une démonstration serrée, Me Dufour s'exclame : "M. Levavasseur est un adversaire bien redoutable, il l'a prouvé depuis quinze ans; mais devant la justice, il n'y a de puissance que celle du droit et de la vérité!" (Tribunal de commerce de Rouen, affaire Mutel c/ Levavasseur, Rouen, Imprimerie Lapierre, 1862). Dans deux autres affaires, il refuse d'honorer des lettres de change émises pour règlement des frais d'avitaillement de son navire baleinier Ville de Rennes, avancés à Honolulu et à Hong-Kong en 1857 et 1858, au motif que les billets à ordre émis en son nom ne sont pas signées du capitaine mais du second, alors pourtant que la lettre de crédit dont ils étaient munis les habilitait l'un comme l'autre à emprunter pour le compte du navire : "vous pouvez être certains de mon empressement à faire honneur à toutes les traites que vous fournir[ont] MM. Troude et Leguédois, en paiement des dépenses du navire et de son séjour". A l'occasion d'une nouvelle relâche à Honolulu, où l'attendait le créancier alerté par le retour de son billet impayé, le navire échappe à une saisie et n'obtient de nouvelles avances nécessaires à son retour au Havre que par l'intervention du consul de France qui, en application de l'article 234 du Code de commerce, autorise le capitaine à mettre en gage "le corps et la quille du baleinier, ... ensemble le chargement d'huiles et fanons ". Pour refuser de payer, Levavasseur contestait le pouvoir du second de signer une traite, exigeait les justificatifs de l'emploi des fonds dans l'intérêt du navire, enfin offrait l'abandon du navire et du fret, prétendant limiter sa responsabilité à la « fortune de mer ».
Les deux affaires, strictement identiques, donnent matière à méditer sur les aléas de la Justice. Statuant d'abord sur l'action d'un premier créancier, la Maison Vaucher, qui avait avancé des fonds à Hong Kong, la Cour de Rouen rejeta sa demande par le motif que le bénéficiaire du billet ne rapportait pas la preuve de la cause de sa créance, motif inexact car la charge de la preuve incombait ici au débiteur (Rouen 27 mars 1860, Vaucher frères, Journal de jurisprudence commerciale et maritime, T. 38, 1860, II, p.112). Mais statuant ensuite sur la réclamation d'un second créancier, Melchers et Cie, qui avait avancé les fonds à Honolulu, la même Cour d'appel jugea plus exactement que le porteur du billet n'avait pas à rapporter cette preuve et condamna donc Levavasseur à en payer le montant. Il ne semble pas que ces arrêts aient été frappés de pourvoi en cassation.

Ses écrits

On doit encore à Ch. Levavasseur quelques écrits assez fades (De l'influence de l'art mécanique sur l'abolition de l'esclavage antique, Rouen, Esperance Cagniard, 1884.- Une visite chez le Roi Louis-Philippe, Rouen, Esperance Cagniard, 1888), divers rapports sur la marine marchande, les taxes sur les sucres (où étaient en conflit les sucres de canne en provenance des colonies et les sucres indigènes récemment fabriqués en métropole grâce à la culture des betteraves) et quelques communications à l'Académie de Rouen, à laquelle il fut élu sur le tard en 1883.

Vie privée. Une fille rebelle mais respectueuse...

Voilà pour l'homme public et l'homme d'affaires. Pour ce qui est du père de famille, laissons la plume au chroniqueur du Second Empire Xavier Marmier, qui prend à la médisance un plaisir trop visible pour que son objectivité ne soit pas suspectée. Avec un siècle et demi de distance, on peut néanmoins apprécier la vivacité du style et trouver dans ces lignes un roman bien enlevé. "Mlle [Mathilde] Levavasseur est la fille d'un riche armateur de Rouen qui n'a pas moins de 15.000.000 de fortune. Sa sœur aînée est mariée avec M. le Duc de Conegliano, petit-neveu du Maréchal Moncey, chambellan de l'empereur, député du Doubs. Elle déserta la maison il y a quelques années avec M. de Bondy, fils de l'ancien préfet de la Seine, beau et aimable garçon, et qui doit avoir un jour 100.000 livres de rente. Accord de cœur des deux côtés, promesses formelles encouragées par la mère et le père de Mlle Mathilde. Tout semble parfaitement arrangé quand vient un beau jour M. de Conegliano qui représente à sa belle-mère qu'elle a eu grand tort de donner sa fille à un orléaniste, qu'elle va se retrouver par là dans une position embarrassante vis-à-vis du gouvernement, tandis que si elle prenait pour gendre un des amis du pouvoir, elle aurait les plus belles entrées à toutes les fêtes de la Cour. Mme Levavasseur, vaniteuse et sotte, prête l'oreille à ces deux propos, se repend d'avoir pensé au mariage de M. de Bondy, prend la résolution de le rompre, et impose à son mari la même pensée. Tous deux alors essaient d'endoctriner leur fille, de lui démontrer quel grand avantage serait pour elle d'épouser un des hommes brodés de la Cour, et sont fort étonnés de ne pouvoir la persuader. Ils insistent, elle se regimbe. Enfin, dans leur ardeur de conversion, ils en viennent aux menaces, puis aux mauvais traitements. Un beau jour, M. Fontenilliat, grand-oncle de Mlle Mathilde, est réveillé en sursaut à 5 heures du matin et voit devant lui cette jeune malheureuse héritière qui lui dit qu'elle a été obligée de se soustraire aux cruautés de ses parents, et qu'elle vient lui demander asile. M. Fontenilliat, après lui avoir doucement démontré la gravité de la résolution qu'elle vient de prendre, la voyant décidée à ne pas retourner dans la maison paternelle, ne peut lui refuser un refuge dans la sienne, et la met sous le patronage de Mme Fontenilliat" (Xavier Marmier, Journal (1840-1890), Librairie Droz, Genève, 1968). Convocation devant l'Impératrice Eugénie, en présence de l'Empereur qui écoute par une porte entrouverte, mise à la retraite de M. Fontenilliat démis d'office de ses fonctions de receveur général, projet de la faire déclarer folle, aucune promesse ni menace n'entamera la détermination de Mathilde. Devenue majeure, elle épousera M. de Bondy sans le consentement de ses parents, après leur avoir délivré des "actes respectueux", comme l'exigeait alors l'article 151 du Code civil. Sur la scène des "actes respectueux", tempête familiale que les deux notaires requis tentent de calmer en maniant bon sens débonnaire et froideur du droit, on lira avec intérêt Balzac, La Vendetta : « Nous sommes envoyés, mon collègue et moi, pour remplir le vœu de la loi et mettre un terme aux divisions qui paraîtraient s'être introduites entre vous et mademoiselle votre fille au sujet de son mariage.... Du moment, monsieur, où une jeune personne a recours aux actes respectueux, elle annonce une intention trop décidée pour qu'un père - et une mère, dit-il en se tournant vers la baronne - puissent espérer la voir suivre leur avis. Alors la résistance paternelle étant nulle par ce fait, d'abord, puis étant infirmée par la loi, il est constant que tout homme sage ... lui donne la liberté ... Rien n'est plus affreux que les raisonnements exacts d'un notaire au milieu des scènes passionnées où ils ont coutume d'intervenir...)


Vincent Delaporte